2. Le mythe d'un renforcement mécanique de la concurrence

La stratégie retenue dans le cadre de la discussion sur la modification du règlement européen sur les agences de notation est peu convaincante. Cette stratégie repose sur deux axes principaux.

D'abord, comme on l'a vu, l'AEMF s'est montrée peu exigeante dans sa politique d'accréditation puisqu'elle a enregistré ou certifié pas moins de dix-sept agences, dont une agence bulgare qui fait peu d'ombre à Standard and Poor's ou à Moody's. De petites structures, dont la crédibilité et la notoriété sont faibles voire inexistantes, ont été autorisées à proposer leurs services sur le marché européen.

Comme il y a peu de chances que les émetteurs fassent spontanément appel à ces petites agences, la Commission européenne a proposé, dans le cadre du projet de règlement en cours de discussion à Bruxelles au premier semestre 2012, une mesure complémentaire qui serait de nature à leur faciliter l'accès au marché.

a) La rotation obligatoire, une idée peu convaincante

Cette mesure consisterait à rendre obligatoire une rotation des agences : les émetteurs ne pourraient travailler avec une agence de notation que pendant une certaine durée, ce qui les obligerait à choisir un nouveau prestataire à l'issue de ce délai.

Dans son projet initial, la Commission européenne envisageait de limiter à trois ans la durée de la relation contractuelle entre une agence et un émetteur, une période de quatre ans devant ensuite s'écouler avant que l'agence puisse à nouveau noter cet émetteur 193 ( * ) . Dans le cas où l'émetteur fait l'objet de plusieurs notations, cette limitation à trois ans se serait appliquée à une seule agence, aucune d'entre elles ne pouvant toutefois entretenir de relation contractuelle avec l'émetteur pendant plus de six ans. Dans l'hypothèse où l'agence note plusieurs instruments de créance émis par un même émetteur, la règle serait plus stricte : la relation contractuelle cesserait après que l'agence a noté dix instruments, sans attendre nécessairement la fin de la période de trois ans.

Pour la Commission européenne, la rotation présenterait un double avantage : elle mettrait fin à la complaisance qui peut s'instaurer entre un émetteur et une agence lorsqu'ils entretiennent une relation d'affaires sur une longue durée ; surtout, elle favoriserait l'arrivée de nouveaux acteurs sur le marché de la notation.

Aujourd'hui, beaucoup d'émetteurs sont réticents à changer d'agence de notation parce qu'ils craignent de faire naître des doutes chez les investisseurs sur leur qualité de crédit. La rotation obligatoire permettrait, selon la Commission européenne, de rendre le marché plus fluide et obligerait les émetteurs à se tourner vers de petites agences.

En dépit de ses avantages supposés, la proposition de rotation obligatoire des agences suscite de vives oppositions.

Des craintes s'expriment tout d'abord concernant les conséquences négatives qu'elle pourrait entraîner sur la qualité de la notation. Tous les trois ans, une nouvelle agence serait chargée de procéder à la notation. Or, il faut du temps pour acquérir une réelle connaissance d'un émetteur et de son secteur d'activité. La rotation pourrait donc nuire à la capacité d'expertise des agences et occasionner tous les trois ans une perte de savoir-faire et de compétences. De plus, le contrôle de la qualité du travail des agences s'effectue en comparant, sur longue période, leurs notes avec les taux de défaut constatés. Cet exercice de comparaison a posteriori deviendrait impossible si une agence ne pouvait noter un émetteur plus de trois années d'affilée. Enfin, les agences ne seraient guère incitées à investir dans la qualité de la notation puisqu'il leur suffirait d'attendre pour récupérer des clients...

Les investisseurs redoutent, pour leur part, que la discontinuité dans le processus de notation induite par la rotation conduise à des notes plus instables, ce qui les gênerait dans leurs stratégies d'investissement et accroîtrait la volatilité du marché. Par ailleurs, si un émetteur est noté par une agence ne bénéficiant pas d'une véritable reconnaissance internationale, son accès aux marchés pourrait s'en trouver compromis.

