Audition de M. Philippe KOURILSKY,
professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'immunologie moléculaire, membre de l'Académie des sciences
(mercredi 23 juin 2010)

M. François Autain, président - Nous accueillons aujourd'hui M. Philippe Kourilsky, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'immunologie moléculaire, membre de l'Académie des sciences.

Conformément aux termes de l ' article 6 de l ' ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Philippe Kourilsky prête serment.

M. François Autain, président - Je vous demanderai également, puisque cette audition est publique, en application de l'article L. 4113-13 du code de la santé publique, de nous faire connaître, si vous en avez, vos liens avec des entreprises produisant ou exploitant des produits de santé ou des organismes de conseil intervenant sur ces produits.

M. Philippe Kourilsky - Je n'ai pas de lien à l'heure actuelle, mais j'en ai eu par le passé, puisqu'entre 1993 et 1996, j'ai été directeur des recherches de Pasteur-Mérieux-Connaught qui est devenu Sanofi Pasteur, une des plus grandes entreprises de vaccins.

Je précise également que de 2000 à 2005, j'ai été directeur général de l'Institut Pasteur, lequel a des liens avec l'industrie pharmaceutique, notamment l'industrie du vaccin, puisque l'institut est lié notamment à Sanofi Pasteur par une convention qui est un droit de première information sur les productions de sa recherche, et cette convention s'accompagne de quelques retours.

A l'heure actuelle, je n'ai aucun lien avec l'industrie pharmaceutique.

M. François Autain, président - Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, puis de répondre aux questions que vous posera M. Alain Milon, le rapporteur. Monsieur le professeur, vous avez la parole.

M. Philippe Kourilsky - Je dois vous dire que j'ai été un peu surpris d'être appelé.

M. François Autain, président - Vous avez, à une certaine époque, au siècle dernier, commis un rapport à la demande du Premier ministre sur le principe de précaution. Vous savez qu'on a, à tort ou à raison, invoqué ce principe, à propos de la grippe H1N1. Nous avons pensé, peut-être à tort, que vous étiez un spécialiste dans ce domaine. Je pense toutefois que nous avons eu raison.

M. Philippe Kourilsky - C'est vous qui en jugerez. J'ai été à l'époque un spécialiste du principe de précaution. Je ne suis plus sûr de l'être, puisque ce rapport date de 1999. Il a été rédigé avec une éminente juriste, Mme Geneviève Viney, et remis à M. Lionel Jospin, alors Premier ministre.

Je vous décrirai mes compétences qui sont avant tout des compétences de chercheur en immunologie. L'immunologie est proche de la vaccination, pas assez proche d'ailleurs, à mon avis, parce que la vaccination est restée une science relativement empirique.

J'ai également, comme je vous l'ai indiqué, une petite compétence ancienne dans le domaine de l'industrie du vaccin. Je pourrai m'en expliquer si vous le souhaitez.

J'ai par ailleurs quelques compétences en matière d'organisation de la recherche, puisque la direction de l'Institut Pasteur m'a amené à interagir avec la plupart des grands organismes de recherche et des ministères compétents.

En 2006, j'ai rendu un deuxième rapport au Gouvernement, sur l'optimisation que pouvait faire la France de ses moyens en matière de lutte contre les maladies infectieuses dans le monde, notamment dans les pays en développement, rapport qui fut rendu aux trois ministres des affaires étrangères, de la recherche et de la santé.

Comme vous l'avez indiqué, j'ai travaillé sur le principe de précaution. J'ajouterai pour finir, ce qui est de l'ordre du détail, que j'ai publié récemment un livre sur l'altruisme. Il y a dans la vaccination un aspect altruiste qui a fait que j'ai été invité à m'exprimer sur cette vaccination, sur le cas de H1N1, sur quelques plateaux de télévision ou de radio.

Si vous voulez, je commencerai le bref exposé auquel vous m'invitez par quelques remarques sur le principe de précaution. C'est évidemment, chacun le sait, un principe important du droit, mais très difficile à gérer, à manipuler. La représentation nationale s'en fait l'écho de façon assez régulière. Dans le rapport rendu il y a une dizaine d'années, Mme Geneviève Viney et moi-même avons donné un exposé essentiellement procédural sur le principe de précaution. La question est de suivre un certain nombre de procédures. Ces procédures doivent être raisonnables. Le principe d'ailleurs fait appel à la raison à peu près à toutes les étapes de sa définition et de son exécution, puisque les moyens dévolus à la précaution doivent être pondérés. Il faut faire preuve de raison à toutes les étapes, mais il faut également faire preuve d'une certaine rigueur procédurale, de façon à bien cadrer les problèmes et ce qui en découle, notamment en termes de dépense publique.

En l'espèce, et en ce qui concerne la vaccination H1N1, je voudrais marquer une différence entre l'utilisation de la prévention qui représente une quasi-obligation et l'exercice du principe de précaution. Dès lors que l'épidémie et la pandémie ont été avérées et qu'il a été avéré et prouvé qu'une nouvelle souche virale circulait et qu'elle causait des morts en Amérique du Sud, il est évident qu'il ne s'agissait plus d'un risque hypothétique, qui est le coeur même du principe de précaution, mais d'un risque avéré. Là, nous sommes dans la prévention.

En santé publique, quand on est dans la prévention, il faut prendre les moyens de la prévention. De mon point de vue, il était absolument logique, normal et impératif que le pays s'équipe pour vacciner, comme l'OMS l'avait recommandé. Le seul problème est que la souche était nouvelle. Il n'y avait pas d'anticipation. Il fallait produire les vaccins.

Pour dire les choses autrement et pour poser la question a contrario , il eût été criminel de ne pas s'équiper pour vacciner en sachant que, bon an mal an, on attendait plusieurs centaines de morts, provoquées par une nouvelle souche virale qui circulait. On était donc dans une obligation de prévention. Je ne crois pas, sur ce point, qu'il y ait beaucoup de débats possibles.

