3. Un régime de responsabilité à mieux cerner
a) Des émetteurs peu susceptibles d'attaquer les agences

En droit, l'émetteur, lié par un contrat avec l'agence de notation, dispose des armes juridiques les plus solides pour l'attraire en justice. Les nouvelles règles du droit français exposées ci-dessus sont même de nature à renforcer considérablement l'arsenal existant. Ils peuvent en effet choisir de poursuivre l'agence soit sur le terrain de la responsabilité contractuelle, soit sur celui de la responsabilité extra-contractuelle, quand ils estiment que le préjudice subi ne relève pas de l'exécution du contrat.

Or, si les outils juridiques existent, il semble pourtant peu probable que les émetteurs se risquent à attaquer une agence de notation. Le risque de réputation apparaît trop élevé, d'autant plus que la probabilité de gagner est encore faible au regard des contentieux déjà jugés.

À titre d'illustration, en novembre 2011, l'agence Standard and Poor's a annoncé, par erreur, une dégradation imminente de la note de la France. L'État français aurait dû engager une action en dommages-intérêts pour le préjudice subi mais a renoncé. Dès lors, comment croire qu'un émetteur privé vienne à engager une action en justice alors que l'État lui-même n'a pas montré l'exemple ?

b) L'absence de relation contractuelle entre les agences et les investisseurs

Le fait que les investisseurs puissent traduire en justice les agences de notation, sur le terrain de la responsabilité, n'a rien d'évident. En effet, à la différence des émetteurs, les investisseurs utilisent, le plus souvent, les notes à titre gratuit et ne sont pas liés par un contrat à l'agence de notation. Les obligations d'une agence à l'égard des investisseurs sont dès lors beaucoup plus délicates à définir, d'autant que la note reflète une probabilité sur un événement futur.

Conformément aux règles de la responsabilité civile extra-contractuelle, il leur faut donc prouver qu'ils ont subi un préjudice, que l'agence a commis une faute dans l'élaboration de cette notation, et qu'enfin, il existe un lien entre la faute et le préjudice.

Comme le souligne le professeur Thierry Bonneau, « comment, du point de vue de l'investisseur, caractériser une faute ? Peut-il s'agir d'une faute légère ou seulement d'une faute grave et intentionnelle comme le prévoit la proposition de règlement de 2011 ? Une faute civile pourra-t-elle être caractérisée indépendamment de toute qualification de celle-ci, comme faute administrative, par l'Autorité européenne des marchés financiers ? » 159 ( * ) .

En effet, lorsqu'une agence aura été sanctionnée par l'autorité de régulation, le demandeur pourra s'appuyer sur cette décision pour prouver la faute. Dans le cas contraire, il lui sera plus difficile de prouver la faute devant le juge civil.

Pour un émetteur, le dommage correspond aux conséquences de la dégradation de ses conditions d'accès au marché. Pour un investisseur, la réparation vise surtout la perte de chance liée au fait qu'il a été empêché d'investir dans un autre titre, à supposer qu'il puisse démontrer que sa décision a été fondée sur la notation. Pour un investisseur institutionnel, ce dernier point peut se déduire des contraintes internes imposant l'acquisition de titres ayant reçu une certaine notation. Mais l'impossibilité de déterminer comment l'investisseur aurait agi en l'absence de faute exclut probablement une réparation intégrale du préjudice.

La difficulté pour le demandeur sera redoublée par le fait qu'il devra prouver deux causalités : celle unissant la faute à la notation et celle unissant la notation incorrecte au préjudice subi.

Par exemple, si une agence omet d'organiser la rotation de ses analystes, en violation du règlement européen de 2009, elle commet une faute que le régulateur peut sanctionner. Mais, encore faut-il prouver que cette faute a influencé la notation précise d'un émetteur. Enfin, l'investisseur devra prouver que cette notation (erronée) a guidé ses décisions et lui a donc causé un préjudice.

