DEUXIÈME PARTIE : LES ÉVIDENCES

A. LA QUERELLE ET L'OUBLI

Une partie du débat politique porte sur la critique de notre système territorial. Nous devons cependant nous défaire de fausses vérités : c'est la condition de la loyauté d'un dialogue nécessaire. Or, dans cette critique, il y a des oublis. L'un d'entre eux mérite réparation, surtout dans la conjoncture actuelle : il concerne la fonction économique de nos collectivités.

1. Querelle et fausses vérités
a) Nous aurions trop de niveaux de collectivités

Nous avons trois niveaux de collectivités avec la commune, le département et la région.

Pierre Mauroy, dans son rapport « Refonder l'action publique locale » (2000), rappelait à juste titre : « Contrairement aux idées reçues, la question du nombre de niveaux de collectivités territoriales ne permet pas de différencier entre eux les membres de l'Union européenne, ni d'identifier en la matière une spécificité française ». L'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, l'Irlande, l'Italie, la Pologne et la Suède comptent également trois niveaux de collectivités avec, à la différence de la France, des rapports hiérarchisés et des compétences autres 146 ( * ) .

Chacun sait que notre spécificité réside dans le nombre des communes. Nous en comptons 36 680, soit 40 % du nombre total de communes de l'ensemble des pays de l'Union européenne 147 ( * ) .

Ne confondons donc pas nombre de niveaux et nombre de collectivités.

Cette caractéristique nous vient tout à la fois de notre géographie et de notre histoire. Nous avons un vaste territoire, faiblement peuplé, avec des densités régionales variables et un poids déterminant de la région parisienne. En découle le très grand nombre de nos communes et par conséquent et comparativement leur petite taille.

Nous ne comptons que quatre aires urbaines « millionnaires » : Paris, Lyon, Marseille et Lille.

Cette géographie n'est ni figée ni homogène. Il ne suffit pas de citer la croissance de l'urbanisation. Il faut en saisir les différents mouvements : « périurbanisation », « para-urbanisation », « litturbanisation ». Nous ne sommes plus au temps de « Paris et le désert français ».

La France départementale devient de plus en plus plurielle : les écarts de densité se creusent en fonction des soldes migratoires et naturels.

La France régionale n'échappe pas à cette diversité : nos régions ont des densités de population qui vont de 946 habitants au km² pour l'Île-de-France à 32 pour la Corse.

L'écart ne cesse de se creuser depuis 1962. Mais là encore évitons le faux débat : nos régions n'ont pas une taille ridicule. Dix pays européens ont moins d'habitants que la région Rhône-Alpes, la Bretagne compte plus d'habitants que le Nevada, l'Aquitaine, les Pays de la Loire ont autant d'habitants que le Mississipi 148 ( * ) .

Départements, régions vivent de manière très contrastée suivant l'existence - ou non - d'un phénomène métropolitain influent ; il existe des départements dans lesquels la ville occupe une large place, les armatures urbaines régionales ne sont pas identiques 149 ( * ) .

L'histoire a sa part dans notre spécificité communale dont les racines sont très anciennes, nous venant des châtellenies et des paroisses. La commune, lieu de première identité, symbolise la proximité, la citoyenneté et les libertés.

Du fait de son Histoire, la France est un pays d'État et de communes et par extension d'État et de collectivités, marqué par un jeu de relations impériales et contractuelles.

Mais, dans ce pays de droit unique, nous aurions tort d'imaginer une uniformité dans l'observation des règles, l'application des politiques nationales, et le vécu des comportements.

La France vit ce paradoxe : l'unité de la loi ne l'empêche pas d'être en habit d'Arlequin. Ces différences expriment la vie avec sa diversité, ses situations, ses temps, son pragmatisme, ses inégalités, ses injustices 150 ( * ) ...

Que conclure de cette première réfutation ?

1. Nous devons nous défaire de toute fascination théorique, de tout esprit de système :

- tout cadre juridique national - nécessaire - doit laisser jouer une loi de « respiration », d'adaptation. Nous avons une civilisation trop complexe, des situations trop diverses pour l'oublier. Force est de constater que de ce point de vue, nous n'avons ni échoué, ni réussi ;

- il n'existe pas de modèle européen local, la construction de celui-ci n'est pas souhaitable.

