2. « Considérations hors-modèles »

Globalement, la liberté du commerce est justifiée par l'élimination des distorsions qu'entraînent les entraves au libre fonctionnement des marchés. Le pivot de la théorie réside dans le concept d'allocation des ressources rares en fonction des avantages comparatifs des pays. Or le concept d'avantages comparatifs n'a pas la portée nominative qu'on lui prête trop souvent. En outre, il faut élargir le point de vue en tenant compte d'un principe de réalité qui oblige à considérer le fonctionnement d'autres marchés que celui concerné par les prospectives de libéralisation de secteur agricole et en tenant compte des défaillances systémiques du marché, particulièrement évidentes en agriculture.

a) Les avantages comparatifs ne sont pas figés et ne doivent pas être considérés comme tels

Une partie des avantages comparatifs peut être attribuée à des dotations naturelles qui sont a priori d'une importance stratégique particulière s'agissant d'une production qui dépend encore étroitement de telles dotations factorielles.

La géographie actuelle de la production agricole témoigne que celles-ci jouent un grand rôle et les prospectives ne manquent pas d'intégrer ce déterminant dans les scénarios pour le futur.

Cette dimension naturelle conduit souvent à assimiler avantages comparatifs en agriculture, dotations naturelles et intangibilité des avantages de chaque Nation.

Cette assimilation est une erreur et est source d'autres erreurs.

Les dotations factorielles ne se limitent pas, loin de là, aux ressources naturelles. L'ensemble des variables - de tous ordres - influençant les performances agricoles doivent être considérées comme contribuant à la formation des avantages comparatifs. La localisation des productions agro-alimentaires montre la sensibilité à cette large gamme d'avantages comparatifs. Les performances productives des agricultures qui varient du tout au tout dans le monde sous l'effet des révolutions qu'a connues ce secteur.

Comme le rappelle Marcel Mazoyer si « au début du XX e siècle, toutes les agricultures du monde s'inscrivaient dans un écart de productivité du travail de l'ordre de un à dix, une tonne par travailleur et par an pour la culture manuelle... ; dix tonnes par travailleur pour la culture à tradition mécanisée... au cours de la seconde moitié du XX e siècle... la superficie maximum cultivable pour un travailleurs (a) doublé tous les dix ans (et) dépasse aujourd'hui deux cents hectares par travailleur... ainsi, la productivité du travail dépasse souvent les mille tonnes par travailleur et par an, et peut même atteindre les deux mille tonnes... Ainsi, au cours de la seconde moitié du XX e siècle, l'écart de productivité du travail entre les agricultures les moins performantes du monde et les plus performantes a été multiplié par plus de 100 : de 1 contre 10 qu'il était au début du siècle ; cet écart dépasse aujourd'hui 1 contre 1 000 ! ».

La très grande hétérogénéité des productivités agricoles, peut bien provenir en partie des conditions naturelles, elle résulte aussi des investissements réalisés dans le secteur, qui s'accompagnent de l'existence de capacités productives, physiques ou économiques, fortement disparates auxquelles l'approche économique des avantages comparatifs tend à conférer une portée naturelle normative qu'elle ne devrait pas avoir.

Passer ainsi de la description à la normativité représente un glissement abusif d'autant que le système alimentaire mondial ainsi décrit n'est pas soutenable.

Les avantages comparatifs ne sont pas intangibles . Dans l'agriculture, le poids des facteurs naturels est sans doute très élevé mais, outre que des régions disposant de ressources naturelles favorables n'ont pas effectué leur plein décollage agricole, d'autres, moins favorisées par la nature, pourraient améliorer leur production malgré ce handicap, s'il n'est point rédhibitoire.

Atteindre cet objectif est d'ailleurs indispensable si l'on veut remporter le défi alimentaire, c'est-à-dire produire des quantités suffisantes pour nourrir le monde et créer les conditions d'un accès réel à cette nourriture.