Il peut y avoir débat sur l'ampleur des moyens. J'en arrive à l'aspect précaution de cette opération. Ce dernier résidait dans la probabilité, faible mais significative, que le virus mute, devienne beaucoup plus dangereux. Là, on était bien dans l'hypothèse de risque et non pas dans le risque avéré. On était donc bien dans le principe de précaution, alors que l'obligation de vacciner était sur la table. La vaccination pour prévenir les infections par ce virus était une affaire de prévention. Le fait de s'équiper contre quelque chose de beaucoup plus brutal et létal, éventuellement en termes d'attaque virale, faisait partie de la précaution.

A partir de ces éléments, je pense que la question de la vaccination doit être décomposée en deux, que les coûts associés à la vaccination doivent être évalués selon ces deux tranches. Une des questions qu'on peut poser est de savoir si on en a trop fait concernant la précaution, la manière de se prémunir contre la mutation possible de ce virus qui deviendrait à ce moment-là, comme on l'a trop dit et répété, aussi dangereux que le virus de 1918-1919. De toute façon, je le répète, il fallait agir au niveau de la prévention, il y avait donc certainement un socle indispensable.

M. François Autain, président - L'articulation que vous faites entre le principe de précaution et le principe de prévention mérite peut-être d'être explicitée. Vous avez bien indiqué qu'en matière de grippe H1N1, on était dans le principe de prévention, car le risque était connu, son niveau et la date de sa survenue approximative aussi.

Vous avez indiqué ensuite que nous passions au principe de précaution, lorsque nous parlions de mutation du virus. Je veux bien accepter cette distinction, mais dans la pratique qu'est-ce que cela impliquait comme différence de mesures à mettre en oeuvre, notamment en matière de vaccination par exemple ?

Si on se place dans le principe de prévention, on fait la vaccination anti-H1N1. En passant dans le principe de précaution, que fait-on de plus ? C'est la question que je me pose. Est-ce le même vaccin ou est-ce un autre vaccin ?

M. Philippe Kourilsky - C'est l'ampleur de la vaccination. Bien que H1N1 ne soit pas une grippe saisonnière, la campagne de vaccination, dans la logique de la prévention, était la même que celle d'une vaccination saisonnière.

M. François Autain, président - Alors, le Gouvernement ne s'est pas placé dans cette logique.

M. Philippe Kourilsky - Je parle de la première logique de prévention, qui était la base. L'application du principe de précaution amenait à vacciner la population de façon générale.

M. François Autain, président - C'est la différence.

M. Philippe Kourilsky - De toute façon, il fallait fabriquer du vaccin. On ne pouvait pas faire autrement. Outre l'ampleur de la vaccination, la question était de vacciner au mieux, ce qui impliquait les deux doses, d'après les recommandations initiales de l'OMS. Là, on était effectivement dans la précaution. Dans une grippe saisonnière, on aurait eu des instructions de vaccination plus légères.

M. François Autain, président - Je ne vois pas en quoi le fait qu'on vaccine la totalité de la population protège mieux d'une mutation que de n'en vacciner qu'un pourcentage.

M. Philippe Kourilsky - Il y a plusieurs manières de l'expliquer. Il y a plusieurs arguments. Je vous en donne un qui est tout simple et qui est un argument numérique. Quand vous avez un réservoir de virus, chacun d'entre nous peut en être infecté, même si nous n'avons pas de manifestation symptomatique grave. On peut être infecté par un virus de la grippe, faire une grippe assez mauvaise dont on se rend à peine compte.

Autre exemple : un individu primo-infecté par le VIH, le virus du sida, ne s'aperçoit pas très souvent qu'il est infecté. Il se sent un peu fatigué une dizaine ou une quinzaine de jours après l'événement infectieux. En fait, il est porteur de 10 puissance 14 particules virales, c'est-à-dire dix mille milliards de particules virales.

La vaccination atténue considérablement le phénomène, donc vous développez très peu de virus. A l'échelle d'une population, de la population française, au lieu d'avoir un réservoir potentiel de 60 millions de personnes bourrées de virus, vous en avez beaucoup moins. Du coup, la probabilité qu'un virus beaucoup plus méchant émerge est bien moindre.

Dans la vaccination générale, vous avez deux effets importants : le premier est le blocage de la dissémination ; le second est d'appauvrir, de diminuer la probabilité de mutation, par un effet de nombre, tout simplement.

M. François Autain, président - Lorsqu'on a affaire à un virus qui n'est pas très méchant comme le H1N1, et qu'une grande partie de la population contracte le virus, cela n'a-t-il pas le même effet qu'une vaccination générale ?

M. Philippe Kourilsky - Non, car les nombres ne sont pas les mêmes.

M. François Autain, président - Les gens ne sont pas protégés contre une mutation du virus, comme s'ils étaient vaccinés.

M. Philippe Kourilsky - Le deuxième élément est qu'on ne savait pas, au début, que le virus serait beaucoup moins dangereux qu'il n'apparaissait à Mexico. Au début, on a pensé que cela pouvait être beaucoup plus dangereux que cela.

La grippe saisonnière fait en France entre 1 000 et 3 000 morts par an. Là, il y en a eu 300. C'était moins que ce qu'on pouvait craindre, mais enfin 300 morts, ce n'est pas nul. La prévention était, quoi qu'il arrive, justifiée. Je suis à votre disposition pour répondre à toutes les questions que vous pourrez poser sur ce sujet.

J'en arrive à un deuxième point : pourquoi ce virus a-t-il été nettement moins dangereux que ce qu'on pouvait attendre ? Je n'ai pas de réponse certaine. Avant de venir, j'ai fait une petite revue de la littérature scientifique, puisque je suis immunologiste. Je pense qu'il existe une explication assez plausible, même si elle n'est pas certaine.

Vous avez en immunologie deux segments du système immunitaire dits adaptatifs.

