B. M. BERNARD BACHELIER, DIRECTEUR DE LA FONDATION POUR L'AGRICULTURE ET LA RURALITÉ DANS LE MONDE (FARM)

Oui, merci Monsieur le Président. J'avais l'intention de faire une présentation en essayant d'être concret et de parler de la réalité des choses. J'en ai un peu assez des annonces qu'on voit comme cela depuis deux ans et qui ne se traduisent par rien. Dans la réalité, c'est cela.

Je comptais parler de trois choses : d'abord, une introduction pour dire de quoi l'on parle ; deuxièmement, un petit retour en arrière ; et puis dire par rapport à la question que vous posiez - ruptures ou continuités ? - en quoi on a peut-être des chances d'avoir une rupture dans la conception du développement agricole et des politiques agricoles même si les facteurs positifs qu'on observe sont encore fragiles.

Alors, d'abord, je vais me concentrer sur la question africaine et je vais me concentrer sur la question de la capacité que nous avons à réinvestir dans l'agriculture. Je crois que c'est cela la question et je rejoins en cela très largement le Directeur général de la FAO. Réinvestir dans l'agriculture, mais pas réinvestir de n'importe quelle façon. On n'obtiendra pas une augmentation de 70 % de la production principalement dans des pays pauvres, on n'améliorera pas la situation des agriculteurs - fussent-ils des petits agriculteurs - si on ne réinvestit pas dans l'agriculture, et notamment l'agriculture vivrière. La question, c'est pour moi le couplage entre l'investissement - pour que ce soit de l'investissement efficace -, les politiques agricoles et les protections des productions locales - les protections légitimes, y compris dans les négociations internationales telles qu'elles sont menées actuellement.

Je voudrais dire par rapport à la question des échanges, en préalable aussi, qu'il faut distinguer - et je crois que c'est important pour les responsables politiques français et européens de bien avoir la différence - entre l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne. L'Afrique du Nord sera structurellement déficitaire, durablement et structurellement déficitaire. Nous avons donc une responsabilité de contribuer à combler ces déficits. L'Afrique subsaharienne a le potentiel agricole, donc paysan, en terres et en eau, pour satisfaire non pas l'autosuffisance - qui n'est pas un objectif total - mais une grande partie de ses besoins alimentaires. Cela, je crois que c'est un point important. La façon dont l'Europe va discuter - il va y avoir une réunion de l'UPM pour l'agriculture en juin -, dont nous pouvons traiter avec les pays du pourtour de la Méditerranée n'est évidemment pas la même que la façon dont nous pouvons traiter avec l'Afrique subsaharienne. Je dis un mot sur les politiques agricoles européennes : s'agissant du pourtour méditerranéen et du Proche-Orient, il est clair qu'il y aura des déficits et il est clair que nous sommes dans une situation de compétitivité par rapport à d'autres fournisseurs, notamment de blé, de céréales, et notamment l'Ukraine, la Russie. Il n'y a pas de raisons de désarmer notre capacité à participer à cette compétition économique pour satisfaire des populations qui sont proches de nous. Je note qu'au moment de la crise alimentaire, il y a eu très peu de difficultés au Maghreb - il y en a eu en Égypte - parce que les politiques publiques sont intervenues massivement pour éviter une flambée des prix du blé et du pain. Ils ont pu le faire parce que l'Algérie a du pétrole, le Maroc a du commerce, etc. On est donc dans une situation - il y a eu une étude de l'AFD menée là-dessus - où on a bien vu que quand il y a du cash disponible dans les États, il y a une capacité d'atténuer des situations. A ce moment-là, ils se retournent vers le marché, le marché fournit et il n'y a pas de raisons que l'Europe ne soit pas sur le marché. Je considère que la situation est très différente en Afrique subsaharienne, à la fois parce qu'il y a un potentiel et puis parce qu'il n'y a pas de ressources des gouvernements et parce qu'il y a - Madame l'a dit tout à l'heure - une population agricole qui représente entre 50 et 60 % de la population qui vit de l'agriculture et qui se trouve aussi dans une situation de malnutrition, j'y reviendrai.