C'est la raison pour laquelle il faut considérer avec prudence la proposition de « forcer » le processus de division agronomique du monde en libéralisant le commerce agricole.

Outre que la revendication d'autonomie est une réaction usuelle aux dangers des interdépendances offertes par la mondialisation (la mondialisation si elle crée de nouvelles opportunités augmente également les risques), cette option est peu acceptable au nom même des impératifs du développement agricole puisqu'elle risque de se traduire en fait par la marginalisation d'une catégorie, la plus vaste, de paysans insusceptibles de résister au choc de la libéralisation (comme producteurs mais aussi comme consommateurs).

Alors que même la Banque mondiale paraît considérer que l'exploitation de leurs avantages agricoles par les pays les plus en retard de développement est une voie incontournable pour ceux-ci, une libéralisation agricole massive entraînerait pour ces pays comme l'ont montré les travaux du Sénat précités une perte de bien-être et un obstacle supplémentaire sur la voie de leur développement.

b) Ne pas négliger les risques d'une spécialisation tournée vars la demande étrangère

La libéralisation du commerce agricole international est parfois présentée comme une opportunité permettant à des pays subissant des barrières à l'entrée des marchés des plus développés d'y accéder.

La logique est de déployer une production agricole tournée vers l'exportation pourvoyeuse de revenus.

Cette stratégie ne doit pas être récusée d'emblée. Mais il faut en apprécier les limites.

En premier lieu, il ne faut pas négliger que la spécialisation des pays en développement sur des productions agricoles destinées à l'exportation est vulnérable à des conditions que ces pays ne maîtrisent pas :

la demande adressée par l'extérieur ;

les conditions du marché des changes ;

des éléments déterminants de la compétitivité de leur système productif.

En ce qui concerne la demande adressée, qui doit être décomposée pour tenir compte des productions du pays exportateur, elle est la résultante des dynamiques de la demande mondiale corrigées par la part du pays dans les exportations mondiales 76 ( * ) .

Les prospectives disponibles tablent sur une croissance de la demande agricole plus ou moins forte (selon notamment la dynamique des agro-carburants) mais qui serait globalement soutenue.

Il existe toutefois d'importantes incertitudes sur la dynamique de la demande internationale de produits agricoles. En effet, la demande s'exprimant sur le marché international pourrait varier sensiblement en fonction des stratégies mises en oeuvre selon que les pays poursuivraient ou non des objectifs d'auto-suffisance alimentaire.

Par ailleurs, même si de tels objectifs n'étaient pas posés pays par pays, ils pourraient l'être au niveau régional, selon certaines recommandations, ce qui affecterait les perspectives de développement des échanges mondiaux. De telles stratégies pourraient entraîner des phénomènes de « détournement de trafic » au terme desquels les échanges internationaux, pour se développer, se structureraient régionalement. Dans ces conditions, c'est la demande dans la zone de la localisation du pays producteur qu'il faudrait anticiper et de laquelle dépendraient les exportations du pays.

Cette perspective modifierait les termes du problème.

L'insertion dans l'échange international des pays en développement se fait sous l'épée de Damoclès du taux de change . Il est exceptionnel que la monnaie des agriculteurs des pays en développement soit utilisée dans les marchés internationaux que ce soit pour libeller les transactions ou pour en opérer le règlement. La compétitivité des exportateurs qui se trouvent dans cette situation de dépendance varie selon les évolutions monétaires concernant les monnaies utilisées dans les échanges internationaux.

En réalité, cette vulnérabilité monétaire dépasse la question de la compétitivité-prix sur les marchés mondiaux qu'influencent les variations du change.

La dépendance des productions agricoles des pays qui subissent une situation de domination monétaire s'exerce sur les marchés internationaux mais aussi en amont (au stade de la production) et elle mobilise non seulement la composante des conditions monétaires liée au change mais aussi le canal des taux d'intérêt dans la mesure où les effets des politiques monétaires des pays dominants se diffusent également aux pays en développement par ce canal.