L'un est relatif aux anticorps. Vous faites des anticorps contre les virus, contre les agents infectieux. Les anticorps sont neutralisants. En matière de grippe, il est généralement admis que ce sont les anticorps qui, réellement, nettoient l'infection.

On sait également que le deuxième segment, qui s'appelle l'immunité cellulaire est un élément qui atténue la gravité de l'infection par des mécanismes qui font intervenir des cellules, dont les « cellules tueuses » ou CTL. Il s'agit de l'immunité cellulaire, laquelle est de nature à atténuer la force de l'infection.

Tout repose sur le problème suivant. On peut mesurer les anticorps très facilement. Des automates mesurent maintenant des centaines et des milliers d'échantillons. Analyser les réponses anticorps est quelque chose de facile, efficace et précis.

Analyser les réponses cellulaires est beaucoup plus difficile, ceci étant singularisé par le fait qu'elles sont typées selon les individus par ce qu'on appelle le HLA, sorte de carte d'identité immunitaire. On se souvient que le regretté Jean Dausset a eu le Prix Nobel pour la découverte du HLA, il y a une quarantaine d'années.

L'immunité cellulaire est très difficile à étudier. Elle est difficile à mesurer. Il n'existe pas beaucoup de mesures de l'immunité cellulaire, beaucoup moins que les mesures d'anticorps. La recherche à tous les niveaux - au niveau fondamental comme au niveau épidémiologique - est beaucoup moins solide sur l'immunité cellulaire qu'elle ne l'est sur l'immunité fournie par les anticorps.

Un certain nombre de résultats sont cependant disponibles. Des articles sont parus pendant l'année 2009 et certains au début de l'année 2010. Un bon article est sorti dans les Proceedings of the National Academy of Sciences aux Etats-Unis. Celui-ci fournit des indications intéressantes sur le fait que l'immunité cellulaire, que l'on a pu mesurer a posteriori , donnait pas mal de réactivité croisée avec le virus H1N1. Je veux dire que les individus qui avaient été exposés au virus saisonnier montraient des niveaux de réaction croisée avec le virus H1N1 qui étaient non négligeables. J'ai l'article. Si vous le voulez, on peut le verser au dossier, si cela intéresse des spécialistes. Je trouve cet article bien fait et assez convaincant.

M. François Autain, président - Monsieur le professeur, vous avez l'article avec vous. Pourrez-vous nous le laisser ?

M. Philippe Kourilsky - Je l'ai apporté pour vous. Je pense que c'est une explication plausible, même si elle n'est pas démontrée. Nous sommes tenus d'être constructifs pour l'avenir. Une des propositions que l'on peut faire est d'avoir plus de recherches sur cette question de l'immunité croisée au niveau essentiellement cellulaire, puisqu'il y a une chance que l'explication du phénomène se trouve là.

Cela amène plusieurs questions. Tout d'abord, pourquoi ces recherches n'ont-elles pas été faites suffisamment avant ? Je vous ai donné une des explications : c'est difficile à réaliser.

Je peux vous donner une autre référence qui est extraordinaire : celle du vaccin, malheureusement avorté, contre le sida. Il y a seulement vingt ans, on était incapable de mesurer l'immunité cellulaire. C'est donc tout à fait récent. Cela amène une autre question en matière de développement de vaccins.

Les standards de développement sont tous plus ou moins fondés sur les anticorps. On décrète qu'un vaccin est efficace lorsqu'il donne un certain degré d'anticorps neutralisants. Ces décrets et ces normes sont ceux qui sont endossés par les fabricants de vaccins à la suite des autorités de santé. Le système est borné par ces standards. Je pense qu'il y a sans doute une réflexion à mener pour essayer de faire doucement évoluer ces standards, sachant que l'aspect de l'immunité cellulaire que j'évoque est techniquement ardu.

Considérant maintenant ce qui s'est produit en France en termes de vaccination, je dois dire que j'ai été scandalisé par l'attitude des médecins. Je le dis très franchement. Je l'ai dit à la télévision et je peux le dire devant vous avec une égale simplicité.

M. François Autain, président - Nous sommes médecins tous les deux, mais ce n'est pas grave.

M. Philippe Kourilsky - Je veux parler de certains médecins et infirmiers. J'ai été scandalisé lorsque j'ai entendu certains médecins dire que ce vaccin était inutile, qu'il ne servait à rien de se faire vacciner et que la grippe n'était pas dangereuse. J'en reviens à mon discours sur l'altruisme. Si on se vaccine, ce n'est pas uniquement pour se protéger, c'est aussi pour protéger les autres, puisqu'on aide à bloquer la dissémination du virus. Même si vous ne faites qu'une grippe banale, qui n'est pas mortelle, vous êtes vecteur de virus qui peuvent être mortels pour vos voisins.

Les chiffres généralement admis sont bien connus. On admet qu'il faut vacciner 85 % de la population pour arriver à bloquer totalement la transmission d'un virus. C'est le chiffre standard qu'on lit dans les manuels. A 80 %, cela va encore, mais à 50 % cela ne va plus. Vous noterez que cela laisse une marge pour ceux qui ne veulent pas se faire vacciner. On sait bien que, dans notre pays comme dans d'autres, il y a des gens pour qui la vaccination n'est pas recevable, qui obtiennent des dispenses de vaccination, même quand celle-ci est obligatoire. Le bien public s'en accommode, dès lors que cela ne dépasse pas les 10 ou 15 %.

Cette attitude des médecins disant qu'ils ne se feraient pas vacciner, car cela ne sert à rien, m'a absolument scandalisé. Je voudrais rappeler un épisode très intéressant qui s'est produit en Grande-Bretagne il y a une vingtaine d'années. Malheureusement, je n'ai pas recherché les documents et je ne suis pas sûr qu'ils soient facilement accessibles.

