C. M. MICHEL GRIFFON, DIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT DE L'AGENCE NATIONALE DE RECHERCHE (ANR)

Je vous remercie. Je vais essayer de coller à la question que vous posez mais en parlant des ruptures plus que des continuités, parce qu'au fond, ce qui est important pour calibrer les politiques, c'est de s'intéresser aux ruptures ou aux mécanismes de transitions rapides. Alors dans certains cas, je vais aller très vite parce que nous en avons déjà parlé.

A propos du marché international et des échanges mondiaux, il y a quand même une évolution extrêmement rapide qui est l'accroissement de la consommation de viande dans les pays émergents. C'est une variable qui évolue à très grande vitesse, mais je n'insiste pas puisqu'on en a déjà parlé. Cependant, rappelons quand même un chiffre qu'il est important d'avoir en mémoire : c'est que si l'ensemble du monde mangeait 140 kilos de viande par personne et par an comme en Amérique du Nord, la totalité des ressources biophysiques de la planète n'y suffiraient pas. Malthus se réveille un peu ; il avait tort au XVIII e siècle, il aurait peut-être raison aujourd'hui parce que 9 milliards d'habitants, une planète limitée, il vient un moment où on peut commencer à percevoir qu'on atteint des limites.

La deuxième chose sur le marché, c'est que bien évidemment il y a des pays qui ont déjà exploité la plupart des terres exploitables, c'est-à-dire des terres plates, un peu de terres en colline, qui ont des rendements déjà relativement élevés grâce à leur recherche agronomique, grâce à la révolution verte, grâce aux engrais, grâce aux produits phytosanitaires... mais qui vont avoir une courbe démographique qui va continuer à croître et qui sont à cours de ressources. Il y a l'Inde, il y a la Chine principalement. Et puis, il y a depuis plus longtemps, la plupart des pays du Maghreb et du Moyen-Orient pour des raisons d'écologie aride et désertique. Tout cela définit dans le futur la nécessité d'importer de façon très significative.

Si bien que si le marché mondial aujourd'hui représente de l'ordre de 10 % de ce qui est produit, un calcul rapide - celui que j'avais fait mais je n'ai pas trouvé d'autres références - peut laisser penser que le marché mondial représenterait 40 % de la production. S'il représente 40 % ou même moins, 30 %, cela va poser quand même un certain nombre de questions sur le comportement de ce marché mondial - et je vais y revenir.

La troisième chose que l'on peut dire sur les échanges mondiaux, c'est qu'en 2050 il pourrait y avoir une géographie profondément différente de la géographie actuelle. De même que la géographie actuelle est très différente de la géographie d'il y a vingt ans, trente ans. Il y a vingt ans, trente ans, il n'y avait que quelques pays exportateurs, principalement les pays à faible population et avec de très grandes surfaces comme l'Argentine, comme l'Australie mais pas la Russie. Avec le changement climatique, la Russie va devenir un compétiteur important pour peu qu'elle sache améliorer ses rendements, qu'elle sache mieux gérer son agriculture, qu'elle sache mettre des capitaux et si ce n'est pas la Russie qui met des capitaux, ce seront peut-être d'autres qui mettront des capitaux. Mais les régions septentrionales du monde devraient voir la capacité de production agricole s'améliorer grandement, et ce sont toutes des régions plates. Qu'il s'agisse de la Chine du Nord, de l'ensemble de la Sibérie ou du Nord canadien, ce ne sont pas des régions montagneuses. Ce sont des régions - sous réserve qu'on puisse démontrer qu'il n'y ait pas de catastrophes agronomiques - candidates à produire beaucoup d'excédents. Alors que le Brésil, qui est le géant exportateur qui n'arrête pas de monter en puissance, est montré dans la plupart des modèles climatiques comme devant connaître une situation de plus en plus grave, à l'horizon 2050, même si les modèles donnent des sorties à l'horizon 2070-2080. Le marché mondial va donc changer profondément géographiquement , changer profondément en volumes, ce qui est tout à fait important. Je suis persuadé que le problème n'est pas : « Y aura-t-il assez de nourriture ou pas assez de nourriture à l'horizon 2050 ? ». Le problème, c'est : « A partir de maintenant et jusqu'à 2050, qu'est-ce qui va se passer ? »

