II. LE CADRE D'ANALYSE DES PRIX AGRICOLES CONDUIT À ENVISAGER PLUSIEURS SCÉNARIOS AVEC UN SCÉNARIO PLUS PROBABLE DE HAUSSE DES PRIX

En dehors même des épisodes de flambée des prix, les prix agricoles sont structurellement marqués par l'instabilité. Cependant, sur longue période, c'est bien une baisse relative qui globalement s'est produite.

M. Marcel Mazoyer propose une analyse stimulante des prix agricoles sur longue période et des dynamiques existant généralement sur les marchés internationaux qu'il faut citer in extenso avant que de présenter les scénarios envisageables pour le futur, qu'elle éclaire.

S'agissant de la tendance longue des prix, son diagnostic appelle l'attention sur les effets de la modernisation agricole tant dans les pays développés que dans les pays en développement ayant connu la Révolution verte.

« Dans les pays où la révolution agricole contemporaine et la révolution verte ont le plus progressé, les gains de productivité agricole ont été si importants qu'ils ont souvent dépassé ceux des autres secteurs de l'économie, de sorte que les coûts de production et les prix agricoles réels (déduction faite de l'inflation) ont très fortement baissé. De plus, dans certains pays, la production agricole a augmenté plus vite que la consommation intérieure, et les excédents exportables ont fortement augmenté.

Ainsi, dans les pays développés, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les prix réels des matières premières agricoles de base (céréales, oléo-protéagineux, viandes, lait) ont été divisés par trois ou quatre. Dans le même temps, la production végétale ayant augmenté beaucoup plus vite que la population faiblement croissante, des quantités toujours plus importantes de produits végétaux ont été utilisées par les élevages (volailles, porcs, bovins), dont les produits ont à leur tour fortement baissé en coûts et en prix ».

« Dans les pays en développement où la révolution verte a le plus progressé en Asie du Sud, du Sud-Est et de l'Est notamment, même sans grande motorisation, l'augmentation des rendements a entraîné une forte hausse de la productivité et une baisse importante des couts de production et des prix agricoles réels Certains de ces pays sont devenus eux aussi exportateurs (Thaïlande, Vietnam), alors même que la sous-alimentation y est très répandue.

Enfin, dans les anciens pays coloniaux ou communistes où les grandes entreprises agricoles à salariés récemment modernisées atteignent aujourd'hui un niveau de productivité aussi élevé que celui des exploitations familiales les mieux équipées d'Amérique du Nord et d'Europe, les coûts de production sont encore plus bas et défient toute concurrence. Là en effet, les salaires ne dépassent pas quelques dizaines d'euros par mois, les prix des machines et des intrants fabriqués sur place sont beaucoup plus bas que dans les pays industrialisés, les charges fiscales sont souvent très faibles et les monnaies locales sont fréquemment sous-évaluées.

Le rôle -clef de la productivité est souligné ainsi que la divergence entre les dynamiques de la production et la demande, la demande solvable pouvant ne pas suivre la production.

Ces évolutions ont des conséquences sur les équilibres sur les marchés internationaux. Du fait de la pauvreté et de la sous-alimentation dans les pays en cause, non réglées par les progrès d'efficacité du secteur agricole, les débouchés intérieurs sont limités.

« Les marchés internationaux des produits agricoles et alimentaires de base sont donc approvisionnés par des pays exportateurs très divers : pays industrialisés, pays en développement, pays émergents ou en transition, c'est-à-dire un ensemble de pays très différenciés dans lesquels les conditions naturelles et les niveaux d'équipement et dé productivité sont très inégaux ; dans lesquels les prix des machines et des intrants varient du simple au double, le prix de la journée de travail varie de un à cinquante euros et dans lesquels le coût de revient de la tonne de céréale varie de cinquante à cinq cents euros.

D'un autre côté, les pays importateurs de ces denrées sont également très divers : pays industrialisés dans lesquels l'étroitesse des terres facilement cultivables (Suisse, Norvège Autriche, Japon) ou le très faible nombre d'agriculteurs (Royaume-Uni Suède) n'a pas permis à la production de suivre l'augmentation et la diversification de la consommation; pays émergents dans lesquels, malgré la révolution verte, la production n'a pas pu suivre la consommation d'une population fortement croissante; mais aussi pays à faible revenu et forte dépendance vivrière, dans lesquels la révolution verte n'a que peu pénétré.

