III. UN APPROFONDISSEMENT NÉCESSAIRE DES RELATIONS ENTRE L'UNION EUROPÉENNE ET LA SUISSE

A. L'UNION EUROPÉENNE SOUHAITE « RÉÉQUILIBRER » LES RELATIONS BILATÉRALES

1. Pour l'Union européenne, la voie bilatérale est désormais dans une impasse
a) Une incompréhension croissante de l'Union européenne à l'égard de la politique européenne actuelle de la Suisse

Tout en poursuivant ses discussions avec la Suisse pour enrichir la voie bilatérale par de nouveaux accords sectoriels , l'Union européenne a souhaité engager une nouvelle réflexion sur l'état des relations bilatérales en employant un langage plus ferme à l'égard de son partenaire, à compter des conclusions du Conseil affaires étrangères de décembre 2008.

Comme l'affirmait avec force Mme Viviane Reding, vice-présidente de la Commission européenne en charge de la Justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté lors d'un colloque de la Fondation Jean Monnet pour l'Europe, à Lausanne, le 12 novembre dernier : « la voie bilatérale a fait son temps. Emprunter la voie bilatérale, c'est comme jouer au tennis avec une main attachée dans le dos. (...) C'est comme demander à Guillaume Tell de fendre la pomme d'une nouvelle flèche, mais cette fois, les yeux bandés. » 13 ( * )

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce bilan mitigé de la voie bilatérale établi par l'Union européenne.

Il résulte tout d'abord de l'absence de résolution des difficultés institutionnelles constatées dans l'application des accords bilatéraux , déjà évoquée.

Cette situation a suscité une certaine lassitude de l'Union européenne.

En effet, la Commission européenne et les États membres de l'Union européenne les plus intéressés au développement des relations bilatérales (France, Allemagne, Autriche, Italie...), qui ont longtemps espéré que le choix de la voie bilatérale par la Suisse était transitoire et qu'il constituait « l'antichambre » de l'adhésion de la Suisse à l'Union européenne, sont déçus par les perspectives actuelles de la politique européenne de la Confédération helvétique.

Observant que la Suisse abandonnait progressivement l'objectif politique de l'adhésion au profit de la voie bilatérale , à compter des conclusions du rapport du Conseil fédéral sur les relations extérieures de 2006 , l'Union européenne estime que cette dernière a utilisé la voie bilatérale pour participer à une « Europe à la carte » en fonction de ses seuls intérêts immédiats (cette position est qualifiée de « cherry picking ») 14 ( * ) .

Enfin, le changement de dimension de l'Union européenne , élargie à vingt-sept membres depuis 2007, est sans doute à l'origine d'une attention moins prononcée aux spécificités de la Confédération helvétique. Les compromis internes à l'Union européenne sont en effet plus longs à obtenir et donc plus difficiles à amender, ce qui rend plus aléatoire la prise en considération ultérieure des intérêts suisses dans les dossiers bilatéraux.

b) Les conclusions du Conseil de l'Union européenne de décembre 2010

Depuis 2008, l'Union européenne considère que la voie bilatérale n'est plus pertinente et a affirmé sa volonté de franchir une nouvelle étape dans les relations bilatérales , en particulier lors de la visite à Bruxelles de Mme Doris Leuthard, alors présidente de la Confédération helvétique, le 19 juillet dernier .

Saluant « les relations excellentes entre l'Union européenne et la Suisse » et « la forte communauté de valeurs » qui les lient, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso , a souligné que « les relations approfondies que nous souhaitons doivent se baser sur un pied d'égalité. La Commission pense que le réseau actuel des accords bilatéraux est devenu complexe et parfois très lourd à gérer. (...) Par conséquent, je suis convaincu que le temps est venu pour donner une nouvelle impulsion à nos relations et de réfléchir ensemble sur l'évolution de ce partenariat, notamment sur la possibilité d'un cadre institutionnel plus horizontal. »

Le même jour, le président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy , rappelait que « les conclusions du Conseil de décembre 2008 ont fixé les critères et les conditions qui doivent être respectées par des négociations futures permettant la participation de la Suisse à notre marché interne et à ses politiques » .