Il existe, de surcroît, un risque que la rotation obligatoire aboutisse in fine à ce qu'il y ait moins de notes émises pour chaque émetteur. Il est vraisemblable, en effet, que chaque émetteur souhaitera être noté en permanence par l'une des trois grandes agences internationales. Un émetteur qui est actuellement noté par Standard and Poor's, Moody's et Fitch pourrait donc décider de ne plus être noté que par l'une de ces trois agences, afin de garder la possibilité de se tourner vers l'une des deux autres au terme de la période de trois ans.

Ces critiques semblent avoir été entendues par les gouvernements européens puisque l'accord qui a été trouvé le 21 mai 2012, au niveau des ambassadeurs des États membres de l'Union européenne, vide largement de sa substance le projet de la Commission européenne .

L'accord qui a été trouvé prévoit en effet que la règle de rotation s'appliquerait seulement aux produits titrisés. La notation de la grande majorité des instruments de créance ne serait donc plus concernée par la rotation obligatoire.

b) Les faiblesses d'une concurrence artificielle

La proposition tendant à une rotation obligatoire des agences de notation n'est pas convaincante car elle risque d'aboutir à une concurrence artificielle.

La rotation faciliterait sans doute l'accès au marché de la notation à de petites agences européennes, mais ne garantirait absolument pas que ces agences atteignent la taille critique et la reconnaissance internationale nécessaires pour concurrencer véritablement Standard and Poor's, Moody's et Fitch.

Le succès d'une agence de notation dépend avant tout de sa réputation aux yeux des investisseurs. Or ceux-ci n'auraient aucune garantie sur les compétences des nouveaux entrants sur le marché. Au contraire, ces nouveaux entrants risqueraient d'apparaître « suspects » puisque leur arrivée sur le marché aurait été imposée par un changement de la réglementation. Il est à craindre que les investisseurs internationaux continuent donc à s'intéresser exclusivement aux notes émises par les trois grandes agences, quand bien même elles seraient non sollicitées, et ignorent celles émises par les plus petites structures.

La crédibilité internationale de tout nouvel entrant dépend aussi de sa capacité à obtenir un enregistrement auprès la SEC. Aucune des petites agences européennes n'est aujourd'hui enregistrée outre-Atlantique, ce qui obère leurs perspectives de développement international.

Peut-être l'une de ces agences parviendrait-elle à gagner en crédibilité, mais l'exemple de Fitch montre qu'il faudrait sans doute plusieurs décennies pour qu'une petite agence parvienne à s'imposer sur le marché. La proposition de la Commission européenne ne permet donc pas d'envisager, à court terme, une évolution du marché.

Les limites de la transposition des règles du commissariat aux comptes
aux agences de notation

Le commissariat aux comptes et la notation sont des activités d'une nature totalement différente : la vérification de la sincérité d'un état, les comptes, d'un côté, un exercice de prévision et d'établissement d'une probabilité de défaut, de l'autre.

Cependant, ces deux fonctions sont aujourd'hui vitales pour les entreprises, l'information des investisseurs et le bon fonctionnement des marchés financiers. Lors de certains scandales (Enron, Parmalat etc.), elles ont pu être associées au même reproche de diagnostic erroné. Elles peuvent toutes deux être confrontées aux conflits d'intérêts.

Voilà pourquoi les exigences de qualité, la transparence des rémunérations peuvent être empruntées par la régulation des agences de notation à celle des commissariats aux comptes. La notation tend à devenir une profession réglementée.

En revanche, les conditions de marché ne sont pas comparables. Certes, comme celui de la notation, le marché de l'audit présente, au niveau international, un degré de concentration élevé : les quatre principaux acteurs, les « Big Four » (Deloitte, Ernst and Young, KPMG et PriceWaterhouseCoopers) se partagent plus de 70 % du marché mondial. Dans la plupart des États européens, ils contrôlent 90 % du marché, sauf en France où leur part de marché est inférieure à 50 %.

