DEUXIÈME TABLE RONDE - LES LEÇONS DE LA PROSPECTIVE : CONTINUITÉ OU RUPTURE DANS LES STRATÉGIES PUBLIQUES POUR L'AGRICULTURE ?

A. MME CARMEL CAHILL, CONSEILLÈRE PRINCIPALE, DIRECTION DES ÉCHANGES ET DE L'AGRICULTURE, ORGANISATION DE COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ECONOMIQUE (OCDE)

Merci de m'avoir invitée. J'ai choisi en fait de parler dans la deuxième partie de la table ronde parce que je pensais que j'avais plus à contribuer au niveau de l'action publique qu'au niveau des prospectives, parce que l'exercice qu'on fait à l'OCDE ne couvre que dix ans. C'est peut-être moins intéressant dans le contexte où on est aujourd'hui.

Là, j'ai essayé de faire un résumé des facteurs dont on parle beaucoup ; on a déjà évoqué pas mal de ces facteurs ici ce matin. Nous sommes - je crois, selon ce que j'ai déjà entendu - plus ou moins d'accord sur le diagnostic du problème. Sauf, je crois qu'il y a quelque chose qu'il faut dire. Si on regarde cinquante ans en arrière ou quarante ans en arrière, personne n'aurait pu dire où on allait se trouver aujourd'hui. Pour ce qui concerne l'utilisation qu'on fait des ordinateurs, de la téléphonie mobile, la façon dont on mange, le fait que les femmes travaillent, il y a énormément de choses qui ont changé et qui n'ont pas été prédites. Je crois qu'il faut être un peu humble et un peu modeste, et ne pas donner trop d'importance aux exercices formels de projection ou de prévision parce que ce ne sont que des manières de schématiser, de systématiser un petit peu nos pensées, de nous aider dans la réflexion. Mais il faut se méfier un petit peu des résultats précis. Ce n'est pas du tout précis. Je ne veux pas les dénigrer. Nous faisons notre propre exercice. Mais il faut quand même les utiliser avec beaucoup de précaution et beaucoup de modestie. On ne connaît pas l'avenir et on ne le connaîtra jamais. Cela me fait penser qu'en fait, ce que nous devons faire, c'est faire en sorte que - et là, on parle agriculture et secteur agro-alimentaire - le secteur avec tous ses acteurs soit - on dirait en anglais « fit for purpose » - flexible, soit prêt, soit réactif. Vous allez peut-être comprendre un peu mieux ce que je veux dire par cela avec la suite. Mais je crois que c'est cela la chose la plus importante en fait. Voilà. J'ai redéfini un petit peu la question pour parler de long terme, parce que quand on parle de sécurité alimentaire, les réponses pour des problèmes à court terme, c'est très différent quand il s'agit de conflits ou de catastrophes naturelles...etc. Alors, je ne vais m'intéresser qu'à la question à long terme. Ce que j'ai essayé de résumer là, c'est une espèce d'analyse, ce que j'appellerais une analyse holistique ou intégrée du problème de sécurité alimentaire qui demande, pour ce qui est de l'action publique, qu'on agisse au niveau de la production, au niveau de la consommation, au niveau de la recherche, au niveau du commerce et des échanges mais aussi au niveau beaucoup plus large du développement, défini d'une manière très large, et de la pauvreté. Je vais dire quelques mots sur chacun de ces sujets.

Alors, c'est évident, personne ne conteste qu'il faut augmenter - et d'une manière très significative - la production et la productivité. Mais, il faut le faire en tenant compte de toutes les contraintes qu'on a : des contraintes de l'eau, de terres, de l'environnement en général. Malgré tout cela, la meilleure façon d'augmenter la production et la productivité, c'est de rendre visibles aux producteurs les signaux de marché. C'est peut-être un des clichés qui ne sont pas tellement aimés. Mais ce qu'on a vu par exemple après la crise de 2008, c'est que la production dans les pays avancés a répondu très vite avec une augmentation de 12 % l'année suivante tandis que les producteurs dans les pays en voie de développement n'ont pas été capables de répondre de la même manière.