Je pense que du point de vue du raisonnement politique, il y a un élément très important qu'il faut évoquer et qui me paraît absolument fondamental, c'est que les politiques de lutte contre l'immigration ou de réduction de l'immigration n'ont pas de sens tant qu'il n'y a pas de réduction de différentiels de croissance et de différentiels économiques entre les deux rives de la Méditerranée et l'Afrique subsaharienne. Sur cela, on peut mettre toutes les barrières qu'on veut, on peut se mettre au milieu du fleuve, ouvrir les bras, l'eau continuera de couler si nous n'améliorons pas la situation économique de ces populations. Elles sont majoritairement agricoles. Il faut améliorer la situation économique des populations agricoles.

Un petit retour en arrière, c'est le deuxième point. Qu'est-ce qui s'est passé depuis vingt ans ? Il y a eu les politiques - vous les connaissez - d'ajustements structurels, de libéralisation. S'agissant de l'agriculture, il y a eu un choix, notamment en Afrique subsaharienne qui a porté sur une réduction des engagements budgétaires, des prix les plus bas possibles pour les produits alimentaires de base et donc le recours simple à des importations à bas prix qui étaient disponibles sur le marché international. Depuis vingt ans, il n'y a qu'à regarder les courbes, le riz, une partie du blé, étaient disponibles sur le marché international sans gros effort et sans coût majeur. Donc, pas de coût budgétaire de soutien des produits de base, des importations à bas prix et une partie des économies, notamment en Afrique de l'ouest, en Afrique du centre, ont pris l'habitude de se reposer sur les importations et, du coup, de désinvestir dans leurs agricultures locales. Cela nous a arrangés : la courbe de la FAO est très claire, on est passé de 18 % à 4 % de la place de l'agriculture dans l'aide publique au développement et 4 % aussi dans les budgets nationaux. Il y a donc eu de ce point de vue-là un vrai désinvestissement. Qu'est-ce qui s'est passé au moment de la crise alimentaire ? Je voudrais un petit peu revenir là-dessus car cela me paraît intéressant. Madame Cahill a rappelé que les pays du Nord avaient eu la capacité d'augmenter de plus de 10 % la production de céréales alors que les pays du Sud ont régressé, ou en tout cas augmenté d'à peine 1 %. Or nous avons regardé ce qui s'est passé en Afrique de l'ouest à ce moment-là. Premièrement, les prix mondiaux ne se sont pas transmis aux paysans. En Europe, les prix mondiaux se sont transmis aux paysans immédiatement. D'ailleurs ils en ont même largement profité, ce qui fait que maintenant quand on fait des comparaisons entre 2010 et 2008 ce n'est pas très significatif. 2008, cela a flambé et ils ont eu de très bons revenus. En réalité, en Afrique de l'ouest, ils ne sont pas transmis. Deuxième chose, se seraient-ils transmis que les paysans n'avaient plus de stocks. Je rappelle effectivement que le prix du riz a flambé dans le début de l'année : en trois-quatre mois, il a été multiplié par trois. Or les paysans africains vendent tout juste après leurs récoltes, ils ne stockent pas. C'est le négoce qui stocke, donc au moment où il y avait une augmentation des prix, il était impossible que les paysans africains puissent bénéficier de cette augmentation des prix. Troisième observation, pour la campagne suivante, ils n'ont pas la capacité d'accéder au crédit, d'augmenter la production, d'acquérir des intrants. Il n'y a pas de banque, c'est une illusion de penser que le microcrédit finance l'agriculture, et surtout l'agriculture vivrière qui est très risquée, qui demande des garanties et qui a une faible valeur ajoutée. Au contraire des agriculteurs du Nord qui ont immédiatement pu réagir aux signaux de marché et réinvestir, les agriculteurs du Sud n'ont pas cette capacité de réinvestir. Moi, je dis que de ce point de vue-là - par rapport à la remarque qui a été faite tout à l'heure sur la pauvreté des agriculteurs - c'est quand même une question de production et de disponibilité mais c'est un double problème de pauvreté, c'est-à-dire qu'on a des consommateurs qui n'arrivent plus à payer à un moment donné - et c'est les émeutes dans les villes - des importations qui sont trop chères et on a des agriculteurs qui n'ont pas accès au crédit, qui sont donc dans une situation de pauvreté et qui ne peuvent pas non plus augmenter leur production. C'est donc un double problème de pauvreté. Or le potentiel existe, agricole encore une fois, dans tous les sens du terme, pour que ces organisations agricoles, ces paysans, augmentent leur production. Je rappelle que l'Afrique se trouve à un tout petit peu plus de dix quintaux par hectare, qu'elle ne consomme pratiquement pas d'engrais - neuf kilos, et encore c'est quasiment essentiellement utilisé pour des cultures d'exportation, donc il n'y en a que très peu sur les cultures vivrières -, qu'il n'y a pas de circuits commerciaux ou que les circuits commerciaux sont très désorganisés. Il faut donc organiser, cela veut dire qu'il faut faciliter l'accès au crédit de ces paysans. Il faut les aider à stocker, il faut les aider à commercialiser en commun, il faut les aider à structurer des filières. Ceci est possible. Pour les exemples que nous avons pris, nous à FARM, avec sept groupements en Afrique subsaharienne, on peut avec des intrants, des semences améliorées et l'irrigation - pas forcément de l'irrigation massive mais une irrigation d'appoint, par exemple arroser du maïs pendant quinze jours parce qu'il y a une poche de sécheresse - passer de 10 quintaux à 35 ou 40 quintaux. Ce sont donc des choses réellement constatées.

