B. RENFORCER, COORDONNER, RENDRE VISIBLE

1. Des moyens renforcés

La première préconisation qui vient à l'esprit est naturellement de renforcer les capacités existantes , notamment celles du ministère des Affaires étrangères. Comment se satisfaire d'une situation dans laquelle la direction de la prévision dispose d'un budget en baisse de 4 % en 2011 et de crédits d'études 41 fois inférieurs (de l'ordre de 100 000 euros annuels disponibles pour les « consultances ») à celui de la DAS du ministère de la Défense (4,1 millions d'euros annuels), ou deux fois inférieurs à la subvention accordée à certains organismes privés ou aux coûts de fonctionnement annuels du seul CSFRS 31 ( * ) ?

Naturellement, les contraintes budgétaires fortes qui pèsent sur l'ensemble du ministère, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, ne peuvent être totalement ignorées. Il importe toutefois de mettre en cohérence les actes et les discours : depuis 2008, tous les ministres successifs ont répété l'urgence qu'il y avait à bâtir un pôle de prospective renforcé au sein du Quai , adossé sur l'expertise des postes diplomatiques, au service du ministre, de son cabinet, et au-delà de l'Elysée et de Matignon.

Certaines personnalités entendues par votre rapporteur ont insisté sur la nécessité de « professionnaliser » encore davantage la gestion des ressources humaines au Quai d'Orsay compte tenu en particulier de l'importance stratégique de la nomination d'ambassadeurs adaptés aux postes concernés. Le Foreign Office a pu être cité en exemple en ce qui concerne la formation linguistique préalable systématique avant la prise de poste ou encore le réel profilage des carrières qui garantirait l'absence de contre-emplois toujours désastreux. A l'opposé, certaines nominations au Quai, pour les ambassades les plus prestigieuses, ont pu être dénoncées comme relevant parfois du « fait du prince »...

Dans cette optique, le renforcement de l'Institut diplomatique et consulaire serait un excellent levier d'action. Au-delà des jeunes diplomates, la formation continue pourrait s'adresser aux futurs ambassadeurs et toucher des diplomates en milieu de carrière, pour les préparer à l'exercice de la fonction d'ambassadeur. Elle pourrait avoir pour objectif d'insuffler la culture de l'anticipation et, par des études de cas pratiques, développer la capacité d'analyse prospective au sein du corps.

Certaines personnalités auditionnées ont suggéré qu'un redéploiement des subventions versées par l'Etat puisse s'opérer, sur la base d'une cartographie actualisée des apports réels (publications notamment) des différents organismes extérieurs subventionnés par l'État, au bénéfice des capacités propres du Quai d'Orsay et au détriment d'éventuelles « branches mortes » (sic) qui bénéficieraient de soutiens publics pour des raisons avant tout historiques. Cette solution semble toutefois difficilement praticable dans la mesure où l'absence de taille critique est déjà l'une des grandes données du problème du manque de visibilité des think tanks français et, plus globalement, de la pensée stratégique française.

Sans aller jusqu'à envisager de priver de fonds certains organismes, votre commission est toutefois sensible à l'analyse suivant laquelle une culture de l'évaluation de la qualité des études doit être développée, de même que celle du partage de leurs conclusions, gage de leur qualité et facteur favorisant la création d'une « communauté » de la pensée stratégique.

D'où l'importance d'une optimisation la plus poussée possible des moyens existants, passant par une meilleure coordination.

2. Des moyens coordonnés : dépasser le syndrome « foule de lilliputiens »

Comment remédier à la dispersion et à l'éparpillement des structures, qui a pu faire comparer l'outil d'anticipation stratégique français à « la juxtaposition d'une foule de « lilliputiens 32 ( * ) » ?

a) La réforme du renseignement : un exemple à méditer

La réforme du renseignement, opérée depuis le Livre blanc, est naturellement le modèle le plus immédiat en termes de rationalisation des structures et d'optimisation des moyens.

Pourtant, en matière d'analyse stratégique, la « verticalisation » par le rassemblement ou le rapprochement des différents acteurs, au moins publics, n'a été jugée nécessaire par aucune des personnes auditionnées, ni même souhaitable : l'anticipation requiert une pensée de rupture, et en ce sens la multiplication des prismes et la diversité des approches est une richesse à conserver .

