MM. Emmanuel Poinas, Tony Skurtys et Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy, représentants FO magistrats

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Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente . - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Nous recherchons une nouvelle définition du harcèlement sexuel qui soit à la fois constitutionnelle et protectrice, car, dans ce domaine, les plaintes sont rares, celles qui aboutissent encore plus. Des magistrats nous ont déjà fait savoir qu'ils souhaitaient une définition précise, dont l'interprétation ne pose pas de problème.

M. Emmanuel Poinas, secrétaire général de FO Magistrats . - Je ne m'attarderai pas sur le problème de la prescription, sur les dispositions propres au code du travail ou relatives aux fonctionnaires, ou sur la question de savoir s'il faut interdire les poursuites pour dénonciation calomnieuse visant des personnes qui s'estiment victimes de harcèlement. Outre le dommage porté à certaines victimes, l'annulation des dispositions du code pénal a beaucoup perturbé les tribunaux. Je crains que la responsabilité de l'Etat ne soit engagée. Il faudrait aussi repenser la QPC, qui nous place ici dans une situation sans issue : il n'est pas sûr que l'allongement envisagé des délais de prescription permette de réprimer tous les faits signalés. La circulaire du garde des sceaux est un pis-aller : toutes les affaires ne peuvent pas être requalifiées.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente . - J'ai même entendu dire que bien peu l'étaient.

M. Emmanuel Poinas, FO Magistrats . - L'introduction dans le droit français des notions de harcèlement sexuel et de harcèlement moral a été un indéniable progrès. Les relations de travail méritaient une protection spécifique, car les victimes de harcèlement au travail se retrouvent parfois dans un état dramatique. Aujourd'hui, le législateur a le choix de créer des dispositions nouvelles ou de réintroduire l'ancienne définition du harcèlement sexuel, dont l'interprétation jurisprudentielle est à peu près arrêtée, mais où la notion de réitération ou de permanence des faits est centrale ; or il faut aussi réprimer les actes isolés ou commis en une occasion unique, comme le bizutage.

Le harcèlement sexuel est une infraction complexe, et il faudrait pour l'appréhender un corps d'enquêteurs formés : car les juridictions ont besoin d'être informées du contexte, par exemple de la disposition des locaux. Dans une procédure d'urgence, faute de témoins, le juge sera souvent dans l'incapacité de qualifier les faits. Les suites données à l'incrimination sont très variables, les statistiques difficiles à interpréter. On manque en fait d'une politique pénale cohérente.

A mon sens, l'évolution de l'organisation du travail favorise le harcèlement sexuel, qui n'est que l'une des formes de la souffrance au travail.

M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Il y a des cas de harcèlement en dehors du travail.

M. Emmanuel Poinas, FO Magistrats . - Certes, mais ils s'apparentent à des cas d'érotomanie. Les affaires les plus graves concernent le monde du travail : je le sais par expérience, ayant siégé à la cour d'appel d'Aix-en-Provence dans la chambre compétente pour juger les infractions sexuelles.

Le harcèlement sexuel doit-il être traité par l'appareil judiciaire comme les autres infractions sexuelles ou comme le harcèlement moral ? Dans le premier cas, on y apporterait une réponse rapide, éventuellement par voie de comparution immédiate. Dans le second cas, considérant qu'il s'agit d'une qualification beaucoup plus technique, on se donnerait le temps d'une enquête approfondie.

A mon sens, la nouvelle loi doit être articulée à la directive européenne. Elle doit être précise, sans toutefois prévoir que l'auteur de l'infraction est nécessairement une personne ayant autorité sur la victime : car le harceleur n'est pas toujours un supérieur hiérarchique. La réitération des faits ne doit pas non plus être une condition de l'incrimination : il est déjà difficile pour la victime de se faire entendre, faute de témoins. Parmi les circonstances aggravantes, il faut maintenir la menace d'une arme ou d'un animal. Le code du travail et le statut de la fonction publique devront être adaptés en conséquence ; aujourd'hui, certains fonctionnaires qui dénoncent des faits de harcèlement subissent des mesures de rétorsion.