Dans sa résolution du 7 septembre 2010, le Parlement européen a encouragé la Commission et la Suisse à étudier l'élaboration d'un mécanisme permettant d'adapter plus rapidement les accords sectoriels à l'évolution de l'acquis communautaire pertinent, à explorer des moyens de trouver des solutions horizontales à certains problèmes institutionnels, à réduire la fragmentation du système décisionnel et à accroître sa transparence, à améliorer la communication entre les comités mixtes, et à mettre en place un dispositif efficace de règlement des litiges.

Pour cela, dans le dernier considérant de ce texte, il signale la nécessité d'envisager « un accord bilatéral général » entre l'Union européenne et la Suisse.

Ces prises de position ont été confirmées avec clarté par le Conseil de l'Union européenne , avec une solennité particulière, dans ses conclusions du 14 décembre 2010 sur les relations de l'Union européenne avec les pays de l'AELE : l'Union européenne et la Suisse ont bâti un partenariat solide mais l'Union européenne attend aujourd'hui davantage de la Suisse quant à son engagement européen afin d'approfondir leurs relations bilatérales.

Le Conseil rappelle tout d'abord que les relations bilatérales sont « bonnes, intenses et étendues » et qu'elles se sont encore intensifiées au cours des deux dernières années.

Il illustre ce dynamisme par plusieurs exemples :

- le dynamisme des liens économiques : « la Suisse est l'un des principaux partenaires de l'UE en matière d'échanges et d'investissements, et les économies de l'UE et de la Suisse sont étroitement liées » ;

- la pleine participation de la Suisse à l'espace Schengen et son acceptation de l'extension de l'accord de libre circulation des personnes à la Bulgarie et à la Roumanie ;

- le percement du tunnel du Saint-Gothard, « qui contribuera sensiblement au développement de transports efficaces et écologiquement viables en Europe » ;

- la coopération existante entre la Suisse et l'UE dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune, « notamment lors des opérations civiles de gestion des crises » .

Les dossiers fiscaux demeurent toutefois une source de préoccupation importante pour le Conseil.

Si ce dernier « se félicite » que la Suisse soit disposée à envisager une extension du champ d'application de l'accord en matière de fiscalité des revenus de l'épargne et salue l'engagement pris au printemps 2009 par la Confédération d'appliquer les normes de l'OCDE en matière de transparence et d'échange d'informations dans le domaine fiscal, il « espère une application rapide et cohérente de ces normes dans les relations entre la Suisse, l'Union européenne et tous ses États membres » .

En outre, il constate que certains régimes cantonaux d'imposition des sociétés en Suisse constituent « une distorsion inacceptable de la concurrence » , déplorant que « le long dialogue mené sur ce dossier n'ait pas encore abouti à la suppression des volets de ces régimes portant sur les aides d'État » .

Enfin, le Conseil énumère explicitement les difficultés institutionnelles qui fragilisent aujourd'hui le dialogue entre l'Union européenne et la Suisse :

- la complexité actuelle de l'ensemble juridique formé par les 120 accords bilatéraux , « en l'absence de modalités efficaces pour la reprise du nouvel acquis de l'UE y compris la jurisprudence de la Cour de justice, et pour assurer la supervision et l'application des accords existants » ;

- l'insécurité juridique et l'application différenciée des règles du marché intérieur résultant de cette complexité .

Sur ce point, le Conseil constate que ses conclusions de 2008 n'ont pas été suivies d'effet et que la voie bilatérale « ne garantit pas l'homogénéité nécessaire des pans du marché intérieur et des politiques de l'UE auxquels la Suisse participe » , et devient par conséquent une source « d'insécurité juridique pour les autorités, les opérateurs et les citoyens » . Comme le rappelait le président Barroso en juillet 2010, « Nous devons donc donner à nos citoyens et nos entreprises des règles du jeu plus claires et uniformes, qui évoluent en même temps. Un marché commun a besoin de règles communes ! » ;

- l'application incohérente de certains accords bilatéraux , « par le fait que la Suisse introduit des mesures et des pratiques législatives ultérieures incompatibles avec ceux-ci » . La règle des huit jours est particulièrement visée.

Ainsi, malgré les avancées précitées, le bilan des relations bilatérales apparaît mitigé pour l'Union européenne : « si le système actuel d'accords bilatéraux a bien fonctionné par le passé » , il « a manifestement atteint ses limites ».