Il me semble que la problématique, c'est celle - pour simplifier les choses - d'une course de vitesse entre l'évolution de la courbe de la population et sa traduction en termes de besoins alimentaires modulo la montée en puissance des classes moyennes et des revenus. Donc, une course de vitesse entre cette courbe - finalement - de besoins et de demande avec la courbe d'offre. Or, à l'échelle de la planète, nous nous trouvions au sortir de la guerre avec une situation où la courbe d'offre était tangentiellement inférieure à la courbe des besoins, ce qui se traduisait par des disettes fréquentes et des famines. Ces famines ont été expliquées par les guerres mondiales : la grande famine chinoise, les famines indiennes... En fait, on s'est retrouvé dans les années 1950, dans les années 1960, avec des situations graves dans toute l'Asie.

La révolution verte a été la réponse qui a permis de redresser la courbe de la production de façon très significative. Pendant toute une génération, notre génération, finalement nous avons appris, nous autres agronomes, à ne pas être inquiets parce que les techniques de la révolution verte donnaient un horizon de prospective qui poussaient à l'optimisme dans cette course de vitesse entre les deux courbes. Simplement, les politiques d'ajustement structurel qui ont réduit dramatiquement les subventions aux agricultures qui étaient en plein décollage dans les pays du Sud plus un certain nombre de problèmes de pénurie de ressources, par exemple la baisse de la nappe phréatique et des disponibilités en eau d'une grande partie de l'Asie humide, tout cela fait que la courbe des rendements a commencé à plafonner très vite. Si bien qu'il y a la courbe de la production en train de repasser au-dessous de la courbe des besoins. C'est bien cette situation qui pourrait créer à l'échelle de la planète, en agrégeant toutes les situations, les unes et les autres, qui pourrait arriver à créer de la volatilité. On peut remarquer que les sécheresses australiennes de 2007 et 2008 sont simplement les petites variations à l'échelle planétaire d'offres qui ont provoqué les accroissements considérables de prix. Une bonne récolte suffit à faire effondrer les prix. Quand on est dans ces situations de stocks relativement faibles, la volatilité s'accroît. Ce qui m'inquiète, c'est la conjonction de la volatilité qui pourrait être due à cette analyse de course de vitesse entre les deux courbes combinée à l'accroissement de la part commercialisée à l'échelle mondiale. Cela donne un tableau dangereux : 40 % de la production commercialisée avec de la volatilité, c'est ingérable à l'échelle de la planète parce que cela crée trop de danger politique pour l'alimentation des populations. Cela relance donc à mon sens - c'est un scénario bien sûr - les interrogations sur la sécurité alimentaire et cela multiplie l'ampleur, l'amplitude des problématiques de sécurité alimentaire. Dernière chose sur le marché en termes de ruptures : le Brésil monte en puissance, le Brésil a de la terre en quantité, il a une main d'oeuvre qui est dramatiquement sous-payée, il a une très bonne recherche agronomique, il a des capitaux, il exporte et il ne supporte pas que d'autres agricultures - au motif que les avantages comparatifs dont il dispose sont supérieurs - exportent aussi. Mais quand même, il faut rappeler que cette agriculture du Brésil se fait au prix d'un dumping environnemental tout à fait considérable, d'un dumping social qui est notable - c'est quand même parmi les mains-d'oeuvre les plus sous-payées dans le monde. D'autres dans le monde, d'autres exportateurs, font du dumping monétaire, donc nous sommes très loin du marché parfait de la théorie. Ce marché étant totalement imparfait et s'ajoutant aux problèmes des 40 % et de la volatilité, on peut avoir une réelle inquiétude sur la sécurité alimentaire, momentanément, ça ou là, à tel ou tel endroit de la planète.