Dans ces conditions, les prix internationaux sont très souvent inférieurs aux coûts de production. Les denrées agricoles et alimentaires de base ont ceci de particulier que la plus grande partie de la production est consommée à l'intérieur de chaque pays producteur et ne passe pas les frontières. Les marchés internationaux de ces denrées ne concernent donc qu'une petite partie de la production et de la consommation mondiales (de 10 à 30 % selon les catégories de produits). Ce sont des marchés restreints, où l'offre se trouve amplifiée par la pauvreté et la sous-consommation qui prévalent dans les pays en développement exportateurs, tandis que la demande se trouve réduite par la pauvreté et la sous-consommation qui prévalent dans les pays importateurs à faible revenu. Ce sont donc des marchés sur lesquels la sous-consommation des uns et des autres crée une insuffisance chronique de la demande par rapport à l'offre, et sur lesquels la demande équilibre l'offre lorsque le prix descend assez bas pour être supportable par l'importateur le plus pauvre et pour égaliser le coût de production, non pas de l'exportateur le plus compétitif, mais de l'exportateur encore assez compétitif pour répondre à cette demande-là, à ce prix là.

Dans la phase historique du développement marquée par la révolution verte et le maintien de fortes contraintes sur la demande, les prix agricoles sur les marchés internationaux ont eu tendance à s'installer à un bas niveau, niveau inférieur aux coûts de production moyens.

Le prix international est inférieur au coût de production de 85 % des volumes produits dans le monde. Il est inférieur aux coûts de production de la très grande majorité des agriculteurs du monde : inférieur aux coûts de production des agriculteurs américains (130 euros la tonne environ), qui ne pourraient donc pas continuer d'exporter massivement, et très inférieur à celui des agriculteurs européens (150 à 200 euros la tonne), qui ne pourraient pas continuer d'approvisionner leur propre marché intérieur, s'ils ne recevaient pas les uns et les autres des aides publiques très importantes. Mais ce prix international est de toute façon très inférieur aux coûts de production des centaines de millions de paysans produisant moins de une tonne de céréales par an, coûts que l'on peut estimer à 400 euros la tonne si on veut qu'ils obtiennent un revenu de un euro par jour.

Ces données décrivent les dynamiques passées des prix correspondant à un état bien particulier du développement agricole :

- l'offre, en expansion, n'y a pas créé sa propre demande dans les pays où cet essor est intervenu ;

- le marché international est submergé d'excédents qui rencontrent une demande structurellement inférieure ;

- les prix baissent sur tous les compartiments du marché ;

- dans ces conditions, les revenus agricoles n'augmentent que lorsque le volume de la production écoulée permet de compenser la baisse des prix ;

- mais, tendanciellement, ils sont très dépendants d'aides publiques qui peuvent prendre des formes différentes (soutien des prix, soutiens directs au revenu...).

Ces évolutions créent toutefois des déséquilibres.

« Dans les pays développés la forte baisse des prix agricoles réels a entraîné une diminution importante du revenu des petites et moyennes exploitations qui n'ont pas eu les moyens d'investir et de progresser suffisamment pour compenser les effets de cette baisse des prix. De très nombreuses exploitations se sont ainsi retrouvées incapables de dégager un revenu familial socialement acceptable. Devenues non rentables, elles n'ont pas été reprises lors de la retraite de l'exploitant. Leurs meilleures terres ont alors été partagées entre les exploitations voisines en développement, alors que les moins bonnes sont passées à la friche. C'est ainsi que plus des trois quarts des exploitations agricoles existant au début du XXe siècle dans les pays développés ont disparu.