Troisième point, revenons un peu à une vision un peu plus macro-économique et politique. Y a-t-il des chances que cela change ? Ce que l'on constate, effectivement, c'est que depuis deux ans, il y a une convergence du discours sur l'idée qu'il faut réinvestir dans l'agriculture. Pour l'instant, on est surtout dans des effets d'annonce, c'est-à-dire qu'on a eu des annonces en juin 2008 à la FAO à Rome de plus de 20 milliards - il en a été décaissé deux ou trois -, on a eu le G8 d'Aquila - 20 milliards - on a eu le G-20 de Pittsburg - 20 milliards - et puis on attend toujours. On attend toujours. Là, il y a eu une annonce il y a un mois par les Américains et la Banque mondiale de monter un programme mondial domicilié à la Banque mondiale financé par les Américains, les Canadiens, l'Espagne et la Corée du Sud plus la fondation Bill Gates. Je note que la France n'est pas dedans ni l'Union Européenne. Je note. Quand même, on pourrait se poser la question. On peut espérer quand même qu'il y ait des moyens qui soient le moment venu débloqués. Deuxième observation, le FMI - qui avait beaucoup été à l'origine des programmes d'ajustements structurels qui ont démantelé les services publics et qui ont poussé à ces économies extraverties - ne couple plus l'aide budgétaire - Monsieur Strauss-Kahn l'a dit - à des réformes économiques. Si en plus il disait que dans le soutien budgétaire, il est d'accord pour soutenir des budgets agricoles, on aurait franchi encore un pas de plus. Et puis, restent les négociations : les négociations des accords de partenariats économiques entre l'Union Européenne et les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique et puis les négociations de l'OMC. C'est là que peut se trouver la capacité à coupler investissement et protection des productions locales. Les règles de l'OMC permettent aux pays les moins avancés de protéger leur production locale. Il ne peut pas y avoir une protection brusque et forte parce qu'elle ne peut qu'entraîner rapidement une augmentation des prix de base alimentaires et que c'est inacceptable pour les gouvernements qui arbitrent toujours en faveur des consommateurs par rapport à ces populations. C'est normal parce que c'est politique : s'ils ont des émeutes dans les villes, ils arbitrent en faveur des consommateurs. Il faut donc qu'il y ait de la cohérence entre l'investissement en faveur des filières vivrières et un couplage qui permette de valoriser cet investissement mais qui permette en même temps à l'investissement de lui donner le temps de produire. Je pense personnellement que ce n'est pas impossible et que l'une des clés se trouve s'agissant de l'Europe au niveau des négociations des accords de partenariat économique. Je rappelle qu'en Afrique de l'ouest, les organisations paysannes demandent des protections pour les produits de base de 50 à 80 %. Nous n'avons rien à perdre du point de vue du marché à accepter cela et nous aurions beaucoup à gagner, à avoir des populations agricoles qui sortent de la pauvreté dans ces régions du monde, qui sont encore une fois dans notre proximité géopolitique. Je ne sais pas si on va y arriver. Pour l'instant, le cloisonnement à Bruxelles entre le