Deuxième point : enlever les obstacles à l'adaptation, parce qu'autant dans les pays avancés que dans les pays en voie de développement, mais de manière très différente, on met pas mal d'obstacles au développement du secteur. Cela peut aller du fait qu'encore aujourd'hui dans les pays en développement on a tendance à taxer, à pénaliser l'agriculture - cela existe toujours - ou dans nos pays avancés, on limite la taille des exploitations, on met des contraintes de ce genre-là qui ont tendance à empêcher l'ajustement du secteur.

L'innovation, la recherche et le développement : là, il y a plusieurs aspects. Il y a un besoin d'appliquer ce que l'on sait déjà parce que pas mal de nos innovations, de nos pratiques, de nos variétés peuvent être utilisées ailleurs. Mais, il y a aussi un besoin, et c'est un besoin à long terme d'investir dans la recherche pour trouver des solutions aux problèmes qui viennent : le problème de produire plus avec moins d'eau ou moins de terre...etc.

Investir, bien évidemment, c'est important. Là, je parle moins des pays de l'OCDE que des pays en développement ou des pays émergents. Mais il faut aller avec beaucoup de précaution aussi, parce que même si l'aide à l'agriculture dans les pays en développement - et on a vu un graphique montré par notre collègue - a beaucoup diminué depuis quelques années, il y a eu une période où en fait l'aide était dominée par l'aide à l'agriculture et cela n'a pas marché. Il faut vraiment faire attention cette fois-ci parce que les gouvernements investissent plus en ce moment. Les promesses qui ont été faites ces dernières années sont en train d'être réalisées et l'investissement augmente. Mais il faut que cela soit le bon investissement : il faut que cela soit efficace, il faut que cela soit durable dans tous les sens de « durable ». Durable dans le sens que cela soit rentable mais durable aussi dans le sens environnemental. Il y a eu des échecs dans le passé, il ne faut pas les répéter.

Dernièrement, pour que la production puisse augmenter - et la productivité - il faut que derrière, il y ait un cadre efficace de gestion des risques. Là, c'est un sujet à part. Nous travaillons à l'OCDE énormément à ce sujet en ce moment et je pourrais en parler plus en détail si cela vous intéresse.

Je sais qu'en France on parle beaucoup de production raisonnée, alors moi j'ai emprunté la phrase ou l'expression pour parler de consommation « raisonnée » et là, il y a plusieurs aspects. Monsieur Bachelier avait l'air de dire que réduire pertes et gaspillages, ce n'était pas la solution si je l'ai bien compris. C'est sûr que ce n'est pas une solution intégrale, ce n'est pas la panacée mais cela peut contribuer. Il y a deux aspects aussi : plutôt perte dans les pays en développement et gaspillage chez nous. Perte, c'est parce que l'infrastructure n'est pas là, c'est l'incapacité de réfrigérer.... Il y a énormément de pertes au niveau de la ferme et au-delà de la ferme dans les pays en développement. Chez nous, les pertes, c'est peut-être plutôt à notre niveau de consommateurs et au niveau de la distribution. Nous lançons à l'OCDE une réflexion sur ce sujet en ce moment, nous n'avons pas les réponses mais c'est très clair qu'au niveau de l'action publique, les solutions ne sont pas faciles. On parle beaucoup en anglais de « fat tax », de taxer tout ce qui est graisse et gras, même de taxer les sucres, mais toutes ces choses-là sont vitales pour la vie ; c'est l'excès qui n'est pas bon. Dans nos pays, cela a déjà été mentionné, il y a des gens pauvres et on sait que les gens pauvres dépensent une plus grande proportion de leurs revenus pour l'alimentation que les gens aisés. Cela veut dire que si l'on taxe l'alimentation, on est en train d'imposer une taxe très régressive sur les pauvres. Alors, là, je ne pose que des problèmes. On n'a pas de réponses encore à cela. Mais, je n'aimerais pas à ce stade exclure l'idée d'une réduction du gaspillage comme présentant au moins une partie de solution. L'éducation et les nouvelles technologies, c'est moins controversé comme piste de réflexion et je crois qu'il y a quelque chose à faire là. J'ai appelé cela « promouvoir des solutions gagnantes-gagnantes » dans le sens où il y a plus de gens obèses ou en surpoids dans les pays avancés que des gens sous-nourris dans les pays en développement. Alors, je crois quand même qu'il faut réfléchir. Il y a aussi, je crois que presque personne ne conteste qu'on aurait une meilleure santé si l'on mangeait moins de viande. Comment faire ? C'est peut-être aussi une question d'éducation et pas vraiment une question d'instruments économiques. Mais je crois qu'il faut quand même réfléchir à cela. Enfin, il faut éviter de susciter une demande qui n'est pas durable économiquement, socialement ou écologiquement. Cela, c'est une phrase d'un document de l'OCDE mais le mot entre parenthèses que j'ai mis après, c'est moi qui l'ai mis parce que bien sûr la grande majorité de nos pays membres ne seraient pas entièrement d'accord avec cela. Mais, je crois qu'il faut quand même mettre cela dans notre réflexion, le rôle des biocarburants. Il n'y a aucune production de biocarburants dans les pays de l'OCDE en ce moment qui n'est pas subventionnée d'une manière ou d'une autre. Voilà, je n'en dirai pas plus.