Il s'est produit un épisode de rumeurs, très intéressant d'ailleurs en tant que phénomène sociologique, selon lequel la vaccination ROR (rougeole, oreillons, rubéole) était associée à l'autisme. Cela a beaucoup surpris les scientifiques comme moi, car il n'y avait vraiment aucun lien logique imaginable. Ceci étant, en sciences, nous sommes habitués à découvrir des liens logiques qu'on n'avait pas imaginés. Ce n'est pas une raison pour condamner l'hypothèse, sauf qu'elle a été condamnée a posteriori , parce que les statistiques ont montré qu'il n'y avait aucune association entre l'autisme et la vaccination contre la rougeole, les oreillons et la rubéole.

Ce qui s'est produit est intéressant : les autorités britanniques, si ma mémoire est bonne, ont suspendu la recommandation de vacciner. Ceci a eu pour conséquence que la population s'est fait beaucoup moins vacciner. Quelque temps après, des foyers de rougeole se sont déclarés. Un certain nombre de gamins ont dû mourir ou être très sévèrement atteints de rougeole.

Du coup, les autorités britanniques ont voulu remettre la vaccination en route, mais cela ne marchait plus, car la population s'était habituée à l'idée qu'il y avait un problème. Les campagnes de publicité, m'a-t-on dit, n'ont pas donné les résultats attendus. Ce qui a vraiment donné un résultat, c'est lorsqu'on a payé les médecins pour qu'ils vaccinent. Je ne ferai pas de corrélation directe avec ce qui s'est passé en France, mais je me souviens que les négociations pour que les médecins se livrent à la vaccination avaient un petit enjeu financier attaché.

M. François Autain, président - Je vais passer la parole à notre rapporteur pour qu'il vous pose un certain nombre de questions.

M. Alain Milon , rapporteur - Certaines de mes questions vont recouper les principes de précaution et de prévention, et même l'immunité croisée cellulaire. Même s'il y a des redites, nous les écouterons volontiers, et toutes vos précisions seront utiles pour nous. Je vais vous poser neuf questions, l'une après l'autre, de manière à pouvoir établir un échange entre nous.

Plusieurs personnes ici même nous ont affirmé que le risque lié à l'apparition d'un nouveau virus de type H1N1 était qu'il mute et conduise à une deuxième vague meurtrière, comme le virus de la grippe espagnole. Avez-vous une opinion sur ce sujet ? J'imagine que oui.

En tant qu'immunologiste, pensez-vous que la vaccination A (H1N1) aurait pu protéger contre un A (H1N1) muté ? Vous avez dit tout à l'heure que oui. Une mutation de virus l'aurait-elle nécessairement rendu plus virulent ?

M. Philippe Kourilsky - Les mutations sont aléatoires. Un virus comme le virus de la grippe mute à haute fréquence, pas aussi vite que le virus du sida, mais il mute beaucoup, par des mécanismes qui ne sont pas tout à fait les mêmes d'ailleurs. Lorsqu'on se met à son bureau muni d'une feuille de papier et d'un crayon, et qu'on calcule les probabilités de mutation, on se dit que c'est tout à fait possible. L'idée de précaution de vacciner en masse m'a paru tout à fait logique.

Je vous dirai avec une égale honnêteté et franchise que j'ai trouvé qu'on en rajoutait un peu de temps en temps, en matière de risque. La communication, à tort ou à raison, a pris une sorte de dimension qui tentait de faire peur, mais on vit mal avec des probabilités. Si on vous dit que vous avez une probabilité de mutation d'1 sur 10, 1 sur 1 million ou 1 sur 1 milliard, de toute façon, vous ne retenez qu'une chose : il y a une probabilité. C'est très compliqué à gérer en communication et en vécu. Encore une fois, oui, pour moi, il était tout à fait possible, plausible qu'il y ait mutation.

M. François Autain, président - Une mutation a-t-elle forcément pour effet d'aggraver le risque que représente ce virus, de le rendre plus virulent ? Est-ce une fatalité ou est-ce un phénomène aléatoire ? Ce n'est pas parce qu'un virus mute qu'il est forcément plus grave que l'objet de la mutation.

M. Philippe Kourilsky - Absolument. Il y a une imprécision de langage, c'est-à-dire que dans les milliers de mutations qui se produisent, de toute façon, un petit nombre pouvait donner ce phénotype aggravé. Il y a d'autres mutations qui peuvent donner un virus moins dangereux, mais on ne voit pas ces mutations, parce qu'elles ne se répandent pas. Celles qu'on observe sont celles qui rendent le virus nettement plus dangereux.

M. Alain Milon , rapporteur - Comment peuvent s'expliquer les cas graves, spécialement chez les personnes qui, a priori , n'avaient aucun facteur de risque ?

M. Philippe Kourilsky - Je ne sais pas vous répondre. Je peux simplement vous dire que l'état global de la science sur cette question est de tenter de déchiffrer ce que les médecins appellent « le terrain », et ce que les biologistes moléculaires essaient de trouver dans les séquences des gènes.

On prend deux individus au hasard et on séquence leurs génomes complets. Nos génomes ont 3 milliards de paires de bases. Prenons deux d'entre nous au hasard : il existe plusieurs millions de bases de différence. On sait que, dans certains cas, certaines de ces différences sont associées à des différences de sensibilité, qui sont explicables par des différences de réactivité du système immunitaire, les différences du HLA incidemment.

Un très bel exemple de cela a été produit par l'un de nos collègues à l'hôpital Necker, qui travaillait sur les quelques cas d'enfants vaccinés contre la tuberculose avec le BCG et qui développent une BCGite. Le vaccin, comme vous le savez, est un vaccin vivant. Chez 99,99 % de la population, on vaccine, et c'est tout. Chez certains de ces enfants, cela provoque une maladie, la BCGite. Une petite cohorte a été constituée. Un certain nombre de gènes ont été analysés : le résultat est tout à fait frappant et démonstratif. Tous ces enfants qui développent une BCGite sont des mutants.