Une note du Mouvement pour une organisation mondiale de l'agriculture (MOMAGRI) propose une quantification des effets entre 2004 et 2009 des évolutions de la parité entre l'euro et le dollar et des écarts de taux d'intérêt directeurs de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Federal Reserve Board (FED) des États-Unis sur la compétitivité relative des agricultures des deux côtés de l'Atlantique.

Elle vise à illustrer l'amplification des impacts des conditions monétaires (taux de change et taux d'intérêt) sur la compétitivité agricole dans un contexte « d'économie agricole d'endettement », de libéralisation progressive des échanges agricoles et de financiarisation des marchés agricoles.

Les résultats présentés par MOMAGRI chiffrent à 20,7 milliards de dollars l'avantage compétitif tiré en 2008 par l'agriculture des États-Unis (14,5 milliards en 2009) des conditions monétaires plus favorables dont elle a bénéficié. La partie principale de cet avantage compétitif est attribuée à la sous-évaluation du dollar (17,8 milliards de dollars en 2008, 14,1 en 2009).

RÉSUMÉ DE L'ÉTUDE MOMAGRI 1

La sous-évaluation du dollar par rapport à l'euro se traduirait par deux principaux effets.

Elle contraint les importations agricoles européennes et elle stimule les exportations agricoles américaines.

« Si l'offre des exportateurs est inélastique en volume, les producteurs américains réalisent un gain égal à leurs moindres coûts de production exprimés en dollar. Cela se traduit par une marge sur les ventes à l'exportation augmentée d'autant ».

Cet enchaînement ne paraît pas entièrement crédible. La détérioration des termes de l'échange résultant de la dépréciation du dollar risque plutôt d'augmenter les coûts de production agricole aux États-Unis à travers la hausse des prix des consommations intermédiaires ou des investissements importés ou consommés localement par effet de substitution. C'est alors plutôt à une réduction des marges que l'on doit s'attendre sauf si les producteurs sont en mesure de répercuter l'augmentation de leurs coûts dans leurs prix de vente ce qui est douteux compte tenu de leur pouvoir de négociation.

En revanche, le second enchaînement, exposé ci-dessous, est plus crédible :

« Si l'offre des exportateurs est sensible aux prix, ils pourront augmenter leurs ventes en baissant leurs prix ce qui leur permet de réaliser un gain plus important ».

Dans ce second cas, l'érosion du dollar entraîne un avantage compétitif qui accroît les exportations agricoles des États-Unis en volume. Si l'effet-volume l'emporte sur l'effet-prix (ce qui suppose que la production soit flexible) la croissance de la production efface la perte relative de pouvoir d'achat des revenus.

L'essentiel est bien que la production agricole aux États-Unis reçoit un stimulant susceptible de l'accroître et de permettre au pays de réaliser des gains de parts de marché, ses concurrents subissent inversement des pertes.

Elle (la sous-évaluation du dollar par rapport à l'euro) ampute le pouvoir d'achat des consommateurs américains pour acheter des produits agricoles européens importés ce qui confère un avantage de prix relatifs aux biens produits localement.

Le calcul de la sous-évaluation du dollar est réalisé dans l'étude à partir de l'écart entre le taux de change effectif euro-dollar et celui qui serait conforme à la parité des pouvoirs d'achat (PPA) 2 . Il est présenté ci-après avec les variations des exportations et des importations agricoles des États-Unis.