Il nous faut deux types de recherches ou d'innovations : c'est l'application de ce que l'on sait déjà mais aussi de nouvelles pratiques, de nouvelles variétés...etc. pour faire face aux défis environnementaux, surtout en ce qui concerne la rareté de ressources comme l'eau. Mais, il faut aussi que le cadre réglementaire soit en place pour assurer qu'il y ait un équilibre entre protection des droits de propriété intellectuelle et la diffusion de technologies dont les agriculteurs et d'autres acteurs dans le secteur ont besoin. C'est aussi, là aussi, c'est peut-être plus une question d'éducation que d'instruments économiques, il faut veiller à ce que l'opinion publique comprenne les avancées scientifiques et les acceptent en connaissance de cause.

Il faut mettre en outre en place un système commercial international au fonctionnement efficace : je ne dis pas là non plus que c'est la panacée, mais les échanges ont certainement un rôle, et un rôle important à jouer, peut-être encore plus dans l'avenir que dans le passé. J'ai entendu autour de la table un petit peu ce matin une tendance à dire qu'il faut être auto-suffisant pour avoir la sécurité alimentaire. Je crois que c'est faux. Déjà, si nous sommes tous dans une situation d'autosuffisance, cela veut dire que le Japon ne sera pas importateur et que la France ne sera pas exportatrice. Il faut quand même réfléchir. Le taux d'autosuffisance du Japon est peut-être de 40 %, de la Corée, c'est peut-être 50 %. Je sors des chiffres comme cela, je ne les connais pas exactement. La Norvège a un taux d'autosuffisance assez bas aussi, comme la Suisse. Nos projections, qui vont jusqu'à dix ans dans l'avenir seulement, tendent à dire que toute l'augmentation ou une grande majorité de l'augmentation de la production et des échanges serait Sud-Sud et pas forcément Nord-Sud. Ce serait régional. Mais, si l'on peut croire aux experts, par exemple sur le changement climatique, qui nous disent - sans pouvoir chiffrer cela - que des zones qui ont déjà du mal vont avoir encore plus de mal parce qu'elles vont devenir plus sèches ou plus arides que dans le passé et que nous, nous allons avoir peut-être moins de mal, c'est clair que les échanges peuvent relier ces zones excédentaires avec ces zones déficitaires. C'est ce qui se passe déjà dans le monde et il faut que cela continue à se passer. A quel niveau, dans quelle proportion ? Personne n'est capable de le dire mais il faut laisser faire cela, parce que pour certains pays qui n'ont pas d'avantages comparatifs, qui n'ont pas les ressources naturelles pour produire, c'est la seule façon de se développer. Ils ne peuvent pas se développer s'ils dépendent de leur propre production pour s'alimenter. Je crois que c'est assez clair. Pour que cela soit vraiment viable, il faut qu'il y ait le fameux « level playing-field », il le faut, parce qu'on a vu pendant la crise de 2008 que beaucoup de pays, pas des pays de l'OCDE mais des pays émergents et des pays en développement, ont imposé très activement des restrictions à l'exportation, et ces restrictions à l'exportation ont beaucoup aggravé la situation. Elles ont même créé un problème au niveau du riz où il n'y avait aucun problème, par exemple. Il n'y avait aucune pénurie de riz dans le monde en 2008 mais ce sont les prix du riz qui ont flambé le plus et qui - pour une raison que je ne comprends pas - sont restés très élevés aussi. Quand il s'agit de sécurité alimentaire, c'est beaucoup demander à un gouvernement de laisser partir des exportations pendant que les prix augmentent et que les gens ont faim. Je ne suis pas naïve mais quand même, il faut réfléchir, voir si on ne pourrait pas trouver un moyen d'avoir des règles un petit peu plus solides en ce qui concerne les restrictions à l'exportation. Il y a aussi l'aide pour le commerce. Il y a un volet dans l'aide pour le commerce qui est spécifique à l'agriculture, et l'OCDE travaille beaucoup sur cela aussi.