Le fait même qu'un investisseur puisse demander réparation à une agence de notation ne fait pas l'unanimité en Europe. Le Royaume-Uni insiste sur l'incongruité de cette démarche. En effet, dans le droit de la Common law , le principe « caveat emptor » - « que l'acheteur soit vigilant » - régit les relations commerciales. L'utilisateur de la note est placé devant ses propres responsabilités.

L'enquête réalisée par l'IFOP pour le Sénat auprès d'investisseurs français montre néanmoins que ceux-ci souhaitent que les agences soient plus responsables.

Tableau n° 52 : Considérez-vous qu'il faille faciliter la mise en cause
de la responsabilité des agences de notation ?

Ensemble

(%)

TOTAL Oui

80

ï Oui, de la manière la plus large possible

17

ï Oui, en alignant leur régime par exemple sur celui des commissaires aux comptes

63

TOTAL Non

20

ï Non, sauf grave négligence ou intention de nuire

14

ï Non, pas du tout

6

- Ne se prononcent pas

-

TOTAL

100

Source : Enquête IFOP réalisée pour le Sénat auprès de 352 utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité.

Ce résultat doit être rapproché de la volonté exprimée par les investisseurs d'évoluer vers un modèle « investisseur-payeur ». En effet, à ce jour, le principal obstacle pour que les investisseurs puissent traduire en justice les agences de notation tient au fait qu'ils ne contractent pas avec elles.

Lors de son audition sur le projet de création d'une agence de notation par Roland Berger, Markus Krall a ainsi fait valoir : « je me félicite des initiatives prises par la loi Dodd-Frank et par la Commission européenne pour définir la notation comme service ou comme produit. Mais il n'y a pas de réelle responsabilité du fait du produit sans relation contractuelle entre l'agence de notation et l'investisseur. A l'heure actuelle, l'investisseur qui subit le préjudice en cas de problème est considéré comme un tiers au contrat signé entre l'émetteur et l'agence de notation !

« Le passage à un système investisseur-payeur est une condition préalable pour pouvoir assurer la couverture du régime de responsabilité pour la notation ».

Toutefois, ainsi que cela a été démontré précédemment ( cf. supra II. B.), la transition générale vers le modèle « investisseur-payeur » ne semble pas réaliste et réalisable à court terme.

c) Un capital des agences insuffisant pour réparer les dommages

En tout état de cause, même si la responsabilité des agences peut être plus largement engagée, elle reste néanmoins limitée par la taille du capital dont elles disposent. En effet, si les investisseurs peuvent obtenir gain de cause, les montants des préjudices subis pourraient rapidement s'élever à des sommes disproportionnées au regard dudit capital.

Par exemple, le capital social des trois principales agences, s'agissant de leurs filiales françaises, est des plus réduits.

Tableau n° 53 : capital social des filiales françaises de Fitch, Moody's
et Standard and Poor's 160 ( * )

Capital social en euros

Fitch France SAS (1)

80 000

Moody's France SAS (1)

150 000

CMS France SAS (Standard and Poor's) (2)

17 354 000

(1) 2009 (2) fin 2010

En soi, le montant très faible du capital social révèle d'abord que leur activité repose sur le capital humain 161 ( * ) . Mais il souligne également qu'elles vivent dans un climat d'irresponsabilité. Même la maison-mère de Standard and Poor's en France - dont le capital est pourtant plus de deux cents fois supérieur à celui de Fitch France - serait incapable d'affronter les conséquences d'une condamnation dans un contentieux un tant soit peu important.

Dans l'affaire Parmalat, les dommages-intérêts correspondaient aux honoraires reçus par Standard and Poor's depuis le début des années 2000, soit 784 000 euros, une somme dérisoire au regard des quatre milliards demandés par l'administrateur de Parmalat. Malgré les contentieux en cours, Standard and Poor's n'a pas jugé utile de constituer de provisions dans ses comptes.