La deuxième grande chose que je voudrais dire sur les ruptures, c'est que nous sommes à la fin de quarante années de modèle conventionnel d'agriculture dite classiquement intensive , c'est-à-dire intensive en engrais, intensive en produits phytosanitaires et surtout intensive en énergie. Le prix de l'énergie ne peut que théoriquement augmenter sur longue période. En tout cas, vous conviendrez que ce n'est pas ridicule d'en faire l'hypothèse. Les prix des engrais sont connectés aux prix de l'énergie, surtout les engrais azotés ; les engrais phosphatés sont eux liés à un risque d'épuisement progressif des gisements les plus intéressants, donc avec des risques d'accroissement notables sur deux-trois décennies des prix. Les produits phytosanitaires sont de plus en plus condamnés par les sociétés, les sociétés occidentales en particulier. Mais il y a à mon sens une autre raison qui limite le développement des produits phytosanitaires, c'est le fait que pratiquement tous sont contournés biologiquement par la nature : par les champignons microscopiques, par les herbes et par les insectes. Si bien que l'accroissement des coûts de recherche et de coûts d'homologation des produits phytosanitaires les rend économiquement de moins en moins intéressants. Il y a bien sûr une évolution dramatique du manque d'eau dans beaucoup de régions du monde, et pas simplement les régions désertiques ou subdésertiques. Il y a des régions où il y a beaucoup d'eau disponible mais aussi beaucoup d'eau consommée par l'agriculture, et c'est le bilan qui est important. Java Est, par exemple, est une région de stress hydrique alors qu'il y tombe 4 mètres d'eau. Il y a bien sûr la question du carbone, où l'agriculture ne va pas rester isolée longtemps de la nécessité de réduire les émissions de CO 2 et de CH 4 et d'azote, de NO aussi. Elle ne va pas rester non plus en dehors de la nécessité de séquestrer du carbone. Et puis, bien sûr, il y a la question de la biodiversité. La biodiversité n'est pas simplement un problème de réserves protégées. C'est ce qu'on appelle la biodiversité ordinaire, et l'agriculture sera convoquée. Tout cela va se traduire par une remise en cause fondamentale de l'ensemble des technologies qui ont fait les hauts rendements qui ont permis de faire face dans les 40-50 années passées à l'accroissement de population que nous avons connu à l'échelle de la planète. Il y a donc là une mutation technologique qu'il faudra accompagner par des politiques publiques. Le seul avantage de cette évolution, c'est qu'elle devrait réduire les coûts environnementaux et que le recours à une plus grande utilisation intensive des mécanismes écologiques - pas du forçage chimique et énergétique mais des mécanismes écologiques - pourrait réduire les coûts. Mais il y a bien une rupture : il suffit de demander aux agriculteurs français qui font la rupture, qui changent leur système technique de production, qui font par exemple des pratiques de semis direct et qui utilisent l'écologie comme ressource productive pour comprendre que ce n'est pas simple du tout, que c'est extrêmement risqué et qu'il faut absolument qu'il y ait des politiques publiques d'accompagnement. Donc, fin de ce modèle et en même temps, subsidiairement, fin du modèle classique de diffusion du progrès technique où c'était la recherche qui disait ce qu'il fallait faire. Tout cela était traduit en termes compréhensibles par la vulgarisation. La mise en place de ces nouveaux types d'intensification écologique suppose une connaissance fine des écosystèmes locaux, des milieux, de leur grande variabilité et pratiquement, cela désigne les agriculteurs comme devant jouer un rôle non négligeable dans les processus d'innovation. Bien sûr, le modèle classique « top down » est lui-même mis à mal par le développement des réseaux. Les réseaux d'agriculteurs-innovateurs en France sont connectés à Internet, acquièrent une certaine autonomie et commencent à poser des questions à la recherche. Il y a donc une mutation, une rupture, là, pratiquement épistémologique dans le fonctionnement de la recherche. En tous les cas, cela augure des mutations institutionnelles.