En fait, la vaccination révèle une immunodéficience qui n'était pas visible, parce qu'elle était faible. Le terrain, c'est cela. Ce cas est extrême. Il y a beaucoup de différences possibles dans la sensibilité à tel ou tel agent infectieux. On est au tout début d'une recherche qui débouchera dans les dix à vingt ans qui viennent.

M. Alain Milon , rapporteur - Que pensez-vous de l'abandon de la vaccination par le BCG ? Cela n'a rien à voir avec notre commission.

M. Philippe Kourilsky - Si on l'abandonne, on ferait mieux de trouver autre chose rapidement. La vaccination n'est plus obligatoire. On est très démuni devant les tuberculoses multirésistantes aux antibiotiques, et ceci est inquiétant.

M. Alain Milon , rapporteur - Certains doutent qu'il ait été rationnel de fonder un plan de pandémie sur l'idée que le H5N1 devenu transmissible d'homme à homme serait aussi virulent que le H5N1 actuel. Que pensez-vous de cela ?

M. Philippe Kourilsky - Ce n'était pas absurde. Encore une fois, on est dans un champ de probabilité. On ne sait plus où le bon sens doit fonctionner. J'aurais tendance à vous dire qu'en matière de principe de précaution, pour le segment qui touche à la précaution par rapport à la prévention, la logique, me semble-t-il, est que le surcoût, tel que je l'ai défini, même approximativement, doit faire l'objet d'une attention très particulière de la part de la puissance publique.

Que se passe-t-il en réalité ? Ce surcoût de la précaution est une sorte d'assurance. Nous acceptons de payer une assurance contre l'incendie de notre maison ou de notre appartement. Si l'assurance est trop chère, cela ne marche plus. Le problème des coûts de l'assurance est un problème posé. Le point auquel je veux arriver est que le débat public sur cette question de l'assurance en matière de santé publique est très difficile.

J'en veux pour preuve qu'une des notions basiques qui doit être utilisée dans le débat public est, en gros, le coût de la mort. Où voyons-nous dans les journaux le coût de la mort ? Il y a une vingtaine ou une trentaine d'années, des études dans les journaux mentionnaient le coût de la mort. On comparait le coût de la mort par le nucléaire, au coût de la mort par ceci ou par cela.

La question a complètement quitté le langage public. Le problème de la discussion publique à propos des mesures de précaution est important et essentiel. Aborder le coût de la mort est devenu extrêmement difficile, car c'est une espèce de tabou auquel on ne sait pas très bien répondre.

M. François Autain, président - D'autant plus, monsieur le professeur, que dans l'article 5 de la charte de l'environnement, il est bien dit qu'on ne connaît pas le risque, mais on doit prévoir des mesures qui soient proportionnées au risque. Je ne l'avais pas votée d'ailleurs. Il faut l'interpréter, si j'ai bien compris.

M. Alain Milon , rapporteur - Un plan pandémique H5N1 a été mis en place. Pour lutter contre la pandémie H1N1, les autorités se sont appuyées sur ce plan H5N1. Au fur et à mesure de l'évolution sur le terrain de la pandémie grippale, on s'est aperçu que ce plan était un peu trop puissant par rapport à ce qui se passait sur le terrain. On s'est trouvé pratiquement dans l'impossibilité de revenir en arrière et de freiner le plan mis en place. Ceci est dû à la définition donnée par l'OMS d'une pandémie.

Pensez-vous qu'il faudrait essayer de mettre en place différents types de plan en fonction de la gravité du virus, au fur et à mesure de son invasion sur la population ?

M. Philippe Kourilsky - Je suis assez peu compétent. En d'autres termes, je ne suis pas un expert en santé publique. Je fais plutôt de l'immunologie en laboratoire. Je marque mon niveau de compétence. Il me semble qu'il est bien, premièrement, d'avoir des plans. Au moins un. Or, il m'a semblé que nos écoles, nos différentes corporations n'étaient pas forcément « dans les clous » en matière de plans. Le bénéfice important de cette campagne a été d'inciter un certain nombre de corps constitués à mettre leurs plans à jour.

Ensuite, faut-il avoir plusieurs plans ? En théorie, oui, mais encore une fois, c'est déjà bien d'en avoir un seul. Très franchement, j'ai cru constater par endroit que ce n'était pas en ordre du tout. Je me suis demandé d'ailleurs si l'un des objectifs de l'Organisation mondiale de la santé - c'est une pure spéculation - n'était pas justement d'inciter à remettre un peu en ordre les affaires de la santé publique, au niveau basique : des sortes d'instructions de conduite élémentaires à convenir dans les cas d'infection. Je me suis posé la question, mais c'est une pure spéculation.

M. François Autain, président - Ne pensez-vous pas qu'un plan comme le nôtre, d'ailleurs rectifié en juin 2009 - c'est donc très récent -, qui prévoyait une pandémie avec 200 000 morts, est contreproductif quand on s'aperçoit que cette pandémie ne fait que 300 morts ?

Nous voulons attirer votre attention sur ce point : n'est-il pas contreproductif de prévoir des plans avec des mesures qui sont disproportionnées par rapport aux risques ? C'est le vrai problème. Il me semble que le plan mis en place était prévu pour le H5N1, et pas pour le H1N1, le premier étant autrement plus virulent, s'il était passé chez l'homme.

M. Philippe Kourilsky - J'avais compris que les plans étaient gradués. Je croyais qu'ils l'étaient. Sur le principe, vous avez évidemment raison. J'ai mis un peu de temps à comprendre ce phénomène. La logique de la protection en cas de pandémie est une logique de fermeture, comme en matière militaire. Cela amène à fermer les frontières. C'est ce qui s'est produit pour le SRAS. On a vu à quelle vitesse un virus pouvait se diffuser et à quel point les techniques de fermeture, les instructions de renfermement ont été relativement efficaces.