Il apparaît essentiel d'imposer un capital minimum pour les agences de notation qui devrait être fixé par l'Autorité européenne des marchés financiers, au vu des données (chiffre d'affaires, nombre de notes émises, capital social agrégé au niveau européen, etc.) dont elle dispose .

A l'instar des pratiques en vigueur dans d'autres professions, il est également nécessaire que les agences de notation souscrivent obligatoirement une assurance « responsabilité civile professionnelle » qui permettrait de couvrir leurs condamnations même en cas d'une insuffisance de capital .

d) La nécessaire harmonisation européenne de la responsabilité civile des agences de notation
(1) La proposition de la Commission européenne : un texte ambitieux

Fin 2011, la Commission européenne a déposé une proposition de modification du règlement de 16 septembre 2009 sur les agences de notation. Son exposé des motifs indique que « les notations de crédit [...] continueront dans un avenir proche à influencer les décisions d'investissement. Aussi les agences de notation ont-elles une responsabilité importante envers les investisseurs : celle de respecter les dispositions du règlement qui leur est applicable. Le nouvel article 35 bis traduit cette réalité : une agence de notation qui enfreindrait le règlement intentionnellement ou par négligence grave et, ce faisant, porterait préjudice à un investisseur qui se serait fié à une notation qu'elle aurait émise, serait tenue pour responsable, sous réserve que l'infraction en question ait influencé la notation ».

Il faut tout d'abord se féliciter de l'affirmation et de l'inscription, au niveau européen, du principe de responsabilité des agences de notation. En effet, seul le règlement européen permet d'harmoniser le droit applicable et d'éviter que les agences ne soient tentées de se placer sous la protection de la loi la plus favorable au sein de l'Union européenne.

Par ailleurs, la proposition de règlement prévoit que toute clause visant à exclure ou à limiter la responsabilité civile d'une agence a priori est « nulle et non avenue ».

La Commission européenne propose également que la charge de la preuve soit inversée de sorte qu'elle repose sur l'agence et non sur l'investisseur pour autant que celui-ci « établit des faits dont on peut inférer qu'une agence de notation a commis » une faute.

Le texte ne vise qu'une responsabilité pour faute lourde (faute intentionnelle ou négligence grave). De fait, il n'est pas possible - ni souhaitable d'ailleurs - de définir l'erreur de notation, notion qui serait par nature trop subjective. C'est pourquoi, il est préférable de chercher une responsabilité procédurale : le respect des obligations prévues par le règlement européen. Une agence ne sera pas responsable simplement parce qu'un émetteur aura fait défaut, quand bien même il était noté AAA. Il ne s'agit pas de condamner a posteriori une mauvaise prévision mais de sanctionner les manquements de l'agence au regard de sa méthodologie, de ses procédures internes, etc.

(2) Pour une responsabilité civile rétablissant l'équilibre entre acteurs

Les contributions des parties prenantes sur le texte de la Commission européenne montrent une certaine hostilité vis-à-vis du régime de responsabilité tel qu'il est proposé.

Cette hostilité est d'abord celle des agences de notation elles-mêmes. Aussi un rapport interne de Moody's 162 ( * ) décrit-il les efforts de lobbying entrepris, par l'intermédiaire du cabinet spécialisé Brunswick, auprès des législateurs et des régulateurs pour les décourager de mettre en place un régime de responsabilité civile, puis pour les convaincre des conséquences dommageables de la mise en place d'un tel régime. Face au constat d'une forte probabilité de mise en oeuvre d'un tel régime, Moody's a alors décidé de créer un comité « contingency planning for liability standard changes » réfléchissant aux différentes possibilités pour faire face à des risques juridiques accrus : changement du modèle économique, délocalisation des activités en fonction des risques liés à la responsabilité ...

En parallèle, les associations professionnelles des trésoriers d'entreprises et des émetteurs sont aussi réservées.