2. Les demandes de l'Union européenne
a) Poursuivre la coopération sur la base de l'intérêt mutuel et du parallélisme

Dans ses conclusions de décembre 2010, le Conseil de l'Union européenne se déclare prêt à poursuivre la coopération et la signature d'accords bilatéraux avec la Suisse en citant explicitement la politique étrangère et la sécurité commune.

Toutefois, il subordonne cette ouverture de principe à trois conditions :

- la coopération pourra se développer dans les « domaines d'intérêt mutuel », expression signifiant que ce critère n'a pas toujours été rempli lors de la conclusion d'accords dans le passé ;

- en conséquence, l'opportunité de chaque nouvel accord potentiel avec la Suisse doit être évaluée par l'Union européenne au regard de « la nécessité de garantir des progrès parallèles dans tous les domaines de coopération, notamment ceux qui posent des difficultés aux citoyens et aux entreprises de l'Union européenne ».

- cependant , tout nouvel accord relatif au marché intérieur est impossible en l'absence de règlement des questions institutionnelles horizontales (voir b).

b) Régler les questions institutionnelles, un préalable à un meilleur accès de la Suisse au marché intérieur

Afin d'améliorer l'efficacité des accords existants et d'assurer enfin cette application homogène, le Conseil réitère ses trois exigences institutionnelles :

- « l'adaptation dynamique des accords à un acquis (communautaire) en évolution » : il s'agit d'instituer une procédure d'intégration rapide de l'évolution de la législation communautaire et de la jurisprudence de la CJCE dans les accords bilatéraux concernés ;

- « un mécanisme indépendant de surveillance et d'exécution des décisions de justice » afin de ne plus laisser aux seuls comités mixtes la tâche d'interpréter les accords bilatéraux ;

- « un mécanisme de règlement des différends », ce qui suppose de désigner ou de créer une juridiction reconnue par les deux parties et compétente pour résoudre les litiges.

Le Conseil se félicite à ce titre de la création d'un groupe de travail informel entre experts de la Commission européenne et des autorités suisses, en juillet 2010, pour y répondre.

c) Inciter la Suisse à poursuivre sa contribution à la réduction des disparités économiques et sociales de l'Union européenne

Dans ses conclusions, le Conseil rappelle que la Suisse participe à la réduction des disparités économiques et sociales de l'Union européenne par une contribution spécifique. Estimant que cette dernière « contribue à l'enrichissement des relations globales entre les parties et renforce la solidarité mutuelle » , le Conseil « est convaincu que la contribution de la Suisse se poursuivra à l'avenir, sur la base d'une révision des mécanismes existants » .

d) Résoudre deux dossiers sectoriels conflictuels

En premier lieu, pour le Conseil, la Suisse doit « abroger » les restrictions qu'elle a décidées unilatéralement pour la mise en oeuvre de l'accord bilatéral sur la libre circulation des personnes et « s'abstenir d'adopter de nouvelles mesures incompatibles avec l'accord » .

En second lieu, dans le domaine de la fiscalité des entreprises, la Suisse est incitée à « supprimer » les incitations fiscales induites par les faibles taux d'imposition des sociétés dans les cantons et à « éviter de prendre des mesures internes, qui seraient incompatibles avec l'accord et susceptibles de fausser la concurrence entre les régions frontalières de l'Union européenne et la Suisse » .

Le Conseil invite aussi la Suisse à poursuivre sa réflexion pour l'application, sur son territoire, « des principes et critères énoncés dans le code de conduite de l'Union européenne dans le domaine de la fiscalité des entreprises . »

3. Les conséquences de cette fermeté nouvelle de l'Union européenne sur les accords sectoriels en cours de négociation

Malgré ce changement de « doctrine » de l'Union européenne, le dialogue au sein des comités mixtes se poursuit et de nouveaux accords bilatéraux sont en cours de négociation ou envisagés avec la Suisse : l'Union européenne n'a pas « gelé » ce processus .

Cependant, cette nouvelle position amène l'Union européenne à distinguer deux catégories d'accords avec la Suisse .

