N° 379

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 15 février 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la révolution de l' intercommunalité ,

Par M. Jean-Pierre SUEUR,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Pierre Sueur , président ; MM. Jean-Pierre Michel, Patrice Gélard, Mme Catherine Tasca, M. Bernard Saugey, Mme Esther Benbassa, MM. François Pillet, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Nicolas Alfonsi, Mlle Sophie Joissains , vice-présidents ; Mme Nicole Bonnefoy, MM. Christian Cointat, Christophe-André Frassa, Mme Virginie Klès , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Alain Anziani, Philippe Bas, Christophe Béchu, Mmes Nicole Borvo Cohen-Seat, Corinne Bouchoux, MM. François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Michel Delebarre, Félix Desplan, Christian Favier, Louis-Constant Fleming, René Garrec, Gaëtan Gorce, Mme Jacqueline Gourault, MM. Jean-Jacques Hyest, Jean-René Lecerf, Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Roger Madec, Jean Louis Masson, Jacques Mézard, Thani Mohamed Soilihi, Hugues Portelli, André Reichardt, Alain Richard, Simon Sutour, Mme Catherine Troendle, MM. André Vallini, René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto.

de gauche à droite : MM. Daniel HOEFFEL et Jean-Pierre SUEUR

M. Jean-Pierre SUEUR

Préface

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Révolution : le mot paraîtra sans doute trop fort. Alors ajoutons-y un adjectif, et parlons de révolution tranquille. Mais précisons aussitôt que pour tranquille qu'il fut, le bouleversement engagé par la loi du 6 février 1992 sur l'administration territoriale de la République en fut vraiment un : dix ans après la promulgation de la loi, près de 90 % des communes appartenaient à une communauté et vingt ans après, on assistera au « bouclage » de la carte de l'intercommunalité -et chacune des 36 700 communes françaises appartiendra bientôt à une communauté.

Il était nécessaire de marquer ce bouleversement, d'en saisir les ressorts, de comprendre pourquoi cette « révolution tranquille » s'est effectuée, pourquoi elle est une indéniable réussite, de tirer des leçons et d'évoquer des perspectives pour l'intercommmunalité de demain : tel était le sens du colloque organisé le 6 février 2012 au Sénat par sa commission des lois, dont on lira les actes dans les pages suivantes.

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En première lecture, sous le Gouvernement Rocard, le projet de loi sur l'administration territoriale de la République a été adopté par une voix de majorité à l'Assemblée nationale. Et en seconde lecture, il ne fut approuvé sous le Gouvernement d'Edith Cresson qu'avec deux voix de majorité par la même Assemblée nationale. Le score avait, certes, doublé... Mais la loi fut acquise de justesse.

Elle fut acquise de justesse dans un climat dont je puis témoigner -pour avoir défendu la position du Gouvernement, article après article, à l'Assemblée comme au Sénat durant six lectures sur sept- qu'il était paradoxal. Nombre de députés et de sénateurs s'intéressaient diablement au sujet. Et quand bien même ils voteraient contre le texte, il était manifeste -au Sénat tout particulièrement- que l'évolution était loin de leur être indifférente et qu'ils pensaient que, même s'ils divergeaient sur des points de méthode ou de procédure, ils pressentaient qu'il y avait là une évolution irréversible.

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Pourquoi les communautés de communes furent-elles un succès, depuis les deux premières que l'on doit, en 1992, à Michel Guégan dans le Morbihan et à François Patriat en Côte d'Or, jusqu'aux ultimes qui seront formellement créées en 2012, voire en 2013 ?

Il y a, à mon sens, deux explications.

La première tient au fait qu'on a scrupuleusement respecté les communes. En dépit de tous les procès et faux procès, nous avons dit, redit et proclamé lors des débats parlementaires que les communautés de communes ne se traduiraient pas par la négation des communes, mais qu'elles permettraient au contraire aux communes d'être plus fortes et plus efficaces en se rassemblant librement pour exercer des compétences qu'elles ne pouvaient pas exercer seules : quelle politique de développement économique, d'aménagement du territoire, d'urbanisme, de maîtrise de la qualité de l'environnement dans des communes de 50, 100, 200 ou 500 habitants ? En revanche, une communauté structurée rassemblant cinq, quinze ou vingt communes, comptant 10 000 ou 15 000 habitants ou davantage, peut tout à fait prendre en charge ces compétences avec l'efficacité requise.