Dans les pays en développement, les paysans faiblement outillés, mal situés et peu productifs ont d'abord vu leur pouvoir d'achat baisser. La majorité d'entre eux s'est retrouvée dans l'incapacité d'acheter des outils plus performants, et même d'acheter les semences de la révolution verte. Leur développement a donc été bloqué. La baisse des prix se poursuivant, leur revenu monétaire est devenu insuffisant pour, à la fois, renouveler leur outillage et acheter quelques biens de consommation indispensables.

La survie de l'exploitation paysanne dont le revenu tombe en dessous du seuil de renouvellement économique n'est possible qu'au prix d'une véritable décapitalisation (vente de cheptel vif, réduction et mauvais entretien de l'outillage et de la fertilité) et de la sous-alimentation.

« Pressés par la baisse des prix des denrées vivrières, nombre de paysans des pays en développement ont cessé de produire ces denrées pour approvisionner leur propre pays et ils se sont orientés vers les productions destinées à l'exportation café, cacao, banane, coton, hévéa... Mais comme la révolution agricole et la révolution verte se sont également développées dans ces branches de production, la baisse des prix des produits tropicaux d'exportation a suivi de près celle des denrées vivrières, et elle a touché de la même manière les paysans le plus démunis. »

Le niveau insuffisant des prix agricoles crée les conditions d'une éviction d'un assez grand nombre d'exploitations. Toutefois, ces effets diffèrent selon que des soutiens publics permettent ou non de compléter des revenus. Quand tel n'est pas le cas, le nombre d'exploitations concernées par la disparition s'élève. Il faut cependant ajouter une considération : celle des alternatives offertes par les économies locales. Si celles-ci n'existent pas en nombre suffisant des exploitations résiduelles se maintiennent en plus grand nombre. À l'inverse si elles sont diversifiées, l'octroi d'aides publiques aux agriculteurs peut ne pas suffire à les maintenir dans l'activité agricole.

Au total, le contexte de bas prix agricoles, qui peut résulter, ou accompagner les progrès de productivité, est un facteur indéterminé de variation de la production. Celle-ci varie selon l'ampleur comparée de la hausse de la productivité des exploitations qui se maintiennent et de la baisse de la production des exploitations qui disparaissent.

Si la production se contracte, les stocks ont également tendance à se réduire et un tel processus prépare les conditions des épisodes de flambée des prix.

« ... le déficit des pays importateurs s'accroît. Les excédents des pays exportateurs, bridés par la baisse des prix, n'augmentent pas dans les mêmes proportions. Les stocks internationaux de fin de campagne se réduisent. Et il arrive un moment où les acheteurs, craignant la rupture des stocks, précipitent leurs achats et provoquent une véritable explosion des prix...

... dans ces périodes de très hauts prix, l'aide alimentaire se faire rare, les pays pauvres manquant de devises doivent s'endetter et se surendetter pour s'approvisionner... »

Leurs conséquences sur les consommateurs sont évidentes. La malnutrition progresse, parfois tragiquement.

A. PLUSIEURS SCÉNARIOS DE PRIX SONT ENVISAGEABLES

L'analyse des prix d'un produit est nécessairement complexe puisque le prix est au confluent d'un nombre élevé de variables se dissimulant derrière l'offre et la demande.

Pour les prix agricoles, la tâche est encore plus complexe du fait des singularités du marché agricole (aléas naturels, problèmes de stockage, interventions publiques, segmentations multiples du marché...).

Autant dire que l'incertitude sur les prix est élevée alors même que les prix agricoles jouent un rôle de plus en plus important dans l'économie du secteur et devraient, selon certaines recommandations, voir leur rôle renforcé.

Il existe au fond trois grands scénarios :

 un scénario de tensions sur les prix qui prolongerait les évolutions les plus récentes ;

 un scénario de poursuite du décrochage structurel entre les prix agricoles et les autres prix, observé sur longue période ;

 un scénario où les prix agricoles joueraient sans excès leur rôle d'équilibrage du marché.

Votre rapporteur se risque à estimer que le scénario le plus probable, dans les conditions actuelles de la gouvernance agricole dans le monde, est celui d'une élévation mal maîtrisée du niveau des prix agricoles.

Une sorte de consensus fait valoir que dans le passé la baisse des prix alimentaires est venue d'une dynamique de l'offre plus forte que celle de la demande.