Ainsi, en vertu du principe du parallélisme, l'Union européenne poursuit les négociations pour conclure des accords sectoriels lorsque son intérêt l'y incite . Il en va par exemple, des négociations suivantes :

- Agence européenne de défense (AED) : le 16 novembre 2010, la Suisse et l'agence européenne de défense (AED), qui organise la coopération des États membres en matière de politique d'armement depuis 2004, ont signé un arrangement administratif prévoyant d'associer la Suisse, État tiers, aux travaux de l'agence 15 ( * ) . Cet accord permettra d'identifier les projets et programmes (en recherche-développement) européens se prêtant à une participation de la Suisse ;

- Participation de la Suisse au système européen des droits d'émission : le système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre de l'Union européenne, introduit le 1 er janvier 2005, est devenu le premier marché mondial des droits d'émission. Union européenne et Suisse souhaitent mettre leurs systèmes en réseau. Le Conseil fédéral suisse a adopté son mandat de négociations le 16 décembre 2009. La Commission a reçu son mandat le 5 novembre 2010 ;

- Participation de la Suisse au projet Galileo : par ce projet, l'Union européenne et l'agence spatiale européenne entendent créer un système de navigation par satellite de nouvelle génération. La Suisse a manifesté sa volonté de participer à ce programme. Le Conseil fédéral suisse a adopté son mandat de négociation le 13 mars 2009 et le Conseil de l'Union européenne a adopté le sien le 24 juin 2010 ;

- Concurrence : Plusieurs accords de coopération de l'Union européenne avec des États tiers concernent la concurrence et l'Union européenne souhaite en conclure un avec la Suisse.

Le Conseil fédéral suisse, lors de sa séance du 18 août 2010, a adopté un mandat de négociations en vue d'un règlement contractuel relatif à l'échange d'informations entre autorités de concurrence. Le Conseil de l'Union européenne a également donné mandat à la Commission européenne pour négocier un tel accord ;

- Recherche : cet accord permettrait d'associer la Suisse au nouveau programme cadre pour la recherche de l'Union européenne et à l'espace européen de la recherche.

En revanche, lorsque les demandes d'accords sectoriels formulées par la Suisse concernent des dossiers relatifs au fonctionnement du marché intérieur, l'Union européenne subordonne désormais la conclusion de tels accords au règlement préalable des questions institutionnelles déjà évoquées . En pratique, les négociations sont alors suspendues :

- Libéralisation des marchés agricoles : cet accord, qui compléterait celui de 2002, est vivement souhaité par la Suisse, qui demande l'extension de la libéralisation aux produits agricoles non harmonisés 16 ( * ) . Plusieurs réunions de négociation ont eu lieu  depuis l'automne 2008 mais les obstacles sont nombreux (refus de la Suisse d'une reprise dynamique de l'acquis communautaire et d'un contrôle par des experts européens ; normes de production différentes...) ;

- Santé, sécurité alimentaire et protection des consommateurs : l'accord harmoniserait les normes applicables dans ce domaine mais les autorités suisses ne souhaitaient pas reprendre l'acquis communautaire et les négociations ont échoué ;

- Électricité : L'Union européenne a proposé à la Suisse de s'accorder sur des règles garantissant l'approvisionnement des marchés dans un contexte de libéralisation, ce qui suppose l'accès au réseau pour le transit transfrontalier de l'électricité et l'harmonisation des normes de sécurité des réseaux.

Les négociations ont débuté en novembre 2007 et prennent en compte le troisième paquet de l'Union européenne relatif à l'électricité et à l'agence de l'énergie ;

- Participation de la Suisse à l'accord REACH (visant à assurer une plus grande sécurité dans le domaine de la fabrication et de l'utilisation des substances chimiques) : la mise en oeuvre du règlement communautaire Reach à partir de 2007 a institué des différences de législation importantes avec la Suisse, défavorables à son industrie chimique. La Suisse souhaite donc intégrer REACH dans sa législation et faire partie de l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA).

Des pourparlers exploratoires ont lieu depuis trois ans et la Suisse a adopté un mandat de négociation le 18 août 2010.


* 13 Colloque précité de la Fondation Jean Monnet pour l'Europe à Lausanne, le 12 novembre 2010.

* 14 Propos de M. Alan Seatter qui fut jusqu'en 2011 le directeur de la direction générale « relations extérieures » de la Commission européenne en charge du dialogue institutionnel avec la Suisse.

* 15 La Norvège, autre État tiers, est déjà associée à l'agence européenne de défense.

* 16 En 2008, 65 % des exportations suisses de produits agricoles étaient destinés à l'Union européenne et 78 % des importations agricoles en provenaient.

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