Elles avancent plusieurs éléments pour justifier leur position :


• la responsabilité ne manquerait pas d'entraîner un coût qui se répercuterait inévitablement sur la tarification des agences ;


• elle créerait également un biais en faveur de l'institutionnalisation des agences. Les investisseurs qui utiliseront à titre principal les notations pour fonder leurs décisions seront mieux protégés ;


• les agences, de peur d'engager leur responsabilité, deviendront conservatrices et n'oseront plus noter ou dégrader les émetteurs risqués ainsi que les entreprises de taille moyenne qui souhaiteraient se tourner vers les marchés obligataires ;


• enfin, ces règles ne manqueront pas de créer de nouvelles barrières à l'entrée dans une activité déjà oligopolistique.

Le coût de la responsabilité est probablement inévitable mais ne doit pas être exagéré. Quant au conservatisme supposé des agences, il est plutôt favorable à la stabilité financière puisqu'il importe que les modifications des notations ne s'inscrivent pas dans le tempo des marchés.

Néanmoins, seule l'Union européenne dispose de la taille critique suffisante, à l'instar des États-Unis, pour réguler les agences de notation. C'est pourquoi leur responsabilité civile n'a de sens que dans un cadre européen harmonisé, évitant ainsi une nationalisation excessive des règles applicables . Autrement, la responsabilité restera un principe théorique.

Pour cela, il convient tout d'abord que les émetteurs, et non pas seulement les investisseurs comme dans le texte proposé par la Commission, puissent également bénéficier de ces règles.

Ensuite, les textes européens doivent établir clairement que la juridiction compétente est celle du pays dans lequel le demandeur ayant subi le préjudice a sa résidence habituelle . Cette disposition permettra d'éviter la « délocalisation par le droit ». De même, s'agissant des émetteurs, le contrat devrait toujours prévoir qu'il est jugé devant les juridictions du pays de l'émetteur et selon les règles en vigueur dans ce pays.

Par ailleurs, la proposition de règlement résout en partie les difficultés qui résultent de la nécessité de prouver le triptyque « préjudice, erreur, lien de causalité ». Le renversement de la charge de la preuve est une disposition fondamentale pour rétablir l'équilibre entre l'agence et le demandeur. Bien évidemment, les agences ne sauraient être présumées fautives, sans quoi leur responsabilité risquerait d'être engagée à tort et à travers. L'investisseur ou l'émetteur devrait d'abord présenter des éléments suffisamment solides pour établir que l'agence a peut-être commis une faute. Il reviendrait alors à cette dernière de prouver que ce n'est pas le cas.

L'argument de « l'institutionnalisation » des agences du fait de la reconnaissance de leur pleine responsabilité ne peut être retenu. En effet, l'existence d'une responsabilité civile ne saurait conduire les investisseurs à renoncer à leurs diligences. S'ils subissent un préjudice, il reviendra au juge de déterminer s'ils ne sont pas pour partie responsables de leur sort. Par exemple, un investisseur qui se serait entièrement reposé sur les notations ne peut pas être considéré comme ayant mené les diligences propres à son métier.

Les clauses contractuelles liant un émetteur à une agence ne devraient pas non plus limiter le montant des dommages et intérêts que l'agence est susceptible de verser à son co-contractant. En revanche, le contrat peut tout à fait prévoir des clauses limitatives relatives à la mise en cause de la responsabilité, par exemple si l'émetteur a fourni des données erronées aux analystes.


* 159 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 10 avril 2012.

* 160 Les capitaux propres s'établissaient en 2010 à 7,6 millions d'euros pour Fitch et Moody's, sans obligation règlementaire de les conserver durablement dans les comptes des sociétés.

* 161 Le montant des capitaux propres de Moody's et de Fitch est sensiblement plus élevé puisqu'ils s'élèvent à environ 5,7 millions d'euros pour les deux entités.

* 162 Enterprise Risk Management de juillet 2010.

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