Mais la logique de fermeture comporte des risques énormes. En fermant tout, si quelqu'un est victime d'un infarctus dans son appartement, il n'y aura plus personne pour aller le chercher. Evidemment, il y a des points d'équilibre. Même en termes de santé stricte, la paralysie du système de santé est un risque si le plan est mal conçu.

M. Jean - Jacques Jegou - Monsieur le professeur, il est très intéressant de vous avoir entendu sur le principe de précaution et le principe de prévention. Vous avez même eu des mots très forts : il était criminel de ne pas faire de vaccination et de ne pas se préparer à la vaccination.

Si on peut imaginer que le Gouvernement s'est bien préparé, que ce soit par l'acquisition de vaccins et par la mobilisation d'un certain nombre de ses services, on peut se demander pour quelle raison les Français n'ont-ils pas répondu, sinon massivement, mais de manière plus sensible. Vous avez évoqué le message contraire des médecins, pour des raisons que vous avez très pudiquement indiquées et qui me paraissent frappées au coin du bon sens.

Les messages du Gouvernement ont-ils été pour vous suffisants ? Dans les premiers temps, il y a eu une précipitation dans les centres de vaccination. Très vite, ensuite, il y a eu le sentiment dans l'opinion qu'il s'agissait d'une grippe de moindre gravité que la grippe saisonnière. Quelque chose s'est-il fait ou ne s'est-il pas fait qui a conduit à ne vacciner qu'un peu plus de 5 millions de personnes ?

M. François Autain, président - Je voudrais compléter la question de mon collègue. Pensez-vous que c'est par manque d'altruisme que les Français ne se sont pas précipités vers la vaccination ?

M. Philippe Kourilsky - Cinq millions de personnes seulement ont été vaccinées. Je pense qu'il serait très utile de conduire des analyses sociologiques poussées sur la question, ne serait-ce que pour connaître l'impact que cet échec - on peut le baptiser ainsi - aura sur les campagnes ultérieures de vaccination. Ce sera très intéressant de voir comment les Français vont se vacciner maintenant contre la grippe saisonnière.

En termes de communication, l'argument de l'altruisme n'a pas été mis en avant suffisamment tôt. Je le pense très profondément. On n'a pas expliqué tout de suite, je n'ai pas entendu, qu'il fallait se vacciner parce que cela bloquerait ainsi la propagation.

Le langage que j'ai essayé de vous tenir en indiquant des choses simples et compréhensibles par le grand public n'a pas été tenu immédiatement. C'était plutôt de dire : « Protégez-vous, cela va être dangereux. » Quand les gens se sont aperçu que ce n'était pas dangereux, ils ne se sont pas fait vacciner, alors qu'il y avait une fusée à deux étages, et qu'il fallait essayer de bloquer le premier, pour être sûr que le deuxième n'arriverait pas.

M. Alain Milon , rapporteur - Il y avait en outre le message des médecins.

M. Philippe Kourilsky - Ce message qui disait que les médecins ne se feraient pas vacciner a été dévastateur. Sur une population, c'est totalement dévastateur.

M. Alain Milon , rapporteur - Vous avez estimé dans le quotidien La Croix que les décisions du Gouvernement avaient été transparentes. Ceci vous paraît-il avoir été le cas également pour l'OMS ? Sachant que la définition de la pandémie donnée par l'OMS nous contrarie un peu, car elle a changé dans le temps, début mai. Le caractère de gravité d'une pandémie a disparu dans les quinze premiers jours du mois de mai.

M. François Autain, président - A tel point que l'OMS dit aujourd'hui qu'il n'y a plus de définition d'une pandémie. Elle ne définit plus la pandémie.

M. Philippe Kourilsky - Je ne connais pas très bien l'Organisation mondiale de la santé. Il m'est apparu que les grades 4, 5, 6 définissaient la pandémie, sans qualifier réellement la dangerosité. J'ai pensé qu'il y avait une faiblesse dans les définitions. L'OMS ferait mieux de réviser sa copie sur ce point, très franchement. Cela m'a paru très évident.

M. François Autain, président - Sur ce point, nous sommes d'accord avec vous...

M. Philippe Kourilsky - Sur le reste aussi, je l'espère.

M. François Autain, président - ...d'autant plus que, selon l'OMS, nous sommes encore en phase 6 de pandémie. On ne s'en rend pas compte, mais c'est pourtant le cas.

M. Philippe Kourilsky - Techniquement, en termes de pandémie, le virus s'est diffusé à toute allure. Des études faites dans les écoles anglaises montrent que près d'un tiers des enfants, dans certains endroits, ont été infectés alors que, cliniquement, la grippe pandémique n'a été observée que dans 10 % de la population.

M. Alain Milon , rapporteur - Toujours dans le même journal, vous avez expliqué que le principe de précaution avait entraîné « des décisions inefficaces pour un coût économique et souvent social élevé » . Tel ne vous semble-t-il pas avoir été le cas pour la gestion de la pandémie du virus H1N1 ?

L'achat massif de vaccins vous paraît-il relever du principe de responsabilité et d'altruisme que vous préconisez ? L'échec de la campagne de vaccination est-il un coup porté à l'altruisme ?

M. Philippe Kourilsky - Soit le Gouvernement remettait en cause les recommandations de l'OMS, soit il ne le faisait pas. Remettre en cause les recommandations de l'OMS est extrêmement compliqué. L'Organisation a un poids légitime qui, incidemment, résulte d'une philosophie qui n'est pas d'une totale clarté, dans la mesure où l'OMS est une agrégation de décideurs qui ont un droit de décision régalien dans leur propre pays avec, en même temps, une espèce de mandat pour définir ce qui est mieux pour le monde, sans avoir les moyens de l'imposer.

