C. DES COMMERCES PHYSIQUES AUX TRAJECTOIRES DÉVIÉES ET AUX PHYSIONOMIES MODIFIÉES

Dans son étude précitée, Alain Rallet estimait que « pour que l'on observe une mutation importante de l'appareil commercial, il faudrait que la part des ventes en ligne dans le commerce de détail fasse un bond qualitatif ». Outre que ce « bond » est en passe d'être franchi, de nombreux acteurs et observateurs s'attendent à une « mutation » de l'appareil commercial : plus d'un tiers des personnes interrogées 174 ( * ) (36 %) dans l'enquête du CREDOC précitée estiment que le changement sera radical à l'horizon de 2020 et d'une ampleur comparable à celui qui a suivi la naissance de la grande distribution dans les années 1960...

Interrogés sur le contenu de ce changement et la nature du commerce qui en sera issu, les répondants ont d'abord mis en avant les nouvelles technologies, avec le développement du e-commerce et l'évolution des comportements des consommateurs liée aux nouvelles possibilités offertes par ces technologies (recherche d'information, échanges de retour d'expérience entre pairs...).

Pleinement conscient de ce mouvement d'électronisation du commerce, « les professionnels et les experts expriment des visions d'avenir en rupture par rapport aux tendances de ces dernières décennies. L'avenir semble être à la proximité ...

« Une importante majorité de répondants (69 %) anticipe un renforcement au cours des 10 prochaines années du poids des petites surfaces de proximité alors que, pour près de 3 répondants sur 4, celui des hypermarchés serait condamné à reculer .

« Les avis sont plus partagés pour ce qui concerne l'avenir des grandes surfaces spécialisées et du hard-discount.

« Les répondants se montrent également très optimistes quant à l'avenir du commerce de centre-ville , en particulier dans les villes petites et moyennes, qu'à 72 % ils imaginent bénéficier d'une part croissante dans l'appareil commercial d'ici 2020.

« Ils se montrent aussi optimistes quant à l'avenir du commerce en zone rurale : 47 % le voient en hausse et 34 % demeurer stable.

« Une majorité de répondants (52 %) voit en revanche le poids des retail parks (les parcs d'activités commerciales de périphérie) reculer. Les avis sont plus mitigés pour ce qui est de l'avenir des centres commerciaux, mais seule une minorité de répondants anticipe un renforcement de leur poids dans l'appareil commercial » 175 ( * ) .

Deux ans plus tard, notre diagnostic est le même quant au besoin de proximité : les magasins vont « venir » au consommateur (et non plus l'inverse) via le commerce électronique, le commerce de proximité ou d'autres formes de distribution (par exemple, sur les lieux de transit), au détriment des grandes surfaces. Ce faisant, la hiérarchie des enseignes pourrait ressortir quelque peu chahutée.

1. Grandes surfaces alimentaires

Un franc recul peut être globalement anticipé pour les grandes surfaces alimentaires, en cohérence avec des budgets de consommateurs réduits (par une certaine tertiarisation des achats, le poids des dépenses contraintes et une évolution peut-être moins favorable du pouvoir d'achat) et une désaffection croissante pour les hypermarchés (engendrée par le rejet d'une certaine consommation de masse chronophage et énergivore) 176 ( * ) parallèle à une progression marquée du commerce électronique , voire du commerce de proximité. Ce recul concernerait :

- dans un premier temps , les produits non alimentaires : comme l'attractivité des GSA résulte ici non du conseil (comme pour les GSS), mais des prix (ex : le « high tech »), les grandes surfaces subiront de plein fouet la concurrence des e-commerçants concernant ces biens ;

- dans un second temps , les produits alimentaires : le commerce de proximité connaîtrait un regain de faveur, tandis que les « drives » accélèreraient leur montée en puissance sous la pression d'une demande conquise, enfin le commerce électronique avec livraison ou dépôt proche du domicile pourrait connaître un véritable essor en raison d'évolutions concomitantes :

- les consommateurs, de plus en plus « hédonistes », ne supporteraient plus de passer du temps à renouveler des approvisionnements standard ;

- des solutions d'acheminement réfrigérées et performantes seraient finalement mises en place, avec des coûts réduits ;

- des solutions « high tech » d'approvisionnement automatisés (systèmes d'abonnements, réfrigérateurs « communicants » pourvus de détecteurs de puces RFID), très attrayants pour certains ménages d'actifs, deviendront relativement accessibles.