Les Français portent leur commune dans leur coeur. C'est un attachement historique, républicain, sentimental. Et à cet égard, la loi Marcellin nous avait, si l'on peut dire, vaccinés. On ne peut pas dire que les fusions de communes et la création de communes associées se soient toujours traduites par de francs succès -et j'ai conscience d'énoncer un euphémisme !

Vouloir mettre en cause les communes, c'était donc s'engager dans une impasse. Il fallait plutôt fédérer les énergies communales au service d'un projet fort.

Il fallait aussi respecter scrupuleusement le principe de subsidiarité : que les communes fassent seules ce qu'elles peuvent bien -et mieux- faire seules, et que la communauté fasse ce que l'on peut mieux faire ensemble.

On comprend à cette aune les débats qui ont pu avoir lieu sur les syndicats scolaires. Si les communes regroupées en communautés de communes décident librement de se doter de la compétence scolaire -le plus souvent pour l'investissement- c'est leur droit, et il faut le respecter. Mais si d'autres, de loin les plus nombreuses, décident de continuer de prendre en charge cette compétence, c'est leur droit imprescriptible. N'oublions pas que l'école communale -et donc le lien entre l'école et la commune- est l'un des creusets de la République.

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Il est une seconde raison qui explique le remarquable succès des communautés de communes : c'est le fait que les périmètres étaient pour l'essentiel, proposés et décidés par les élus eux-mêmes.

Je n'ignore pas les critiques que cela a pu engendrer. On a fait remarquer que telle communauté était trop petite, telle autre trop grande. Celle-ci était de circonstance : il s'agissait d'échapper à la « tutelle » de telle ville importante en la contournant, ou encore de rassembler des communes de la même couleur politique, etc.

Je n'ignore rien de tout cela, ni le dernier rapport présenté par Philippe Séguin au nom de la Cour des Comptes affirmant qu'un certain nombre de découpages n'étaient pas rationnels.

Ma réponse est simple. J'entends tout cela. Mais la vérité est que si l'on avait voulu écrire dans la loi de 1992 qu'il revenait au représentant de l'Etat de définir l'ensemble des périmètres, il n'y aurait pas eu de loi de 1992 ! Le respect de la liberté et des initiatives des élus locaux était une condition qu'il fallait absolument respecter si l'on voulait avoir quelque espoir que la loi fût votée.

Je constate qu'au total, la liberté fut féconde et qu'elle le reste. Il faut faire confiance au mouvement de l'histoire. Avec le temps, les incohérences sont revues, les regroupements nécessaires s'effectuent. Mais sans le choix initial du respect intégral de la liberté des collectivités locales, rien n'eût été possible.

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Ce colloque traite aussi des perspectives. Il le fait de manière plurielle et je m'en voudrais d'imposer un point de vue dans cette préface. Qu'il me soit cependant permis d'évoquer les problématiques.

Premier point : comment concevoir les évolutions du paysage territorial français ? Cette question n'a rien d'anodin. Il ne manque pas de bons esprits qui s'emploient à refaçonner le paysage et décrètent, par exemple, qu'à l'instant t , le département disparaîtra. L'ennui, c'est que les choses ne se passent jamais ainsi. Notre paysage territorial est évolutif. Il a fallu vingt ans pour achever la révolution des communautés de communes, ce qui n'est pas long au regard de l'histoire. Mais ce fut une évolution décisive et qui aura des répercussions sur l'ensemble du paysage.

Considérons a contrario les communautés de ville. Celles-ci étaient tout autant inscrites dans la loi du 6 février 1992 que les communautés de communes. Pourquoi n'eurent-elles pas de succès ? La raison est simple. En 1992 -si l'on excepte des précurseurs comme Michel Crépeau ou Edmond Hervé- les esprits n'étaient pas mûrs pour l'instauration de la taxe professionnelle unique dans les agglomérations. Il fallut qu'un travail intense -mené en particulier au sein de l'Association des maires des grandes villes de France- porte ses fruits ; il fallut que cette idée mûrisse sept ans pour qu'elle puisse enfin être inscrite dans la loi Chevènement de 1999.