Là, sur mon dernier transparent, c'est peut-être la chose la plus importante - en tout cas à mon sens - que je voudrais dire aujourd'hui. C'est d'essayer de dire que les solutions à la sécurité alimentaire ne peuvent pas être purement agricoles, que fondamentalement, le problème de la sécurité alimentaire est un problème de pauvreté et de développement. On peut investir tout ce que l'on veut dans l'agriculture, mais le cadre économique général, le cadre social, la gouvernance, la santé, l'éducation, les infrastructures, si tous ces éléments-là n'avancent pas au pas avec le développement de l'agriculture, tout cela sera pour rien. Je crois que c'est clair. Il faut mettre tout cela à l'intérieur d'un cadre beaucoup plus large qui vise le développement au sens large.

Cela veut dire - et pour revenir à un débat qui a commencé, je crois, avec les commentaires sur la première partie de la table-ronde - créer des opportunités en dehors du secteur agricole. Ce sont des choses qui sont difficiles à dire et très controversées. Cela se dit très peu aujourd'hui mais il y a une corrélation très forte entre la proportion de la population qui est employée dans le secteur agricole et la pauvreté d'un pays. Aucun pays ne s'est développé sans que les populations agricoles ne diminuent d'une manière très significative. Cela doit diminuer jusqu'à quel niveau ? Personne ne peut le dire. Mais une partie de ce développement doit absolument être une diminution du nombre de personnes dont l'occupation est l'agriculture. C'est comme essayer d'empêcher la marée de monter et de se retirer. Si on est dans des pays où il y a 30, 40, 50 ou 60 % de la population qui travaille dans l'agriculture, il s'agit d'exploitations qui sont infiniment petites et il s'agit de gens qui sont très pauvres, qui vivent dans une pauvreté et une misère très sévères. Moi, je ne vois pas comment ces gens-là, on peut améliorer leurs niveaux de vie en les gardant dans ce secteur. Je crois que ce n'est tout simplement pas possible, parce que pour tirer un revenu raisonnable de l'agriculture, il faut une exploitation d'une certaine taille et ce n'est pas quelques centaines de mètres carré, ce n'est pas un demi-hectare, ce n'est pas un hectare. Bien sûr, dans le meilleur des mondes, il s'agit d'un ajustement qui doit se faire lentement, qui doit se faire d'une manière positive et ordonnée : que les gens quittent le secteur parce qu'ayant augmenté le niveau du revenu, le niveau de productivité sur les exploitations, certains individus ont reçu une éducation qui leur permette d'aller faire autre chose. Tous ces processus du développement qui sont quand même connus... Peut-être que ces chemins du développement vont être différents dans l'avenir, mais je crois que - à part qu'ils restent pour produire des choses illégales - c'est impossible d'avoir un revenu correct sur une toute petite exploitation. Je crois que c'est un fait. On a eu une réunion interministérielle à l'OCDE il y a quelques mois, c'était la première fois depuis douze ans. Il faut vraiment cette approche qui est vraiment une approche intégrée, une approche holistique pour arriver à une sécurité alimentaire pour les 6 milliards de gens qui sont sur Terre aujourd'hui et les 9 milliards qui seront là en 2050.

Yvon COLLIN

Merci beaucoup Madame Carmel Cahill. Je rappelle que vous êtes Conseillère principale au développement de l'agriculture à l'OCDE. Je vois qu'à travers votre propos, le débat est véritablement lancé. Sans plus tarder, je vais passer la parole à Monsieur Bernard Bachelier.

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