M. Tony Skurtys, FO Magistrats . - Au tribunal de grande instance d'Evry, où j'exerce les fonctions de substitut du procureur, on a recensé en 2011 une dizaine de cas de harcèlement sexuel. Plusieurs enquêtes préliminaires sont en cours ; il n'y a pas eu d'enquête de flagrance. Des faits ont été requalifiés en « atteinte sexuelle ». Une affaire s'est conclue par un rappel à la loi, issue bien dérisoire...

J'ai discuté avec mes collègues des propositions de loi déposées par des sénateurs, et il nous semble qu'il faudrait réintroduire les éléments constitutifs de l'infraction supprimés en 2002, à savoir les ordres, menaces, contraintes ou pressions graves dont use le harceleur pour parvenir à ses fins : cela seul permettra de qualifier les faits et d'entrer en condamnation. Doit-il s'agir d'actes réitérés ? Plusieurs collègues, y compris des femmes, considèrent qu'on ne pourrait sinon distinguer le harcèlement de ce que la jurisprudence appelle « la simple expression d'une passion amoureuse », même insistante ou maladroite.

Quant au traitement de l'infraction, faut-il privilégier la comparution immédiate ? Ce serait un moyen de répondre à l'émotion des victimes. Mais moi qui ai siégé en comparution immédiate, je sais que l'affaire doit être extrêmement claire, les éléments intentionnels et matériels de l'infraction bien établis, faute de quoi le tribunal n'a d'autre choix que la relaxe. Des témoignages sont généralement nécessaires, alors que les actes de harcèlement ont lieu le plus souvent dans l'intimité d'un bureau.

Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy, FO Magistrats . - Il faut trouver un équilibre entre les exigences constitutionnelles et celles de la directive européenne. Je suis juge d'instruction au pôle de santé du tribunal de grande instance de Paris, qui n'est plus compétent en matière de harcèlement sexuel, car cette infraction est tombée dans le domaine général. La notion d'abus de pouvoir est très importante en droit du travail, mais le harceleur peut être un subordonné, un collègue, un client... Sur la notion d'environnement hostile, il faudrait combiner la directive européenne et la première version.

Les fonctionnaires de la Brigade de répression de la délinquance contre la personne n'ont pas toujours reçu la formation nécessaire pour enquêter sur ce type d'infraction.

La nouvelle définition devra être aussi précise que possible, car les magistrats sont souvent frileux devant les nouvelles incriminations, et prononcent souvent le non-lieu ou la relaxe.

Quant à la procédure, le mieux est de prévoir la possibilité d'une instruction, car une confrontation peut être nécessaire, et l'intervention d'un juge indépendant est précieuse.

Une QPC est pendante sur le harcèlement moral, dont la définition est très proche de celle du harcèlement sexuel dans l'article abrogé. Elle est certes un peu plus précise, mais les jugements sont très disparates, les relaxes fréquentes. Ne faudrait-il pas revoir d'ores et déjà la définition du harcèlement moral pour se prémunir contre une censure du Conseil constitutionnel, qui créerait un vide juridique ? Évitons que ne se reproduisent les mêmes incidents : cette semaine, à la 31 e chambre, une femme s'est mise à hurler et à frapper celui qu'elle accusait de l'avoir harcelé, et qui avait été relaxé.

M. Emmanuel Poinas, FO Magistrats . - Il faut aussi bannir le mot « faveurs ».

Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente . - Sur ce point, nous sommes tous d'accord !

Mme Gisèle Printz . - Comment peut-on assimiler le harcèlement sexuel à une forme de séduction amoureuse ?

M. Emmanuel Poinas, FO Magistrat . - C'est un moyen de défense souvent invoqué. Si l'enquête n'a pas été minutieuse, il est très difficile pour le juge de tracer la frontière. Les magistrats ne sont spécialisés qu'au niveau de la cour d'appel ; en première instance, ils ne peuvent pas se fonder sur leur expérience pour motiver une décision. C'est le fonctionnement de notre système judiciaire qui est en cause.

Mme Gisèle Printz . - Si un homme était harcelé, parlerait-on de séduction ?

M. Emmanuel Poinas FO Magistrats . - Les hommes sont aussi victimes de harcèlement, même dans les tribunaux : je vous renvoie aux travaux de Clérambault sur l'érotomanie, fréquente chez ceux qui exercent des professions d'autorité... L'important est que l'on puisse se fonder sur des éléments factuels pour démontrer que la victime a raison de se plaindre.