Comme l'ont fait observer plusieurs personnalités 33 ( * ) lors de leur audition, le foisonnement des initiatives n'est pas en soi une faiblesse : c'est plutôt au contraire une preuve de vitalité. Le modèle en la matière est l'écosystème d'analyse stratégique de toute nature aux États-Unis, dont la concurrence engendre une inventivité et une visibilité qui renforce son pouvoir d'influence. « Ce n'est pas en verticalisant la prospective que nous obtiendrons ce bouillonnement créatif. Il faut créer les conditions d'une « émulation ordonnée » : efficace, mais surtout pas bridée 34 ( * ) .».

Si le renseignement exige une organisation sans faille, des processus de vérification et de regroupement éprouvés, une coordination parfaite entre les différents services, la prospective et l'anticipation ont donc plutôt, par nature, vocation à demeurer de l'ordre de l'organisation souple, en réseau.

En revanche l'exemple de la réforme du renseignement n'est pas totalement exempte d'enseignements . Comme l'a indiqué, lors de son audition devant la commission, le Coordonateur national du renseignement, ce dernier, qui dispose d'une structure très légère, et dont les missions ne se substituent ni ne se juxtaposent à celles des services, remplit 3 fonctions qui semblent faire défaut dans le dispositif d'anticipation stratégique :

- la création d'une véritable communauté du renseignement, par l'organisation d'une réunion mensuelle qui permet de créer la confiance et de susciter le partage d'information ;

- l'élaboration de notes de situation quotidiennes, courtes synthèses de deux pages, à destination directe du Président de la République ;

- la participation à certains conseils restreints, qui favorise l'association à la prise de décision .

Si l'exemple du renseignement ne saurait être purement et simplement dupliqué en tant que tel, il est donc malgré tout porteur d'enseignements pour le dispositif d'anticipation stratégique.

b) Pour une poursuite de l'effort de mutualisation

Les auditions menées par votre rapporteur ont confirmé un constat déjà dressé il y a plusieurs années : les commandes d'études en matière de défense, de sécurité, de géopolitique et de relations internationales sont passées au cas par cas, sans coordination préalable systématique entre les différents commanditaires, ni définition d'un programme de travail concerté. Le rapport Bauer précité avait ainsi caractérisé cette situation : « l'organisation de toute la chaîne de décision et de financement de ces études est éparpillée dans l'ensemble des structures étatiques ou périphériques disposant d'un budget à allouer à de telles études. Les montants de ces budgets de recherche sont d'ailleurs dérisoires . ».

Cette mutualisation sera d'autant plus efficace qu'elle permettra d'associer les financeurs privés . Une simple reventilation des crédits d'études des administrations publiques aurait naturellement beaucoup moins d'impact.

Cette mutualisation devrait idéalement s'accompagner d'une traduction systématique en langue anglaise desdites études et de leur mise en ligne dès lors que le secret des affaires ou la protection d'informations classifiées ne s'y oppose pas.

Enfin, elle doit être l'occasion de diffuser la culture de l'évaluation -si possible partagée- des études produites, dont nombre de personnalités entendues ont souligné l'absence.

c) Pour une coordination interministérielle systématique

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale proposait une véritable mise en réseau des administrations.

Elle n'a pas été réalisée de façon systématique, même si des rapprochements ponctuels ont pu s'opérer. Ainsi en est-il de la coordination informelle et intuitu personae entre les directions concernées du Quai d'Orsay et du ministère de la Défense, ou encore du rôle pilote du SGDSN dans l'élaboration de scénarii de sortie de crise en Libye.

Ce rôle informel du SGDSN paraît particulièrement prometteur puisqu'il a permis d'associer au cas par cas des acteurs qui sont traditionnellement exclus du champ de l'analyse stratégique, comme la direction du Trésor ou le ministère de l'Intérieur, par exemple.

La systématisation d'une telle coordination, qui pourrait toucher d'abord mais pas exclusivement les administrations, apparaît comme l'un des leviers pour créer une véritable « communauté » de la pensée stratégique française..

Le rattachement au Premier ministre du SGDSN, sa compétence dans les enjeux de défense et de renseignement, ses liens directs et courts avec les principaux décideurs semblent faire du SGDSN l'acteur idéal pour assumer un rôle de pilotage souple, ou, à tout le moins, de coordination.

Il apparait essentiel que les acteurs aient un lieu de rencontre et d'échange.