Les différents facteurs d'évolution de la production agricole - mobilisation des surfaces, augmentation des rendements - se seraient conjugués pour permettre d'augmenter les disponibilités globales davantage que les différences variables influençant la demande ne l'ont fait pour celle-ci.

Ces mécanismes de marché ont probablement été secondés par des transformations moins « naturelles » dont l'essor des soutiens publics à l'agriculture, du moins dans certaines régions du monde (les pays de l'OCDE notamment) et, sans doute aussi, la structuration des marchés où le pouvoir des « demandeurs » s'est vraisemblablement renforcé à mesure que la concentration des industries agro-alimentaires progressait. Évidemment les freins à la demande solvable ont également joué.

Toute la question pour l'avenir est de savoir si les éléments ayant pesé sur les prix alimentaires dans le passé continueront à jouer de la même manière.

1. Toutes choses égales par ailleurs, la hausse de la demande devrait exercer une tension sur les prix agricoles

L'OCDE et la question des prix agricoles

Sans atteindre les sommes observés en 2007 et 2008, les prix agricoles devraient être généralement plus élevés qu'ils ne le furent en moyenne entre 1997 et 2006 au cours de la décennie à venir.

Les prix réels au-dessus de la moyenne 1997-2006

Source : OCDE, Direction des Échanges et de l'Agriculture

Les facteurs de variation des prix agricoles peuvent être regroupés en différentes catégories. L'OCDE privilégie une approche prudente où les marges d'incertitude - et donc d'action - sont assez larges.

Facteurs transitoires

Facteurs à long terme

Facteurs inconnus ou incertains

Aléas climatiques

Utilisation des céréales secondaires et d'huiles végétales par les filières biocarburants

Spéculation - investissements sur les marchés dérivés des produits agricoles

Restrictions à l'exportation

Augmentation de la demande pour la consommation humaine et pour l'alimentation animale, pour la plupart dans les pays émergents

Effets du changement climatique

 

Faiblesse des stocks

Nouvelles technologies/rendements

Source : OCDE, Direction des Échanges et de l'Agriculture

Dans la typologie que l'OCDE propose, les facteurs à long terme structurels vont dans le sens d'une hausse des prix telle qu'elle est retracée dans les perspectives décennales mentionnées plus haut.

Les autres facteurs ne sont pas intégrés dans ces perspectives de prix et sont présentés comme des aléas. Hormis les éléments de nature technologique, ils vont plutôt dans le sens d'une tension sur les prix.

Mais l'OCDE les analyse comme principalement exogènes, c'est-à-dire susceptibles d'être plus ou moins maîtrisés.

En ce sens, l'organisation préconise de jouer sur plusieurs leviers. Les solutions envisagées sont les suivantes :

- la réponse des producteurs aux conditions des marchés agricoles qui devrait en entraîner le rééquilibrage ;

- l'amélioration du fonctionnement du système multilatéral et notamment la limitation du recours aux restrictions à l'exportation ;

- l'innovation et le développement des technologies ;

- l'amélioration de la gestion des risques ;

- les changements de comportement des consommateurs - en lien avec la lutte contre l'obésité et le gaspillage - ;

- le réexamen des politiques de soutien aux biocarburants ;

- l'instauration de filets de sécurité, ou d'aides ciblées, pour les plus pauvres.

Sous les réserves mentionnées au premier chapitre du présent rapport, la demande devrait progresser fortement dans l'avenir.

Dans une approche théorique, la croissance de la demande rencontre une offre qui ne s'ajuste que lentement. Dans l'intervalle, les prix augmentent mais l'accroissement de l'offre suscite une inflexion des prix, phénomène cyclique traditionnel dans le secteur agricole.

Toutefois, structurellement, l'augmentation de l'offre n'est elle-même pérenne que si l'augmentation des prix l'est également sauf à ce que les agriculteurs acceptent une baisse de leur revenu net à efficacité inchangée.

On pose en effet que les marchés sont efficients, c'est-à-dire qu'à tout moment les capacités productives mises en exploitation correspondent aux plus efficaces des ressources disponibles exploitées aux plus bas coûts.