Jean Prévost, Directeur de l'innovation du groupe Casino, explique qu'il s'est « demandé quelles grandes familles de produits pouvaient être vendus sur la toile, avec pour paramètres le temps et la fonction, pour constater que, dans dix ans, les hypermarchés auront perdu, dans l'hypothèse basse, 30 à 40 % de leur chiffre d'affaires ». D'après lui, « ceux qui survivront devront muter ». Quels seront-ils ? Les stratégies de diversification et de cohérence des offres et de services propres à « réenchanter » la grande distribution, telles que « Carrefour Planet », rencontrent un certain succès. Par ailleurs, la plupart des enseignes s'orienteraient dorénavant vers des schémas d'implantation privilégiant une plus grande proximité des centres-villes et des gares.

Quoi qu'il en soit, le développement des stratégies multicanal (e-commerce, formats de magasins diversifiés) sera certainement le principal facteur de survie des différentes enseignes, même si les implantations physiques devront, pour retenir un consommateur que les courses rebutent, évoluer vers plus de services et de séduction.

Les enseignes qui n'auront pas anticipé ces évolutions à temps pourraient être les plus pénalisées ; elles pourraient être nombreuses car si, dans l'enquête précitée du CREDOC, les anticipations des acteurs induisent une contraction significative de l'activité dans le commerce de détail en magasin, notamment en raison de la forte croissance de la part de marché du e-commerce, en revanche, la perspective d'une contraction du volume d'affaires n'est que très rarement évoquée par les répondants pour ce qui concerne leur enseigne...

Le risque d'une « calcification des cartes mentales » ?

En dépit de fortes incertitudes quant à l'avenir, les anticipations des acteurs d'un secteur ne sont pas nécessairement divergentes. Un tel phénomène peut avoir une double origine : un certain mimétisme, dont la vertu est alors de rassurer quant à sa propre ignorance, et l'inertie des représentations, lorsque qu'elles succèdent à une longue période de stabilité.

Dans le cahier de recherche du CREDOC de novembre 2010 consacré à la « vision prospective des acteurs du secteur » sur le commerce de demain, Philippe Moati note ainsi que « La balance entre les forces de divergence et de convergence des représentations est inégale selon les secteurs. [Certains auteurs] soutiennent que l'« isomorphisme mimétique » est d'autant plus important que le niveau d'incertitude est élevé : face à l'incertitude, se conformer à des règles collectives revêt un caractère rassurant.

« Confronté à sa propre ignorance, chaque décideur est en droit de supposer que les autres disposent d'une information qu'il n'a pas et de décider rationnellement de se conformer à leur manière de voir et de faire. En outre, il est sans doute plus confortable de se tromper en même temps que les autres plutôt que tout seul... Malheureusement, les études empiriques manquent pour identifier avec précision les déterminants sectoriels du degré de convergence des représentations ».

Il ajoute plus loin qu'« une longue période de stabilité au sein d'un secteur est (...) susceptible de conduire à une calcification des cartes mentales, de même que l'ancienneté du décideur dans la firme et dans le secteur, voire dans la fonction ».

D'ores et déjà, les résultats décevants enregistrés récemment 177 ( * ) par l'enseigne Carrefour pourraient s'expliquer par une diversification tardive dans l'e-commerce non alimentaire (où Casino, par exemple, est très présent avec CDiscount) et alimentaire, avec peu de « drives » (alors que des enseignes telles qu'Auchan ou Leclerc les ont multipliés) ; Carrefour devrait prochainement implanter ces drives à marche forcée...

Dans le même temps, on ne saurait exclure qu'un pouvoir d'achat contraint ne favorise le « hard discount » , c'est-à-dire les grandes surfaces sans fioritures, dont l'attractivité repose d'abord et surtout sur des prix très bas, que le commerce électronique, en raison de frais spécifiques, rencontre certaines difficultés à concurrencer sur ce seul terrain. Pour la même raison, les enseignes ayant un « positionnement prix » marqué (Leclerc) se trouveraient dans une position moins inconfortable que les autres GSA.