2. Chaque niveau de collectivités correspond à une logique :

- logique stratégique pour la région 151 ( * ) ;

- logique de solidarité pour le département ;

- logique de proximité pour la commune.

Ces logiques ne sont pas exclusives et ne peuvent s'exercer dans l'ignorance l'une de l'autre : d'où la nécessité de la coopération entre ces collectivités et avec l'État.

Nous devons tout particulièrement soutenir le mouvement de coopération intercommunale qui s'est développé, avec des vitesses variées, au cours du dernier demi-siècle.

Nous devons chercher à parfaire la démocratie et la responsabilité. Elles conditionnent tout le reste. La pléthore d'excellents rapports successifs prouve que nous avons des efforts possibles à faire.

b) Notre système serait trop coûteux

Le Président Sarkozy et le Gouvernement font de la diminution de la dépense publique et des prélèvements obligatoires un objectif impératif.

La réforme des collectivités territoriales et la révision générale des politiques publiques sont en parfaite concordance et relèvent de la même inspiration.

Alain Marleix, alors secrétaire d'État à l'Intérieur et aux collectivités territoriales, considérait que le local devait « prendre sa part » dans l'effort de redressement de nos comptes publics, amplifié depuis 2007 152 ( * ).

« Prendre sa part », certes, mais sans oublier les moyens nécessaires aux missions de nos communes, départements et régions.

Henri de Raincourt, hier président du groupe UMP au Sénat déclarait avec clarté : « l'objectif est de parvenir à une rationalisation des collectivités territoriales et à une meilleure gestion des deniers publics. C'est le pendant sur le territoire de la réforme de l'État et de la RGPP » 153 ( * ) .

Étant sénateur, Alain Lambert tempérait cependant de tels propos : « la suppression administrative elle-même d'un même échelon n'économiserait pas plus de 5 % des dépenses. L'échelon ne doit pas être analysé sous l'angle de l'économie mais sous l'angle de l'efficacité ».

Il n'est pas certain que le chiffrage à 5 % soit solidement étayé mais le raisonnement est juste : il faut aborder la question de notre organisation décentralisée de manière positive : que doit-elle être pour servir au mieux l'intérêt général ?

Sauf à alimenter un populisme dangereux et un libéralisme à tout va, il n'est pas possible de déclarer ex-abrupto que telle ou telle administration coûte cher 154 ( * ) .

La Mission sénatoriale présidée par Claude Belot fait preuve de beaucoup d'objectivité en observant que le « surcoût éventuel n'a pour l'heure, fait l'objet d'aucune évaluation précise... C'est pourquoi il peut sembler en grande partie illusoire d'attendre des économies substantielles d'une réforme de notre organisation territoriale, et notamment de la suppression d'un échelon » 155 ( * ) .

La recherche de la performance, la mesure coût-efficacité, commandent tout d'abord de vérifier le bien-fondé du service rendu, d'en analyser les conditions d'exercice, de consulter. À partir de là, il faut agir : maintenir, réformer, supprimer, adapter, transférer si besoin.

Au sein de la sphère publique, il existe très certainement des redondances. Lors d'un récent débat budgétaire, la commission des Finances du Sénat a proposé la fusion de trois directions du ministère des Finances : la Direction générale de la Modernisation de l'État, la Direction générale du Budget, la Direction générale de l'Administration et de la Fonction Publique. Motifs : cloisonnement et perte d'efficacité. Le ministre du Budget s'y est opposé en invoquant la différence de métiers.

Dans un rapport à l'Assemblée nationale, le député Alain Gest regrettait que « des fonctionnaires des administrations centrales de l'État qui sont déchargés de certaines compétences n'en doivent pas moins demeurer au service de l'État afin d'assurer de nouvelles missions de contrôle et de conseil aux collectivités dans le cadre des compétences transférées 156 ( * ) ».

Il s'interrogeait à juste titre sur le risque de résistance à la décentralisation que pourrait recéler une telle conception et jugeait utile et souhaitable que des audits soient menés dans les directions d'administrations centrales et le cas échéant dans les administrations déconcentrées lorsque des compétences sont transférées aux collectivités territoriales.

L'État doit redonner aux préfets un rôle de représentation, de coordination et d'animation qu'ils n'auraient jamais du perdre.

Il n'a pas le monopole des redondances : l'intercommunalité en possède sa part.

