B. ... QUI APPELLE UNE RÉPONSE LÉGISLATIVE DÉCIDÉE

1. La définition d'un ordre public non matériel : une tradition républicaine

Dans son rapport précité, le Conseil d'État a jugé risquée, en l'état actuel du droit, une solution législative s'appuyant sur l'ordre public non matériel : « cette conception de l'ordre public, qui a retenu l'attention de la mission de l'Assemblée nationale, n'a jamais été élaborée ni par la doctrine juridique, ni par les juges, et qu'elle ne semble pas rencontrer d'échos dans les systèmes juridiques de nos voisins européens. Elle serait donc soumise à des risques importants de censure constitutionnelle et d'aléas conventionnels. Les occurrences de l'ordre public dans la jurisprudence constitutionnelle renvoient en effet quasi-systématiquement aux composantes traditionnelles. / On peut notamment souligner que, tout récemment, par une décision du 25 février 2010, le Conseil constitutionnel, saisi de la loi relative aux violences en groupe, s'est prononcé sur l'articulation entre ordre public et respect de la vie privée, en énonçant, que le législateur « doit, en particulier, assurer la conciliation entre le respect de la vie privée et d'autres exigences constitutionnelles, telles que la recherche des auteurs d'infractions et la prévention d'atteintes à l'ordre public, nécessaires, l'une et l'autre, à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle ». En l'espèce, il a jugé que celui-ci avait « omis d'opérer entre les exigences constitutionnelles précitées la conciliation qui lui incombe » et « que, dès lors, il [avait] méconnu l'étendue de sa compétence ». / Le Conseil constitutionnel a ainsi confirmé, encore tout récemment, sa conception traditionnelle de l'ordre public ».

Pour autant, comme le rappelait Mme Jeannette Bougrab lors de son audition par votre rapporteur, le projet de loi propose un choix politique au sens le plus noble du terme, un choix de société, et il appartient au législateur d'assumer pleinement sa responsabilité en la matière. Il lui appartient d'autant plus aisément de le faire que dans la tradition républicaine et libérale de la France, l'État est investi de responsabilités éminentes lui permettant de définir les modalités éthiques du vivre-ensemble des membres de la société . Et c'est bien de cela qu'il s'agit en l'occurrence.

Il faut reconnaître que les démocraties anglo-saxonnes n'ont pas la même approche des restrictions qui doivent s'imposer dans la détermination des conditions du « vivre ensemble » démocratique, et leurs solutions diffèrent des nôtres. Rien, par exemple, n'interdit, aux États-Unis, le port d'insignes nazis alors que le code pénal français réprime le fait d'exhiber en public de tels insignes.

Le philosophe Marcel Gauchet, dans « La religion dans la démocratie » , fait une présentation éclairante de cette particularité française, fruit de notre histoire politique. Notre culture politique admet l'intervention du législateur dans des domaines qui ne relèvent pas a priori de sa compétence, dès lors que les pratiques visées sont susceptibles de mettre en cause l'ordre éthique en fonction duquel il nous est possible de vivre ensemble . C'est que, explique Marcel Gauchet, le « mouvement de constitution et d'émancipation de la sphère civile a présenté dans la France du XIX ème siècle une physionomie extrêmement particulière du fait de la prégnance du passé. Prégnance de l'absolutisme révolutionnaire qui, s'il établit, au titre la fondation de la liberté, la dissociation de la sphère publique et de la sphère privée, entend réduire celle-ci à l'exercice des seuls droits individuels, tout ce qui fait lien collectif relevant de l'autorité représentative. », avant de commenter en se référant aux travaux du philosophe républicain du XIX ème siècle Charles Renouvier : « Tolérance complète, donc, pour autant que l'autorité civile soit sans rival dans son ordre, s'agissant des valeurs substantielles au nom desquelles elle coiffe la collectivité, valeurs qui ne sont autres, en l'occurrence, que celles du contrat social. L'État républicain a le droit et le devoir moral de défendre et de propager « les principes rationnels, moraux, politiques » sur lesquels il est fondé (...) ».

La notion d'ordre public non matériel, quelle que soit sa solidité juridique, est enracinée dans cette tradition dont elle reflète la force et les incertitudes. Dans ces conditions, il reste à déterminer comment les conditions d'une réactivation mesurée, prudente et respectueuse de la compréhension moderne des libertés publiques, de l'État éthique sont remplies en ce qui concerne le port du voile intégral .