Dans ces conditions, la production supplémentaire mobilise des terres marginales dont les coûts unitaires de production ont toutes chances d'être plus élevés que ceux des terres déjà exploitées.

Si les exploitants maintiennent leurs exigences de revenu, ces nouvelles terres ne sont exploitées qu'à la condition que les prix unitaires augmentent.

Si ceux-ci sont rigides, il n'y a qu'une issue pour concilier élévation de l'offre et stabilité des prix qui est le sacrifice des revenus des exploitants.

Mais cette condition de paupérisation absolue des paysans se heurte à la mobilité de la main d'oeuvre, particulièrement dans un contexte souhaitable de développement des pays émergents.

On peut voir la traduction concrète de cette limite l'origine des processus d'urbanisation par l'exode rural. La baisse des prix relatifs observée sur le long terme a provoqué une paupérisation des « masses paysannes » qui a favorisé cet exode.

Par ailleurs, toutes choses égales par ailleurs, le seuil de rentabilité des exploitations marginales n'est plus assuré si bien que la production se contracte. Il en résulte des tensions sur les prix.

Ces mécanismes ne font que traduire les enchaînements traditionnels par lesquels la demande agit sur les prix et les quantités.

Autrement dit, la hausse de la demande alimentaire n'est pas seulement annonciatrice d'une augmentation structurelle de la volatilité, à travers les ajustements intercalaires qu'elle suppose, elle promet aussi une hausse tendancielle des prix en en réunissant les conditions, à comportements de marges et à productivité inchangés.

Toutefois, l'effectivité de ces enchaînements semble remise en cause par les évolutions historiques qui ont vu coexister la baisse des prix relatifs agricoles et la hausse de la production dans un contexte d'augmentation de la demande.

Mais ce constat, à son tour, peut être expliqué par des considérations tenant à des circonstances historiques.

Il existait sans doute un potentiel inexploité mobilisable dans des conditions économiques favorables qui, aujourd'hui, peut être considéré comme moins élevé.

2. La hausse de la productivité comme variable d'équilibre ?

L'augmentation de la productivité agricole est présentée comme un facteur de contention des prix agricoles. Mais, ses effets peuvent être mis en doute.

L'augmentation de la productivité signifie que les facteurs de production engagés permettent de produire davantage que dans la situation initiale ou encore qu'on peut à production donnée « économiser » des facteurs de production. C'est en cela qu'elle est fréquemment associée à une maîtrise des prix se conciliant avec une croissance des revenus des producteurs57(*) et comme une solution pour concilier augmentation de la demande et stabilité des prix.

Mais, cette approche théorique peut être considérée comme inégalement prédictive.

a) En pratique, l'élévation du niveau des prix peut être une condition préalable à des progrès de productivité censés ... peser sur les prix surtout quand il n'existe pas d'aide publique ou d'accès au crédit

En premier lieu, il faut rappeler que des progrès de productivité peuvent nécessiter des configurations où les prix, loin d'être modérés, sont, au contraire, comparativement élevés par rapport à une situation idéale de marché. Tel est notamment le cas lorsque les ressources nécessaires au financement des facteurs de productivité dépendent uniquement des prix, n'étant pas abondées par des aides, ou lorsque l'accès au crédit est contraint obligeant les investisseurs à autofinancer leur développement.

On connaît les observations inspirées à Schumpeter par les monopoles et les situations de concurrence pure et parfaite. Ces dernières, au contraire des premiers, peuvent s'accompagner de prix rendant impossibles et, de toute façon, peu désirables, les efforts d'innovation nécessaires à l'augmentation de la productivité.

L'augmentation de la productivité appelle une réorganisation des exploitations agricoles qui passe par une élévation du capital par unité de production. Elle nécessite davantage d'investissement et (ou) davantage d'unités productives par unité de capital installée.

Relevons incidemment que ce dernier enchaînement passe classiquement par une extension des surfaces des exploitations (rendements d'échelle) mais peut également emprunter la voie, plus réaliste dans le secteur agricole, de la mutualisation des moyens de production de sorte que leur usage soit intensifié.