On voit bien que cela mène à une autre dimension dans l'altruisme dont nous avons un peu parlé. On voit bien que dans cette définition, l'OMS a failli certainement pour une chose : il n'y avait pas de plan pour vacciner les pays pauvres. Si la pandémie s'était développée, les pays pauvres en auraient probablement pâti d'une façon sérieuse. Cette attitude n'est même pas cohérente au plan mondial, puisque on a intérêt en tout endroit du monde à faire décroître les réservoirs de virus, plutôt qu'à les laisser croître. Il y avait donc transgression. L'OMS a un mandat qui est à deux facettes qui ne sont pas toujours très claires, comme celui de la plupart des grandes organisations internationales. Il a été dit - peut-être a posteriori pour se donner bonne conscience - que les surcroîts de doses que certains pays riches avaient organisés seraient redistribués, en cas de besoin dans d'autres pays qui n'avaient pas de vaccins.

Cela étant, je ne vois pas comment le Gouvernement français aurait pu remettre en question les recommandations de l'OMS, d'autant que cela aurait été s'exposer également à une critique d'un autre ordre : si la France, n'ayant pas suivi certaines recommandations de l'OMS, s'était trouvée malheureusement en situation difficile, celle-ci aurait été accusée en plus de faire le mal mondial.

M. François Autain, président - Je vous fais remarquer, monsieur le professeur, que la France n'a pas complètement suivi l'OMS, puisque nous en sommes restés au niveau 5. Je défends le Gouvernement en quelque sorte...

M. Philippe Kourilsky - Je voudrais ajouter un dernier mot. Dans notre rapport sur le principe de précaution, nous avions écrit un paragraphe ou une page sur la question des experts. C'est un message auquel je crois beaucoup, qui est partiellement réalisé, mais qui ne l'est pas encore totalement : je pense que l'expertise doit être très sérieusement contractualisée.

Il y a beaucoup trop d'expertises - cela ne vaut pas que pour la grippe H1N1 et de loin - faites de façon bénévole, et sans qu'elles soient contractualisées. Du coup, les droits et les devoirs des experts sont souvent mal spécifiés. Je pense que ce n'est pas bien répondre aux grands problèmes de santé publique qui sont traités que d'avoir une expertise scientifique mal encadrée.

Bien sûr, le devoir de transparence des déclarations d'intérêts des experts est un acquis. On voit bien d'ailleurs que c'est à peu près la seule méthode qui fonctionne. Je me souviens qu'aux Etats-Unis, il y a une vingtaine d'années, un désir de transparence, au demeurant légitime, avait conduit les autorités de santé à écarter des commissions compétentes tous les experts qui avaient des liens avec l'industrie. Le résultat est que les comités spécialisés ont pris un certain nombre de décisions totalement contreproductives parce qu'ils étaient privés d'une expertise importante.

Ce n'est pas par hasard que l'industrie va rechercher des experts dans le monde académique, car ils sont souvent les meilleurs. Qu'ils affichent, bien entendu, leurs intérêts est la moindre des choses, mais il y a un équilibre à trouver. On ne le trouve pas en déplaçant le curseur du côté de ceux qui ne connaissent absolument pas le monde industriel, où existent des compétences extraordinairement développées, qui ne le sont pas dans le monde académique. Ayant moi-même une expérience dans les deux sphères, je peux vous dire que j'ai énormément appris dans la sphère industrielle, et que cela me sert de manière considérable dans la recherche que je mène.

Je pense que la contractualisation de l'expertise scientifique doit être développée. L'Europe s'y est essayée, mais si on rend les choses trop technocratiques, cela est dissuasif. Il faut trouver un bon équilibre.

M. Gilbert Barbier - Monsieur le professeur, j'en viens aux problèmes d'immunologie. Il y a un mystère. Dans la grippe saisonnière, avec un virus qui mute chaque année, on s'aperçoit que ce sont les populations les plus fragiles, les personnes âgées, qui sont victimes de ce virus.

Comment se fait-il qu'il en soit autrement avec le H1N1 ? J'ai été frappé par les cas graves, notamment chez les jeunes enfants, avec des complications.

La gravité venait-elle des complications surajoutées à l'infection virale ? Comment se fait-il qu'on ait, comme l'a souligné le rapporteur, un tel décalage entre l'atteinte des personnes qui n'étaient pas considérées comme des personnes à risques, par rapport aux autres épidémies grippales ? L'immunologue a-t-il éclairci cette affaire ?

M. Philippe Kourilsky - L'immunologue n'est pas un vrai spécialiste de la grippe. Je peux vous donner simplement les éléments de réponse dont je dispose, mais ils sont partiels. Le premier élément est que l'immunité croisée liée à l'immunité cellulaire est mal évaluée. Fort logiquement, elle est moindre chez l'enfant que chez l'adulte. Il y a peut-être là le début d'une explication sur la sensibilité des enfants.

Deuxièmement, concernant les personnes âgées, il est bien connu que leur système immunitaire est partiellement défaillant. Jusqu'à présent, personne n'a vraiment trouvé de moyens de rétablir le système immunitaire des personnes âgées au niveau de l'adulte ou de l'adolescent. C'est un grand enjeu de santé publique. Il y a beaucoup de recherches sur ce point. Le problème est identifié, mais il n'y a pas de réponse efficace.

Il se passe en vérité probablement deux choses : plus nous vieillissons et plus notre système immunitaire se spécialise. Du coup, il laisse des zones de non-réponse. Il y a aussi la sénescence des cellules du système immunitaire, le non-renouvellement des cellules...

Les virus de la grippe ont des milliers de manière de muter, de changer leurs protéines de surface, de telle sorte qu'ils vont être plus agressifs dans les parties hautes du système respiratoire que dans les parties basses. Il y a toute une biologie des mutants du virus que je ne connais pas assez pour vous répondre précisément.

M. François Autain, président - J'ai encore une ou deux questions à vous poser. Je reviens sur cette articulation principe de précaution/principe de prévention. Vous avez indiqué tout à l'heure que la vaccination anti-H1N1 nous protégeait contre la mutation éventuelle de ce virus. Comment explique-t-on ce phénomène ?