2. Au commencement, la relation

La société postule l'existence d'une relation entre ses membres et la fluidité de cette relation est une condition de l'harmonie sociale. Au-delà de ce truisme, la nécessité vitale de la relation authentique de personne à personne a été mise en lumière aux alentours de la Seconde Guerre mondiale, à un moment décisif de l'histoire de l'Europe, quand la négation radicale de l'autre en tant que personne digne d'être allait produire, produisait, avait produit d'un bout à l'autre du continent les massacres les plus insensés de l'histoire. Sans consacrer de longs développements au courant philosophique qui a creusé ce sillon, on n'en évoquera pas moins les noms de Gabriel Marcel, Emmanuel Levinas, Martin Buber qui viennent à l'esprit quand on évoque, à l'instar de l'exposé des motifs du projet de loi, « les exigences fondamentales du vivre-ensemble », « l'idéal de fraternité », « l'exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale ».

Au cours de son audition par votre rapporteur, Mme Anne Gotman, chargée de recherches au CNRS, a contesté l'idée que le dévoilement du visage dans l'espace public, la possibilité d'échanger un regard et de considérer la face de l'autre étaient des éléments plausibles de l'ordre public non matériel. Elle a estimé que ces exigences portées par le projet de loi n'étaient pas véritablement des conditions de l'autonomie de l'individu dans la démocratie mais plutôt des questions de civilité.

Votre rapporteur ne peut s'en tenir à cette conception. Elle considère que le face-à-face est une condition tellement banale de la vie sociale, une condition tellement essentielle de la reconnaissance en l'autre d'un tu digne de considération, une condition tellement vitale du fonctionnement de la démocratie que l'on peine à aligner de savantes justifications. Il faut rappeler que la possibilité de saisir un regard au milieu d'un visage est une exigence incontournable de la relation interpersonnelle sans laquelle la démocratie serait une coquille vide. Enfin, il faut redire que le refus de montrer son visage dans l'espace public, là où tout un chacun possède le droit incoercible de croiser librement ses semblables, équivaut à un retranchement de la société, à un refus du contrat social implicite sans lequel la société ne peut fonctionner.

C'est pourquoi la dissimulation du visage dans l'espace public est contraire à l'ordre public non matériel évoqué plus haut, cet ensemble de comportements, de pratiques et de prescriptions dont la violation signifie le refus des conditions minimales de la vie sociale. Aussi marginal que soit le phénomène du voile intégral, il manifeste de façon particulièrement intrusive et radicale, quelles que soient les justifications que certains soient tentés de lui apporter, le refus de l'autre et tend à rompre le lien élémentaire nécessaire entre les membres de la communauté française.

Au regard de la violence latente et du caractère étranger à nos moeurs des pratiques visées , il ne semble pas que l'on puisse utilement évoquer les libertés les plus essentielles : la liberté personnelle, la liberté d'expression, la liberté religieuse .

Il est donc légitime d'interdire la dissimulation du visage dans l'espace public.

3. Femmes et République

Par la rupture d'égalité qu'il introduit entre les femmes et les hommes, et par la remise en question du pacte laïc qu'il tente d'imposer, le port du voile intégral ne peut être « bienvenu dans la société française », pour reprendre l'expression utilisée par le Président de la République.

En effet, depuis un peu plus d'un siècle, la France a emprunté un double chemin, celui de l'affirmation de la laïcité de sa République et celui de l'égalité entre les hommes et les femmes. Et en ces temps où toutes les mémoires revendiquent le droit à la commémoration, parfois au détriment des analyses historiques, il semble étrangement régner une forte amnésie sur les étapes, parfois douloureuses et violentes qui ont ponctué ces deux chemins.

Il faut se souvenir des conditions difficiles et souvent dramatiques dans lesquelles a été mise en oeuvre la loi de 1905 de séparation des églises et de l'État, aujourd'hui unanimement célébrée, de la crise des inventaires, des affrontements parfois fanatiques auxquels ils ont donné lieu entre républicains et catholiques : l'évocation de ce passé qui n'est pas si lointain ne peut que renforcer la détermination qu'il nous faut avoir aujourd'hui pour repousser toute nouvelle tentative de déstabilisation de ce compromis laïc, afin de maintenir une paix sociale chèrement acquise.

Enfin, votre délégation souhaite rappeler la longue et ambivalente marche des femmes vers l'obtention d'une égalité avec les hommes. En 1881 les femmes furent autorisées à ouvrir un livret de Caisse d'épargne sans l'autorisation de leur époux mais ce n'est qu'en 1965 qu'elles purent ouvrir un compte en banque, et exercer une profession sans l'autorisation de leur mari. L'ordonnance d'Alger leur accorda en 1944 le droit de vote et d'éligibilité, enfin les lois Neuwirth du 28 décembre 1967 et Veil du 17 janvier 1975 résonnèrent comme autant d'étapes cruciales du long cheminement vers l'autonomie. Ce n'est pas sans difficulté que l'humanisme occidental intègre peu à peu dans ses exigences la réalisation concrète et radicale de cette égalité. Le consternant symbole régressif que présente à cet égard la pratique de la dissimulation du visage des femmes dans l'espace public ne peut que confirmer le caractère de nécessité qui s'attache à l'éradication de cette pratique.

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