De son côté, l'augmentation du capital par unité productive réclame de l'investissement, matériel ou immatériel. Ce supplément d'investissement peut varier selon les modalités qu'il revêt (des investissements utilisés de façon peu intensive déplacent la contrainte d'investissement vers le haut) et selon son efficacité.

En bref, les progrès de productivité nécessitent des capitaux (même si le lien entre les deux variables n'est pas linéaire) et ses capitaux dépendent des revenus (quand le crédit n'est pas accessible).

À cet égard, dans la droite ligne des analyses schumpetériennes, les politiques de soutien au revenu agricole, qu'elles passent par les prix ou par des aides plus directes, peuvent être analysées comme des conditions préalables à l'innovation et aux gains de productivité.

Cependant, il faut souligner un point essentiel : les instruments de ces politiques diffèrent puisque la rente du producteur passe, dans un cas, par le « sacrifice » du consommateur et, dans l'autre, par celui du contribuable.

Ainsi, il peut exister un choix entre des prix élevés et des subventions, choix qu'il faut apprécier en fonction de ses effets globaux, sur les producteurs mais aussi sur les consommateurs.

b) Les progrès de productivité peuvent se heurter à des limites physiques

À ces conditions économiques, il faut ajouter la considération des contraintes physiques de la production agricole.

Le processus de gain d'efficacité est ordinairement décrit comme susceptible d'entrer dans une zone où le rendement décroît.

Le point d'entrée dans cette zone appelle des précisions si l'on veut estimer la contribution potentielle de l'investissement supplémentaire à la production alimentaire.

C'est une affaire à considérer au cas par cas en fonction des conditions concrètes d'exploitation.

Les études relatives aux perspectives de productivité physique des sols et aux marges d'extension des surfaces cultivables montrent en général l'existence d'un potentiel dans les régions en retard de développement. Elles soulignent, malgré tout, l'existence d'incertitudes sur son ampleur réelle d'autant qu'on tient compte d'une contrainte de durabilité environnementale.

Par ailleurs, il faut mettre en cohérence les perspectives physiques avec la dimension économique de la question et augmenter le raisonnement :

- en convertissant les gains de rendements physiques en valeur monétaire ;

- et en précisant les coûts de l'innovation.

c) Les progrès de productivité peuvent se faire à coûts croissants

La question des prix des intrants nécessaires à l'accroissement de la production peut être considérée comme essentielle. Il en va de même pour les coûts de l'innovation.

Sur le premier point, les structures de marché sont une variable trop souvent négligée.

On fait souvent valoir les effets de la domination subie par les agriculteurs en raison de leur position de marché par rapport aux industriels et aux distributeurs. Elle les expose à une compression de leurs marges du fait de l'écrasement des prix qu'elle entraîne.

La concentration des fournisseurs d'intrants - semences, engrais, phytopharmaceutiques - ainsi que certaines évolutions technico-juridiques en lien avec les innovations réalisées dans le secteur pourraient doubler cet effet en orientant les prix des fournitures à la hausse.

Les producteurs seraient soumis à un « effet d'enclume ». Celui-ci pourrait être d'autant plus fort que les prix énergétiques seraient tendus. Leur hausse est assimilable à celle d'un choc de productivité susceptible de réduire les revenus des agriculteurs.

Au total, l'élévation des coûts de l'innovation - et d'exploitation - dessine un contexte où les progrès de productivité pourraient intervenir à coûts croissants.

Dans une telle configuration, l'élévation du niveau des prix agricoles est une issue raisonnablement envisageable.

Encore faut-il que les acteurs de l'aval de la filière l'acceptent, ce qui ne va pas de soi. Dans l'hypothèse où les prix agricoles seraient contraints par ces acteurs, il n'y a pas d'autre voie que l'acceptation par les agriculteurs d'une baisse de leur revenu ou l'arrêt de leurs exploitations.

Ses effets sur les prix à long terme dépendent d'une comparaison entre les effets des gains de productivité sur l'offre des producteurs subsistant et la perte de production résultant de la disparition d'exploitants n'ayant pas accès à l'innovation et soumis à la hausse de leurs coûts de production.