commissaire chargé du commerce extérieur et le commissaire chargé du développement est quand même assez fort. On a vu dans le passé qu'il était assez difficile que Monsieur Peter Mendelson et Monsieur Louis Michel arrivent à converger rapidement vers des propositions concrètes, opérationnelles et acceptables par nos partenaires alors que nous portons une responsabilité historique. Nous sommes passés des accords de Lomé aux accords de Cotonou, nous avons détruit le Stabex. Nous portons une responsabilité historique. Je n'arrive pas à comprendre - pour tout vous dire puisqu'on parle de politique, de conséquences de questions d'avenir par rapport aux politiques - comment l'ensemble européen n'est pas en mesure de modifier les fondements de sa négociation pour conclure des négociations d'échanges économiques qui ne soient pas des négociations au détriment de nos partenaires mais à leur bénéfice, alors que c'est notre intérêt d'avoir un développement économique de cette région du monde. De la même façon à l'OMC, je rappelle aussi que le dernier blocage de négociation de l'OMC en juillet 2008 s'est fait sur l'exigence de l'Inde de pouvoir mettre des mesures de sauvegarde spéciales pour protéger son agriculture face à des importations qui seraient à trop bas prix. Les États-Unis ont refusé ces dispositions qui n'étaient pas des dispositions de protection permanentes mais qui étaient des dispositions de protection en cas de baisse de prix qui ruinerait les agricultures locales. Il ne s'agit pas d'être idéologiquement pour ou contre la protection, il s'agit d'en apprécier la nécessité au cas par cas. Les États-Unis n'ont pas voulu, on n'a pas pu conclure les accords de l'OMC et nous sommes restés - je crois le savoir - dans une position de gentils observateurs. Il est vrai qu'à l'époque, l'Inde était en campagne électorale et les États-Unis aussi. Je ne sais pas si ces choses peuvent changer mais nous aurons l'occasion - dernier point - la France aura l'occasion de présider le G20 en 2011. Je sais que le gouvernement français et le Ministère de l'agriculture souhaitent mettre à l'ordre du jour les questions de régulation des marchés. A juste titre. C'est un sujet majoritaire qui intéresse beaucoup nos concitoyens, mais il est clair que si nous portons ce sujet au niveau du G20, il ne peut pas être dissocié de la question de la sécurité alimentaire. L'Europe ne peut pas avoir un propos régulateur sur les marchés sortant de l'Europe si en même temps elle ne se pose pas la question de savoir si les pays déficitaires et les agriculteurs pauvres vont pouvoir bénéficier de cette régulation des marchés. Sinon, évidemment, notre consensus européen explosera en vol dès qu'il sera mis sur la table d'un ensemble multilatéral comme le G20. J'ai été peut-être un peu long mais je tenais à dire cela. Monsieur le Président, Merci.

Yvon COLLIN

Très intéressant, merci. Rappelez simplement que vous êtes Directeur de la Fondation pour l'Agriculture et la Ruralité dans le Monde. Sans plus tarder, je passe la parole à Monsieur Michel Griffon, Directeur général adjoint de l'Agence Nationale de Recherche. Il a la parole.

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