Cette tendance serait également renforcée par l'hédonisme, précédemment évoqué, des consommateurs, qui les pousse à dégager des marges sur les biens courants afin d'accéder à certains produits ou services haut-de-gamme. La croissance du « low cost » 178 ( * ) n'est pas antinomique d'une demande de biens de consommation de plus en plus segmentée, chère et sophistiquée. Ainsi que le note Gilles Lipovetsky 179 ( * ) , « celui qui visite un magasin discount n'est pas un sous-consommateur, mais un hyper consommateur qui contrôle certaines dépenses ici afin de pouvoir accéder, là, à des plaisirs diversifiés, à des consommations ludiques, communicationnelles et émotionnelles ».

La possibilité d'une concurrence exacerbée par les prix est, cependant, clairement rejetée par les acteurs interrogés dans l'enquête prospective du CREDOC...

Les trois scénarios du CREDOC

Les acteurs interrogés par le CREDOC ont été invités à se prononcer sur trois scénarios :

- un scénario du « règne du prix cassé », qui s'inscrit dans le sillage de la théorie de la roue de la distribution 180 ( * ) et fait jouer à la concurrence par les prix un rôle structurant ;

- un scénario du « commerce de précision » met en scène un commerce qui prend acte de la diversité des attentes des consommateurs et généralise les stratégies de segmentation / différenciation ;

- un scénario du « commerce serviciel » décrit un commerce qui a dépassé une conception de son métier centrée sur l'achat pour la revente, pour se penser comme pourvoyeur d'effets utiles et apporteur de « solutions ».

Or, le scénario du « règne du prix cassé » a été clairement rejeté, le gros des répondants se répartissant de manière à peu près équilibrée entre le scénario du « commerce de précision » et celui du « commerce serviciel » 181 ( * ) ...

Ce rejet montre d'abord que chaque acteur du commerce physique souhaite développer des activités à fortes marges, même s'il est peu probable que tous y parviennent.


* 174 Panel constitué de 114 professionnels et 46 « experts » (36 chercheurs et 10 consultants).

* 175 Rapport du CREDOC précité.

* 176 Sur ce sujet, on se reportera utilement à la contribution de Baptiste Prudhomme « Traversée du désert pour les hypermarchés : quel avenir pour un modèle controversé et concurrencé ? », figurant au tome 3 du rapport « Villes du futur, futur des villes » de Jean-Pierre Sueur, pour la Délégation sénatoriale à la prospective (juin 2011).

* 177 Le groupe a publié une perte de 249 millions d'euros au premier semestre 2011.

* 178 « Bas coût » ; modèle économique dont le principe est de proposer une prestation basique au consommateur pour un prix minimal ; cela implique habituellement, outre un rejet du superflu, de réduire le nombre d'intermédiaires, de simplifier l'organisation interne et de peser sur les conditions des fournisseurs.

* 179 Le bonheur paradoxal -Essai sur la société d'hyperconsommation, Gallimard, 2006.

* 180 Théorie de Malcolm P. McNair (« Wheel of Retailing », 1958), selon laquelle les distributeurs qui dominent le marché finissent par s'« embourgeoiser » au point d'assurer le succès de nouveaux venus à « faible statut, faible coût et faible marge », plus agressifs sur les prix ; ces derniers finissent, à leur tour, par s'institutionnaliser et laisser la place à des concurrents plus ascétiques...

* 181 Le rapport précise : « Dans le commentaire apporté à leur choix, plusieurs répondants ont insisté sur la possibilité d'un commerce en 2020 qui combine des éléments associés à chacun de ces différents scénarios, soulignant ainsi une tendance qui se dégage de l'ensemble des réponses au questionnaire : la marche vers un commerce pluriel, où des formats et des positionnements diversifiés répondront à l'hétérogénéité des attentes. Certains ont évoqué l'idée d'une séquentialité entre les scénarios : le commerce de précision serait une étape vers un commerce serviciel ».

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