On nous a dit que la vaccination contre la grippe devait être répétée tous les ans, parce que nous avions affaire justement à un virus qui mute sans arrêt. Autant on peut envisager d'éradiquer certaines maladies virales, comme la variole, autant il est illusoire de penser qu'on puisse le faire en ce qui concerne la grippe.

Comment peut-on dire aujourd'hui que la vaccination anti-H1N1 nous protège nécessairement d'une mutation du virus ? Imaginons qu'un virus H1N1 mutant survienne l'hiver prochain. Peut-on dire avec certitude que la vaccination anti-H1N1 reçue par certaines personnes à l'occasion de cette pandémie les protègera contre cette mutation ? Seront-elles mieux protégées que celles qui ont contracté la maladie ?

Il me semble que vous avez dit tout à l'heure qu'il valait mieux se faire vacciner que de contracter la maladie pour être protégé ultérieurement contre le retour du virus ou le retour d'un virus muté. Telles sont les questions que nous nous posons. Comme quelques-uns, je crois ne pas avoir bien compris votre propos. Vous m'en excuserez. Peut-être vous faut-il répéter.

M. Philippe Kourilsky - La vaccination protégeait largement contre l'émergence de la mutation, par effet de réservoir. En réduisant la taille du réservoir, on diminuait très fortement la probabilité d'émergence de la mutation.

M. François Autain, président - Dans le cas présent, on n'a vacciné que 5,8 millions de personnes. Cela n'a pas eu l'effet escompté.

M. Philippe Kourilsky - De ce point de vue, non. Mais du fait même que le virus est moins virulent que ce qu'on imaginait et du fait que l'on soupçonne des réactions croisées en termes d'immunité cellulaire, la situation n'est pas si mauvaise.

Si un mutant dangereux apparaît, il est probable que le fond d'immunité cellulaire fourni par le virus initial a de bonnes chances d'atténuer considérablement la virulence du mutant chez ceux qui auront été vaccinés. Un individu non vacciné sera exposé au risque maximum.

M. François Autain, président - J'ai une dernière question concernant le caractère radicalement nouveau de ce virus H1N1. Un certain nombre de livres sur les pandémies affirment qu'elles sont toujours provoquées par de nouveaux sous-types. C'est ce qu'on observe pour le H1N1 de 1914-1918. C'est ce qu'on observe en 1957 où il s'agissait d'un H2. On passe à un H3 pour 1968.

Bizarrement, là, on retrouve un H1N1. C'est donc une pandémie qui a été provoquée non pas par un nouveau sous-type, mais par un nouveau variant d'un sous-type déjà connu.

Je voulais savoir pourquoi, cette fois-ci, nous avons une pandémie avec un virus qui n'est finalement pas aussi radicalement nouveau qu'on veut bien le dire. Est-ce normal ? Devait-on parler de pandémie, dès lors que le virus n'était pas nouveau ?

Les personnes qui avaient plus de 65 ans avaient une certaine immunisation contre ce virus. La pandémie définit généralement un virus qui survient dans une population entièrement naïve, ce qui n'était pas le cas. Ce sont autant de questions que nous nous posons, qui n'ont peut-être pas lieu de se poser. Ce n'est pas facile à expliquer.

M. Philippe Kourilsky - La grippe ne peut être éradiquée, parce qu'il existe un réservoir animal d'une ampleur telle, qu'il y aura toujours de nouveaux variants qui émergent. Le premier élément est l'ampleur de ce réservoir, le fait que celui-ci est mobile, puisque les oiseaux constituent une partie importante du réservoir animal. Vous avez dans ce réservoir des milliers de mutants différents. De temps en temps, un variant se répand, affecte l'homme. On n'arrêtera jamais cela. La lutte contre ce type de virus est une lutte perpétuelle.

Concernant la nature des mutations, elles sont plus ou moins compliquées et brutales. Il s'agit toujours de questions de probabilité, et comme je vous l'ai dit, c'est très peu confortable de vivre avec les probabilités. Cela a été la même chose avec le virus du sida. La probabilité que ce dernier vienne du singe à l'homme s'est produite plusieurs fois, on le sait maintenant.

Concernant la probabilité que des virus entièrement nouveaux apparaissent, il faut se demander ce qu'on appelle entièrement nouveau. Le grand public ne le sait pas, mais ce qu'on appelle le virus du sida est un ensemble de virus. Il n'y a pas un seul virus du sida. Ce n'est pas vrai. Chez un même individu, on retrouve plusieurs centaines ou milliers de types différents. Il peut arriver que le virus de la grippe se combine avec je ne sais quel bout de virus qui traîne chez un oiseau ou chez un poulet pour donner un virus qui va avoir des caractéristiques assez nouvelles. Mais qu'appelle-t-on nouveau ? Si vous prenez la séquence avec ses 10 000 caractères, dites-vous que c'est nouveau lorsqu'il y a 10  caractères de différence, 1 caractère de différence ?

M. François Autain, président - Je me réfère aux précédentes pandémies. Il y a une rupture par rapport à ce qu'on observe sur les pandémies du XX e siècle.

M. Philippe Kourilsky - C'est une rupture fonctionnelle. Tout dépend des conditions mêmes de la pandémie. C'est pour cela qu'il y a beaucoup d'ambiguïtés.

M. François Autain, président - N'a-t-on pas « forcé la dose » ?

M. Philippe Kourilsky - Je requalifierai votre observation en disant que nous devons apprendre à évaluer et comparer les objectifs de santé publique par rapport à leurs coûts. Encore une fois, brutalement, la question essentielle est le coût de la mort. Qu'accepte-t-on ? Pour en discuter en public, ce n'est pas commode.

M. François Autain, président - Monsieur le professeur, je vais lever la séance en vous remerciant pour cette contribution qui sera très utile à notre rapporteur pour l'élaboration de son rapport.

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