Cette situation propre à la France est souvent expliquée par l'application de la règle du co-commissariat aux comptes : les entités tenues de présenter des comptes consolidés ont l'obligation de nommer deux commissaires aux comptes, issus de cabinets d'audit différents ; les deux commissaires aux comptes exercent leur mission légale de façon concertée, en vue de l'examen contradictoire des comptes. Cette disposition vise notamment à renforcer l'indépendance de l'auditeur face aux entités contrôlées les plus importantes.

Inspirée par le commissariat aux comptes, la modification du règlement européen propose donc la rotation et la sollicitation obligatoire de deux agences, indépendantes l'une de l'autre, pour noter leurs produits structurés. Cette proposition est certainement de nature à améliorer le jugement des investisseurs sur le risque de défaut de ces produits, mais elle ne devrait pas avoir d'effet sur la structure du marché de la notation.

Dans le cas du commissariat aux comptes, des petites entreprises ont réussi à exister aux côtés des « Big Four », qui profitent de leur taille internationale vis-à-vis des groupes mondialisés. En effet, les normes comptables et les processus d'audit leur sont communs. L'effet de réputation est donc moindre que dans le cadre des agences de notation où chacune est responsable de sa propre méthodologie, de ses bases de données et de l'ancienneté de ses séries statistiques, facteurs sur lesquels repose la crédibilité de l'agence. Dans un cas, le commissaire aux comptes vérifie la mise en oeuvre de la norme ; dans l'autre, la note elle-même est la norme. Elle est le standard international, qui, comme les comptes IFRS ou US GAAP, permet l'accès au marché.

On peut noter enfin que la notation est un passage obligé pour des entreprises de plus grande taille que pour celles auxquelles s'impose le co-commissariat. Ces entreprises ont donc davantage besoin d'un « standard » international de notation, à travers une agence de réputation mondiale.

Au Parlement européen a également été avancée l'idée de plafonner la part de marché pouvant être détenue par chaque agence, pour ce qui concerne la notation sollicitée. Un amendement a proposé en effet qu'une même agence ne puisse noter plus de 25 % des titres émis par les entreprises ni plus de 25 % des produits structurés.

La mise en oeuvre pratique de cette proposition laisse cependant dubitatif : si les trois grandes agences atteignent chacune le plafond de 25 %, tout nouvel émetteur serait contraint de se tourner vers une petite agence ayant peu de reconnaissance internationale, ce qui risque de le pénaliser dans sa recherche de financement ; il n'est pas garanti en outre que cette petite agence soit la plus compétente, ce qui peut menacer la qualité de la notation ; par ailleurs, il est vraisemblable que les grandes agences émettraient, dans ce cas, des notes « non sollicitées », qui continueraient à guider les choix des investisseurs, et factureraient plus cher leurs notes sollicitées.

c) Une voie de l'appel d'offres à privilégier

Plutôt que la solution de la rotation des agences, la proposition formulée par la France, le 31 mars dernier, tendant à rendre obligatoire des appels d'offres à échéances régulières, par exemple tous les six ans, apparaît beaucoup plus réaliste.

Une telle mesure favoriserait l'ouverture du marché et augmenterait la concurrence, sans entraîner de rupture systématique dans le processus de notation puisqu'une même agence pourrait remporter plusieurs appels d'offres successifs. Elle éviterait que les émetteurs et les agences s'installent dans des relations d'affaires de très longue durée, jamais remises en cause, qui peuvent faire naître des situations de connivence. Elle obligerait les agences bien établies sur le marché à présenter des offres compétitives pour conserver leurs positions et encouragerait donc une certaine modération sur les prix ou des investissements dans la qualité de la notation.


* 193 L'agence aurait cependant toujours la possibilité d'émettre une note non sollicitée.

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