Tout transfert de compétence doit être accompagné d'un transfert de service. La mise en commun, la mutualisation s'impose même si nous connaissons bien les tensions - temporaires - qui peuvent naître de telles initiatives.

Tirer le meilleur profit d'une organisation passe également par des constructions partenariales entre les collectivités territoriales, entre ces collectivités territoriales et l'État.

Dans un même souci de rationalisation, il faut étudier si une telle coopération syndicale doit demeurer ou si au contraire certains domaines ne pourraient pas être transférés aux communautés existantes.

Nous ne voudrions pas clore ce paragraphe sans citer trois problèmes financiers inséparables de la question du « coût » :

- par les transferts que l'État opère sur les collectivités territoriales, il leur reste bien souvent redevable. C'est tout spécialement vrai dans le domaine social ;

- le statut de l'élu local et la sous-indemnisation des maires ne sont pas acceptables eu égard au rôle qu'ils jouent et à la responsabilité qu'ils encourent ;

- la sous-rémunération de la fonction publique territoriale risque de porter préjudice à la décentralisation, tout spécialement aux petites et moyennes collectivités.

c) Notre système serait illisible

Accusation fréquente : « on ne sait pas qui fait quoi ! » Il est vrai qu'il faut une sérieuse connaissance civique pour se retrouver dans notre labyrinthe décisionnel.

C'est une évidence qui appelle l'effort de simplification et la nécessité de la pédagogie.

Mais nous sommes dans un monde complexe. En chacun coexistent les soucis d'autonomie et de solidarité, de liberté et de protection. Notre culture nous porte à recourir au texte. Il en découle une inflation législative avec sa part d'inefficacité, de contradiction, d'éphémère, de circonstance, de pure communication.

Dans un récent rapport on peut lire ceci :

« Corsetés par des règles nationales s'immisçant parfois dans les moindres détails, par des procédures s'additionnant les unes aux autres et d'une complexité croissante, les territoires subissent une décentralisation « centralisée » qui leur enlève l'oxygène et nuit à leur véritable responsabilisation comme à une implication volontaire de l'ensemble des acteurs locaux. Il faut libérer les énergies créatrices des acteurs locaux publics et privés, notamment en assouplissant certaines règles de la décentralisation. En particulier, il faut encourager les expérimentations rendues possibles par la Constitution depuis 2004 » 157 ( * ) .

A l'origine de cette inflation normative : l'esprit de suspicion.

Il est à l'origine de nombreux avant-projets de loi. Transmis au Conseil d'État, ils reviennent surchargés de corrections que les conseillers insèrent par crainte d'interprétations erronées. Tout Gouvernement, dans sa production législative, suspecte sa majorité et réduit l'initiative parlementaire.

On a d'autre part, la curieuse impression, que pour le Gouvernement actuel, l'histoire commence aujourd'hui, sans se préoccuper des précédents existants. À titre d'exemple, votre rapporteur considère que la boîte à outils de la coopération intercommunale regorge de moyens : nous avons un large choix pour mieux faire 158 ( * ) .

Pour démontrer l'illisibilité, l'argument des « financements croisés » est avancé.

Mais l'État lui-même excelle dans cette pratique en l'imposant. Voyons le financement des lignes à grande vitesse, des investissements routiers, universitaires... Il le fait dans les domaines les plus régaliens que sont ceux de la défense, de la sécurité et de la justice... Il le fait dans des proportions qui en font l'une des collectivités les plus impliquées dans les financements croisés, que ce soit en tant que bénéficiaire ou en tant que contributeur. La Cour des comptes s'est d'ailleurs émue de cette situation, dont elle s'est efforcée de prendre la mesure à la lumière des subventions d'investissement versées entre l'État et les collectivités territoriales :

Subventions d'investissement versées entre l'État et les collectivités territoriales
en 2007 (en millions d'euros)

Contributeur /

Bénéficiaire

Commune

EPCI

Département

Région

État

Autres

Total

Commune

-

234,4

3 006,6

1 277,8

803,2

-

5 650

EPCI

134

-

355,8

Département

30,4

32

-

311

294,4

279

947

Région

3,8

11,2

41,6

-

95,1

154

306

État

26

26

274,5

427,4

-

-

-

Autres

961

696

2 060

3 335

-

-

-

Total

1 155

1 089

5 383

5 351

Source : Cour des comptes, Rapport public thématique. La conduite par l'État de la décentralisation, octobre 2009, page 33.