Il ne s'agit pas de promouvoir la lenteur ou l'inaction. Il s'agit de considérer que, pour porter leurs fruits, les changements doivent être compris, assimilés, voulus, par celles et ceux qui ont en charge de les mettre en oeuvre.

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Deuxième point : la montée des communautés de communes -et plus généralement des intercommunalités- change déjà les réalités locales. Et la question du canton se pose. Ne pourrait-on pas imaginer qu'à l'avenir, les assemblées départementales soient constituées de représentants des communautés de communes ? Je sais les oppositions que suscite une telle proposition. Je sais aussi que la communauté, instance territoriale du développement, prend une place croissante et que la question se pose, et se posera inéluctablement, de savoir comment mieux articuler les départements et les communautés et aussi les communautés et les régions.

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Troisième point : les compétences. Chacun sait que cette question est encore largement devant nous et qu'il faudra faire preuve de rigueur pour préciser les compétences de chaque échelon, maîtriser les coûts, accroître l'efficacité -et que la nécessaire redéfinition concerne tout autant les collectivités locales que les services déconcentrés de l'Etat.

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Quatrième point : la démocratie. Ce n'est pas le moindre !

Les révolutionnaires de 1789 et des années suivantes avaient établi un principe simple : les élus qui lèvent l'impôt et décident des dépenses doivent être élus par les citoyens au suffrage universel direct.

Avec l'intercommunalité, ce n'est pas le cas. Il est pourtant patent que les intercommunalités prélèvent toujours plus d'impôts et décident d'une part croissante des dépenses locales.

Une loi récente prévoit un « fléchage » des conseillers communautaires sur les listes aux élections municipales : il faudra désormais indiquer par un signe qui, en cas de succès de la liste, a vocation à siéger au sein de la communauté.

Ma conviction est que, pour utile qu'elle soit, cette modification ne saurait suffire.

Ma conviction est aussi que les choses sont différentes dans les communautés de communes, d'une part, et dans les communautés d'agglomération et communautés urbaines, d'autre part.

Dans les communautés de communes, le lien avec les communes et leurs élus est si étroit que je ne pense pas qu'il soit aujourd'hui pertinent d'envisager une élection au suffrage universel direct du conseil de la communauté de communes.

Il en va autrement dans les grandes agglomérations françaises où 70 % des dépenses relèvent de la communauté et environ 30 % seulement des communes.

Dans ces agglomérations, on continue d'organiser des élections cantonales sur la base de cantons urbains dont le moins qu'on puisse dire est que nos concitoyens n'ont pas une perception très claire de leur existence, de leur pertinence ni de leur utilité.

Le temps n'est-il pas venu de faire appel au suffrage universel pour désigner l'assemblée et le président ou la présidente qui vont gérer 70 % des dépenses de l'agglomération ? Et d'organiser ainsi tous les six ans un débat sur les enjeux de l'agglomération ?

Je sais que, sur ce point, les avis sont partagés. Et cela d'autant plus que si l'on veut « démocratiser » la désignation des assemblées intercommunales dans les agglomérations, bien des modalités existent dont, par exemple, l'extension de la loi dite « PLM ».

On peut discuter des modalités, des méthodes, des étapes éventuelles. Mais une chose me paraît sûre : on ne peut pas faire l'impasse sur la question des rapports entre l'intercommunalité et la démocratie.

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J'arrête là ces réflexions dont le seul but est d'ouvrir le débat. Les débats de ce colloque du 6 février furent très riches.

Ils préparent l'avenir. Car s'il est, je crois, deux certitudes que partagent tous ceux qui sont intervenus, au-delà de la diversité de leurs convictions, c'est que la « révolution de l'intercommunalité » est un fait irréversible et qu'il nous revient de continuer d'avancer sur le chemin de la décentralisation.

Jean-Pierre SUEUR

Président de la commission
des lois du Sénat

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