La productivité est, on le voit, une variable importante pour réguler la hausse des coûts d'exploitation. Ceci conduit à s'interroger sur les coûts des progrès de productivité qui pourraient être croissants. La littérature oblige à distinguer sous cet angle deux régimes d'innovation. Le premier passe par un déplacement de la « frontière technologique ». Il implique des coûts élevés. Le second passe par un rattrapage au terme duquel les agricultures en retard se rapprocheraient de cette frontière. A priori, ses coûts seraient moins élevés.

Ce constat plaide pour une politique de développement agricole des pays en retard de développement comme axe à privilégier pour résoudre, de façon économe, l'équation alimentaire.

Elle appelle des moyens qui ne sont pas réunis aujourd'hui et ses succès réels dépendent d'une élucidation plus précise de la valeur nette du potentiel disponible.

Seule celle-ci permettrait d'apprécier précisément dans quelle mesure le potentiel agronomique peut être converti en des gains de productivité économique.

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Enfin, une dernière observation doit être formulée : si l'élévation de la productivité agricole comprise comme l'augmentation du rapport entre la valeur ajoutée et les capitaux qu'elle suppose n'est pas le tout. Seule une augmentation de la productivité par tête permet d'augmenter le revenu réel par tête.

L'histoire du développement agricole montre que les deux phénomènes marchent plutôt de conserve. Mais elle enseigne également que d'autres équilibres peuvent intervenir où les facteurs de production évoluent plus en phase les uns avec les autres. Dans un tel cas, le revenu par tête n'augmente pas. Cette situation pose un problème de soutenabilité. Celui-ci est étrangement négligé par certaines visions du développement agricole ainsi qu'on le montre dans la suite du présent rapport consacrée à l'investissement. Cette sous-estimation affecte la crédibilité des perspectives ainsi tracées.

3. Que peut-on attendre de la hausse des prix agricoles ?

À priori, une augmentation des prix agricoles compliquerait la mise en oeuvre du droit effectif à l'alimentation en raison de son incidence sur le pouvoir d'achat.

Toutefois, une trajectoire ascendante des prix agricoles crée les conditions d'une augmentation de la production. Des exploitations à la rentabilité marginale peuvent être mises en production ; des investissements agricoles non rentables ex ante peuvent le devenir. Cet enchaînement assigne à des prix agricoles plus élevés un rôle plus positif à travers leurs conséquences sur la quantité produite.

Malheureusement, ces mécanismes ne sont pas automatiques, loin de là.

Il faut d'abord s'entendre sur ce qu'on désigne par « prix agricoles ». Il existe en effet, au rebours d'une image simpliste évoquée par l'expression, une multitude de situations de marché dans le secteur agricole avec notamment une part importante de la population agricole dont la production ne s'écoule pas sur des marchés, ou alors sur des marchés très locaux sur lesquels la tendance ascendante des prix agricoles peut ne pas se diffuser58(*).

Il faut aussi considérer l'élasticité de la production aux prix. Or celle-ci a de bonnes chances d'être très différenciée selon les situations productives. Les producteurs qui ne disposent pas de marges de progression de leur production, certainement nombreux parmi les petits exploitants des pays en retard de développement, que ce soit pour des raisons techniques ou financières, ne sont pas en position de profiter d'un trend haussier des prix.

Dans ces conditions, une tendance ascendante des prix peut se traduire par une aggravation du défi alimentaire. Les prix à la consommation augmentent, y compris pour les consommateurs-paysans, sans que leur production (et leur revenu) ne suive. Le risque peut même exister que celle-ci ne rétrograde si les rentes perçues par les exploitants bénéficiant de la hausse des prix provoquent, par effet en retour, un arbitrage défavorable à l'augmentation voire au maintien de leurs efforts productifs.