La sous-évaluation du dollar par rapport à l'euro, de 6,5 % en 2004 passe à 16,7 % en 2008. Les exportations agricoles des États-Unis croissent de 87,8 % contre 49,3 % pour les importations. Ce différentiel qui peut s'expliquer par un écart de croissance entre la demande domestique et la demande adressée aurait également été sensible à la dégradation des termes de l'échange des États-Unis. C'est sur cette base que MOMAGRI chiffre les effets de la différence entre le taux de change effectif entre l'euro et le dollar et le taux de change en PPA en retenant un scénario dit « médian » parmi les trois scénarios envisagés :

- Scénario 1 (estimation basse) : La sous-évaluation du dollar se traduit par une augmentation proportionnelle des exportations, et la hausse de prix sur les biens importés se traduit par des transferts à 50 % sur la production nationale ;

- Scénario 2 (estimation haute) : La sous-évaluation du dollar se traduit par des transferts proportionnels des importations vers l'achat de la production nationale, et plus que proportionnels pour les exportateurs qui parviennent à accroître leurs parts de marché de 50 % ;

- Scénario 3 (estimation médiane) : La sous-évaluation du dollar se traduit par une augmentation proportionnelle des exportations et par des transferts proportionnels des importations vers l'achat de la production nationale.

Les estimations de l'avantage commercial retiré par l'agriculture des États-Unis dans les trois scénarios s'étagent entre 11,2 milliards de dollars pour le premier scénario et 18,4 milliards pour le troisième en passant par 14,4 milliards de dollars pour le scénario médian.

Faute de connaître l'ensemble des hypothèses posées dans la modélisation et compte tenu des réserves que peut susciter la méthode d'estimation de la sous-évaluation du dollar, surtout quand on l'applique à un secteur (aussi) particulier (que l'agriculture), l'exercice a le mérite d'illustrer par un ordre de grandeur les effets d'une dépréciation du dollar sur le commerce agricole extérieur des États-Unis et, par conséquent, sur les recettes d'exportation de leurs concurrents.

C'est également ainsi qu'il faut considérer les conclusions de l'étude sur les effets des politiques monétaires comparées aux États-Unis et en Europe.

MOMAGRI estime qu'à l'exception de 2006 le caractère plus accommodant de la politique monétaire aux États-Unis a offert aux agriculteurs locaux un avantage comparatif.

La méthode suivie consiste à appliquer l'écart de taux directeurs entre celui de la FED et celui de la BCE à l'endettement des exploitants agricoles des États-Unis auprès des banques.

Les résultats, exprimés en termes de « soutiens additionnels » sont figurés dans la partie droite du graphique ci-dessous.

Selon MOMAGRI la politique monétaire avantageuse pratiquée par les États-Unis par rapport à l'UE s'est traduite par un avantage compétitif estimé à 106 millions de dollars au titre de l'année 2009 pour l'agriculture américaine, après 2,9 milliards de dollars en 2008.

1 Assorti de quelques observations.

2 La parité des pouvoirs d'achat mesure les rapports des prix domestiques de deux espaces économiques et monétaires différents pour déterminer quel serait le taux de change d'équilibre entre leurs deux monnaies, celui-ci étant conçu comme la parité permettant d'égaliser les prix des deux pays.

Outre que les pays en développement qui choisissent des stratégies d'exportation ne maîtrisent pas ipso facto des éléments déterminants de la compétitivité de leur système productif et ainsi de l'efficacité de cette stratégie, il faut mesurer que les revenus ainsi générés peuvent ne pas contribuer à résoudre le problème alimentaire.

Le commerce international peut même aggraver ce problème par plusieurs de ses effets :

en substituant des cultures d'exportation à des cultures vivrières accessibles à la demande domestique solvable ;

en renforçant les inégalités entre les producteurs présents sur le marché intérieur de sorte que les petits exploitants perdent de leur capacité à écouler leur production ;

en concentrant des revenus agricoles dont l'augmentation peut se révéler sans bénéfice pour le développement agricole local.

Ces effets non-désirables peuvent être régulés mais il faut pour cela mettre en oeuvre des politiques d'accompagnement de la libéralisation qui vont à rebours des tendances profondes auxquelles celle-ci correspond (politique de redistribution du revenu, constitution des stocks de sécurité...).


* 76 Le calcul de la demande adressée est rendu complexe par la nécessité qu'il y aurait, théoriquement, à l'ajuster en fonction des évolutions de la part des exportations du pays dans le total année par année.

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