C'est d'ailleurs ce qu'a affirmé M. Bernard Bajolet, alors Coordonateur national du renseignement, lors d'une audition récente 35 ( * ) : « J'observe que le dispositif de l'État ne pourvoit pas suffisamment à la fonction de prospective. (...) Le volet « anticipation » de notre action n'a été, à mon avis, que partiellement traité. (...) Hélas, celle-ci n'est pas organisée au niveau interministériel. Nous disposons de différents organismes : le ministère de l'Intérieur et celui des Affaires étrangères ont chacun une direction de la prospective et le ministère de la Défense possède une direction des affaires stratégiques ; mais ces structures ne sont pas reliées entre elles. De surcroît, la prospective n'est pas toujours envisagée de façon opérationnelle. Au-delà de la simple spéculation, elle doit présenter des scénarios et déboucher sur des politiques concrètes. Aujourd'hui, cette fonction n'est pas assumée. Le conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques placé auprès du Premier ministre ne joue pas non plus ce rôle. Celui-ci doit donc être développé au sein de l'État, dans un cadre interministériel, pourquoi pas au sein du SGDSN ? ».

Sur ce point, votre commission estime que le débat doit être relancé.

3. Pour une visibilité de la pensée stratégique française

Une préconisation pratique formulée en 2008 paraît pouvoir être rapidement mise en oeuvre : il s'agit de la mise en ligne sur un portail internet commun des études d'analyse stratégique.

L'idée sous-jacente est de rassembler le foisonnement et la diversité de multiples initiatives dispersées derrière une vitrine commune , aisément identifiable , accessible en langue anglaise , et utilisant toute la palette des outils actuels de communication, au service de la visibilité de la pensée stratégique française (lettre d'information électronique, rubrique « actualités » tenue à jour sur la page d'accueil, vidéos des derniers colloques, compte Twitter pour alerter sur les dernières nouveautés, page sur Facebook ,

Certes, la culture de la mise en ligne sur Internet se développe : ainsi la DAS du ministère de la Défense met-elle en ligne la plupart des études qu'elle commande qui ne sont pas classifiées.

Toutefois, elles sont accessibles sur une page du site defense.gouv.fr , ce qui ne permet peut être pas leur diffusion la plus large.

Les pratiques des différents organismes divergent : la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères, dont certains travaux sont très confidentiels, met certaines notes à disposition sur le seul site intranet du ministère, d'autres n'étant diffusées qu'à une centaine de personnes (au maximum) au sein du Quai, aucune note, même expurgée de la partie « préconisations » n'atteignant le grand public (sauf publication « intempestive » par des journalistes bien informés), à l'exception des travaux publiés dans « Les carnets du CAP », publication qui tire à environ 2 000 exemplaires 36 ( * ) .

D'ailleurs la culture de la diffusion des études n'est pas très répandue au sein des administrations qui ont plutôt tendance à considérer le secret comme le rempart ultime de la liberté de ton indispensable à l'exercice de prospective. Comment dès lors s'étonner de l'absence de rayonnement de la pensée stratégique française ?

En outre, la traduction en langue anglaise n'est pas systématique.

S'agissant des organismes privés ou des centres de recherche, ils sont maîtres de leur politique de publication. La publication de certaines de leurs études sur ce portail centralisé pourrait toutefois servir de label de qualité et se justifierait pleinement s'agissant de celles financées sur fonds publics.

L'idée, formulée dès 2008, de la mise en place de ce portail Internet commun, clairement identifié, regroupant l'ensemble des documents et publications touchant à l'anticipation stratégique, peut être relancée rapidement. Des questions telles que la gestion des droits d'auteur, la protection du secret des affaires, le respect des informations classifiées, si elles doivent être examinées et tranchées, ne paraissent toutefois pas être un obstacle dirimant à sa mise en place .

Le site strategie.gouv.fr , qui diffuse les travaux du centre d'analyse stratégique, peut à cet égard servir d'exemple. La création d'une « collection » bilingue, bien identifiée, pourrait également être mise à l'étude.

D'une façon générale, toute la palette des moyens de communication servant l'objectif d'une meilleure visibilité et donc d'une plus grande cohérence de la pensée stratégique doit être mise en oeuvre, sans délai. L'ensemble des partenaires de la pensée stratégique devrait y être associé, quel que soit leur statut, public ou privé, ou le ministère de rattachement.


* 31 200 000 € en 2009-2010, provenant exclusivement de fonds publics. Source : rapport annuel du CSFRS, consultable à cette adresse : http://www.csfrs.fr/fr/les-missions.html

* 32 Rapport Bauer précité, p. 28

* 33 C'est en particulier l'analyse développée par M. Olivier Darrason

* 34 M. Olivier Darrason

* 35 Mercredi 26 janvier 2011 devant la commission de la Défense nationale et des Forces armées de l'Assemblée nationale

* 36 Source : un ancien directeur du CAP

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