Enfin, dernière chose en termes de rupture, tout cela pose pour les politiques agricoles de nouvelles questions sur le financement. C'est une question qui existe depuis longtemps qui est sur la table. L'agriculture conventionnelle a eu un effet dit d'externalités négatives au plan environnemental ; l'agriculture avec de nouvelles technologies peut avoir un effet vertueux au plan environnemental. Mais cela a un coût. Alors, on peut dire : les agriculteurs ont été pollueurs, maintenant ils n'ont qu'à appliquer des techniques où ils ne sont plus pollueurs. Après tout, ils le doivent à la société. Je ne crois pas que ce soit le moment de leur dire cela. En tout cas, il n'y a aucune raison microéconomique pour laquelle les agriculteurs se mettraient à produire des biens de qualité environnementale, des services environnementaux sans qu'ils soient rémunérés. C'est donc une question importante pour la politique agricole française et la politique agricole européenne.

Autre question de financement, j'ai l'air de revenir un peu en arrière mais j'aimerais insister là-dessus, l'idée d'un monde pur et parfait d'échanges de produits agricoles me semble fantasmagorique puisque cela supposerait qu'il y ait une distribution équitable sur la ligne de départ - je dirais - entre tous les compétiteurs. Or, la géographie, l'histoire et les écosystèmes montrent que nous avons des situations extrêmement variées. Si l'Europe s'est protégée dans une époque où il y avait une situation alimentaire mondiale qui était fragile, c'est parce que - déjà - elle avait des rendements élevés et que pour obtenir des rendements plus élevés - ce qui était aussi le cas de l'Asie - il fallait qu'elle consacre des engrais, de l'énergie, des phytosanitaires qui avaient un coût élevé pour passer de 30 quintaux à 60-70-80 quintaux. Ce n'est pas un choix historique condamnable que d'avoir créé une agriculture, certes coûteuse, et d'avoir demandé aux citoyens de payer cette agriculture coûteuse et d'avoir élevé des barrières douanières. Bien sûr, ces barrières douanières tombent, elles ont été remplacées historiquement par des subventions. Mais on ne peut pas demander du jour au lendemain à l'agriculture française de devenir compétitive comme l'agriculture australienne à quinze ou vingt quintaux, avec des exploitations qui seraient à peu près en moyenne dix fois la surface agricole utile d'une exploitation française. Tout cela, on s'en rend bien compte, n'est pas possible. Il y a une extraordinaire inertie des structures. Le marché et la libéralisation des marchés doivent tenir compte de cette considérable inertie des structures.

Enfin, dernière chose que je ne répète pas puisque je l'ai dit tout à l'heure, c'est qu'on ne peut pas oublier qu'il faudra vraisemblablement qu'il y ait trois milliards d'agriculteurs qui ne peuvent pas avoir de grandes exploitations, parce que je ne vois pas - contrairement à ce que vous dites Madame - comment on va pouvoir en quarante années faire transiter si rapidement tant de monde du secteur agricole aux secteurs des services et aux secteurs de l'industrie. Si nous pouvions imaginer un tel scénario, je serais le premier à vouloir le calculer parce que je pense qu'il aurait des vertus. Mais je ne vois vraiment pas comment nous pouvons imaginer une telle situation. Il me semble donc que la prudence veut que la planète soit capable d'accueillir et de sortir le plus possible de la pauvreté, à tout le moins faire en sorte qu'elle ne tombe pas dans une pauvreté plus grave, trois milliards d'agriculteurs potentiels. Il faut donc que la technologie agricole soit une technologie qui soit avec des coûts plus faibles. De ce point de vue, je milite à nouveau pour l'intensification écologique. La question, bien sûr, risque d'être celle de l'accès à la terre et de l'accès aux ressources en eau qui est un problème grave de pauvreté puisque je rappelle que dans le milliard des pauvres et de sous-alimentés calculé par la FAO, 6 à 700 millions sont d'ores et déjà aujourd'hui des agriculteurs et je ne vois pas comment, par quelle accumulation miracle de capital, ils pourraient se sortir de la pauvreté dans les quarante années qui restent pour atteindre 2050. Ce qui fait un agenda politique tout à fait considérable, on peut en convenir.

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