M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - La QPC est une bonne procédure, qu'il n'est pas question de supprimer. S'il déclare une disposition inconstitutionnelle, le Conseil a le choix entre l'abroger immédiatement ou donner au législateur un délai pour la modifier, mais aucune des deux solutions n'est tout à fait satisfaisante : l'une crée un vide juridique, l'autre conduit à demander au juge d'appliquer pendant l'intervalle un texte déclaré inconstitutionnel...

La définition du harcèlement sexuel doit être assez large pour viser aussi les actes isolés, qui peuvent être aussi traumatisants que des actes répétés.

Nous ferons notre métier de législateur, mais c'est au juge qu'il revient finalement d'apprécier les faits : on ne peut pas tout codifier. J'ai une grande confiance envers les magistrats. Faut-il un corps spécialisé ? Je ne le crois pas : les juges sont des gens qui connaissent le droit et sont aptes à rendre la justice sur toute affaire au nom du peuple français.

Relisez Racine, Flaubert, parcourez les volumes du Lagarde et Michard : dans la littérature française, innombrables sont les personnages d'amoureux éconduits qui élaborent des stratégies et se livrent à des actes répétitifs pour conquérir celle qu'ils aiment. Il faut distinguer nettement ce qui est licite de ce qui constitue une atteinte à la dignité, à l'intégrité, à la liberté, à l'être même de la personne.

Les preuves sont difficiles à apporter. L'issue de la procédure repose souvent sur l'intime conviction du juge. Vous faites un très beau et difficile métier !

M. Emmanuel Poinas, FO Magistrats . - Merci de cette confiance en la justice de notre pays. Je crois qu'il ne faut pas spécialiser les juridictions mais les professionnels. Que ce contentieux soit jugé lors d'audiences généralistes, ce n'est pas gênant. Mais je me souviens d'avoir eu à connaître de telles affaires et sans l'expérience de mes collègues, sans un dialogue avec eux, le jugement n'aurait peut-être pas été équitable. La déprofessionnalisation des magistrats, qui s'étend, est de ce point de vue préoccupante.

Les mêmes mots dits à deux personnes différentes ne sont pas entendus pareillement. Circonstances aggravantes ou contexte, soit, mais le fondement de la procédure est toujours le ressenti de la victime et les conséquences - arrêts de travail ou autres. Les magistrats, les policiers doivent le comprendre.

Un mot de la QPC : je ne veux pas critiquer le travail parlementaire, mais la France a toujours accordé la prééminence à la loi sur la jurisprudence. La QPC est une novation dans notre droit et nous n'en maîtrisons pas encore les codes ni les implications : je suis certain que nous ne sommes pas au terme des bouleversements qu'elle introduit.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente. - Pouvez-vous préciser votre pensée sur le ressenti de la victime ? Car nous nous interrogeons, notamment sur l'objet et l'effet...

M. Emmanuel Poinas, FO Magistrats. - C'est une difficulté majeure. Dans les infractions comportementales, il ne s'agit pas d'apprécier un préjudice matériel mais un comportement et sa perception. Aux assises, c'est la même chose : un viol a un impact différent selon la victime. Mais aux assises, on dispose d'expertises sur la personnalité de l'auteur, et de beaucoup d'éléments sur l'auteur et sur la victime. Il n'en va pas de même dans les procédures pour harcèlement sexuel, même quand les enquêtes policières ont été bien menées. Dans le cas de mineurs victimes d'agressions sexuelles, l'intime conviction joue aussi beaucoup, car le juge ne peut se fonder que sur « l'effet du fait ». Il faudrait donc des enquêtes plus précises. Nous donnons aussi l'impression de nous accrocher au critère de la réitération : c'est que l'habitude démontre une préméditation, une intention forte.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente. - Et sur la gradation des peines ?

M. Emmanuel Poinas, FO Magistrats . - Le meilleur outil pour les juges, c'est la combinaison d'une définition large et de circonstances aggravantes.

Mme Marie-Odile Bertella-Geoffroy, FO Magistrats . - C'est effectivement la meilleure technique.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente . - Je vous remercie.

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