Les financements croisés sont-ils une bonne ou une mauvaise chose ?

C'est incontestablement un transfert de responsabilité mais le financement croisé peut éviter le blocage, accélérer et multiplier les investissements, établir des priorités pour les collectivités territoriales.

Que conclure ?

L'État a sa part dans l'illisibilité qu'il dénonce : à lui de revenir au niveau qui doit être le sien dans son champ propre de compétence.

Ce retour est-il possible au moment où des observateurs avertis pensent que nous changeons de régime politique avec un Président de la République qui décide de tout sans répondre devant le Parlement ? Au moment où il met en oeuvre une nouvelle conception de l'État fort éloignée de celle dont nous avons héritée à la libération, modernisée par la suite 159 ( * ) ?


* 146 20 des 27 pays de l'Union européenne comptent 3 niveaux d'unités territoriales, 7 n'en comptent qu'un (Chypre) ou deux (Danemark, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte et Slovénie) - Rapport d'étape de la Mission temporaire sur l'organisation et l'évolution des collectivités territoriales (Sénat, 2008-2009, n° 264 déposé le 11 mars 2009. p.19).

* 147 Depuis le 31 mars 2011 (qui a vu Mayotte accéder à la fois au statut de département et à celui de région), la France compte 101 départements et 27 régions (en intégrant la collectivité territoriale de Corse, généralement recensée dans le décompte des régions françaises bien que, sur le plan strictement juridique, elle n'ait pas formellement le statut de région). De 1968 à 1970, l'Allemagne est passée de 14 338 communes à 8414, la Belgique de 2 359 à 596 (en 1975). Le Danemark a diminué son nombre de communes de 80 % en 1967, le Royaume-Uni de 66 % en 1974-1975. L'Italie compte 8074 communes et le Royaume-Uni 481 (districts). Le territoire français métropolitain diffère de celui de l'Espagne, de l'Allemagne, de l'Italie, de la Grande-Bretagne, de la Belgique, de la Hollande...Nous n'avons pas le même aménagement du territoire. La spécificité métropolitaine communale ne vaut pas pour les DOM TOM qui comptent peu de communes.

* 148 Note ARF du 15/12/2008. Ce qui compte ce n'est pas la taille mais les compétences et les moyens.

* 149 Cf. « Populations et territoires de France en 2030 », sous la direction de Gérard François Dumont - L'Harmattan, 2009.

* 150 Si des géographes et des historiens reconnaissent cette diversité (cf. Fernand Braudel « L'identité de la France », tome 1 « Espace et Histoire » 1986), le législateur reste à la peine. C'est une tendance bien française que de vouloir l'harmonie par la géométrie, l'arithmétique. Nous lui devons notre carte départementale. Régulièrement, nous débattons du nombre idéal de régions, de départements. Nos régions, par exemple, seraient trop petites : démographiquement, elles n'ont rien à envier à d'autres régions européennes. La véritable différence tient dans leur faiblesse budgétaire. Encore faut-il, si l'on procède à une analyse rigoureuse, comparer les compétences des unes et des autres.

* 151 Avec les transferts de personnels de l'État, ses dépenses de fonctionnement ont beaucoup augmenté.

* 152 Cf. « Abécédaire des institutions », n°36-2008.

* 153 Henri de Raincourt in « Acteurs Publics », avril 2009, p. 29.

* 154 Jacques Attali ne peut se contenter d'écrire : « Où sont les gaspillages ? Ils sont dans les doubles comptes et dans l'absence de l'usage des technologies nouvelles » (rapport de la Commission pour la libération de la croissance française : 300 décisions pour changer la France, 23/01/2008)

* 155 Rapport d'étape n° 264 précité, p. 71.

* 156 Rapport d'information sur la mise en application de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004
relative aux libertés et responsabilités locales (Assemblée nationale, 28 juin 2006, n° 3199).

* 157 « Populations et territoires de France en 2030 » sous la direction de Gérard-François Dumont - L'Harmattan, 2009, p. 178-179.

* 158 Reste tout de même la question fiscale, à laquelle il n'a pas été répondu à ce jour.

* 159 « La France change-t-elle de régime politique ? » Ouest-France, le 13 avril 2009, Jean Baudoin, Professeur de Sciences politiques à l'université de Rennes 1.

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