En effet, des aspects structurels doivent être abordés. L'augmentation des prix agricoles peut se traduire par une élévation de la rentabilité du capital, sous certaines conditions d'évolution des consommations intermédiaires (dans les faits, leurs prix peuvent augmenter de conserve avec les prix agricoles ce qui neutralise les incidences de la variation des prix d'écoulement des produits sur les marges). Toute la question est de savoir si les différents acteurs sont placés dans une position identique face à un tel processus. Vraisemblablement, ce n'est pas le cas. Ainsi, les petits exploitants qui n'ont pas accès au « signal-prix » peuvent être dans l'incapacité de capter les bénéfices d'un tel « signal » quand d'autres intervenants sont en mesure de le faire. Dans un tel contexte, largement décrit dans la littérature mais peu abordée par la « littérature économique », des processus de restructuration plus ou plus radicaux, peuvent se produire. Les effets de ces processus sur la production sont a priori favorables puisque des producteurs plus efficaces se substituent à d'autres qui l'étaient moins. Encore faut-il pouvoir vérifier en pratique qu'il en va systématiquement ainsi et que les restructurations n'aboutissent pas purement et simplement à une extension des rentes sans effets favorables ou, même, avec des effets négatifs sur la production.

Les effets de ces restructurations sur le défi alimentaire entendu au sens du présent rapport sont donc très indéterminés. Si seule la rente augmente, le revenu agricole se concentre et les populations exclues peuvent subir une double-peine : la perte de leur revenu d'activité ; la hausse des prix de consommation.

En conclusion, il n'est pas du tout certain que des orientations haussières des prix favorisent spontanément le progrès vers un droit plus effectif à l'alimentation via leurs conséquences sur les quantités produites.

Au demeurant, cette indétermination a inspiré la conception des politiques de soutien aux prix conduites historiquement. Elle semble avoir pris en compte plusieurs des enchaînements décrits plus haut, sans pour autant que toutes leurs conséquences en aient été nécessairement tirées, mais cela était sans doute voulu.

Ainsi, si elles ont renforcé les rentes des producteurs les plus efficaces, les hausses de prix qui pouvaient être décidées étaient d'application générale et devaient toucher tous les producteurs au prix de la mise en oeuvre de structures permettant leur diffusion.

Cette condition qui appelle des mesures institutionnelles et d'organisation est une condition minimale pour que des prix haussiers produisent les effets attendus.

Elle n'est probablement ni suffisante, ni optimale, mais quand on considère la situation des paysanneries du Sud, elle implique, de la part des pays concernés, une véritable maîtrise politique des prix agricoles de sorte que la production réponde positivement, et durablement, aux prix.

Il reste que la hausse des prix agricoles comporte le risque d'une désolvabilisation de la demande, en particulier pour les personnes disposant de faibles revenus.

Il est possible de remédier à cet effet non-souhaitable en prévoyant des mesures ciblées de soutien de pouvoir d'achat de ceux qui seraient les plus handicapées par l'élévation des prix alimentaires.

La maîtrise politique des prix agricoles doit s'accompagner d'une maîtrise politique des revenus.

Autrement dit, un cadre favorisant des prix élevés appelle les systèmes de compensation des revenus.

Ceci demande une volonté publique mais aussi des disponibilités financières dont sont plus ou moins privés les pays concernés. Tout est affaire de cas d'espèce.

Toutefois, l'élévation des prix agricoles peut fournir une partie des solutions à ce problème particulier qu'elle pose. Par définition, elle engendre des rentes dont profitent les exploitants des plus efficaces. L'élévation des prix réduit le « surplus des consommateurs » - la différence entre les prix payés et ceux qu'ils seraient disposés à supporter - mais accroît le « surplus des producteurs » en augmentant les marges des producteurs supportant les coûts de production les plus faibles.

Dans ces conditions, il est justifié de redistribuer ce surplus aux consommateurs les plus touchés par la hausse des prix alimentaires.


* 57 Les constats de la Banque mondiale conduisent toutefois à remettre en cause la transmission des gains de productivité aux prix.

* 58 Il est même possible que les efforts de marge de certains producteurs en situations économiques relativement favorables ex ante coupent la diffusion de la hausse des prix dont pourraient bénéficier les petits producteurs dans des tactiques concurrentielles plus ou moins prédatrices. En effet comme les prix des intrants sont parfois (souvent) corrélés avec ceux des produits, les petits exploitants peuvent alors subir des pertes de marges fatales.