2. Une annonce de concertation contredite dans les faits ?
a) Un calendrier resserré ne facilitant pas la concertation

De l'annonce de son lancement par le ministre de la justice le 27 juin 2007, dans un discours adressé au comité consultatif de la carte judiciaire, au début de sa mise en oeuvre en février 2008, la phase préparatoire de la réforme de la carte judiciaire n'a duré que sept mois .

La période consacrée à la concertation a, quant à elle, débuté le 25 juin 2007, avec la réception par le ministre de la justice des chefs de cour, pour leur confier la mission de mener des concertations au niveau local avec les représentants du personnel (magistrats et fonctionnaires), les représentants des auxiliaires de justice... Elle devait s'achever trois mois plus tard, le 30 septembre 2007, par la remise des contributions issues du processus de concertation locale.

La brièveté de la période consacrée à la concertation a été critiquée à de nombreuses reprises par les personnes rencontrées. Les représentants de la Conférence nationale des procureurs de la République ont ainsi estimé que la justice avait besoin qu'une une ligne cohérente soit définie, ce qu'il n'était pas possible de faire en deux mois d'été.

Comme l'ont souligné les représentants du syndicat national CGT chancelleries et services judiciaires, ce calendrier extrêmement contraint, qui plus est en pleine période de vacances judiciaires, contredisait la volonté de dialogue affichée par la chancellerie.

À l'automne 2007, entre le 12 octobre et le 20 novembre, dans un climat de fortes tensions, le garde des sceaux entamait un tour des cours d'appel pour annoncer les dispositions de la réforme de la carte les concernant.

Le 15 février 2008, deux décrets étaient publiés 21 ( * ) . L'un fixait les implantations des juridictions et l'autre, le calendrier de mise en oeuvre : début 2008 pour les greffes détachés des tribunaux d'instance, fin 2008 pour les tribunaux de commerce et les conseils de prud'hommes, fin 2009 pour les tribunaux d'instance, et fin 2010 pour les tribunaux de grande instance 22 ( * ) .

b) Une concertation sans dialogue ?
(1) Au niveau national : une concertation quasi-inexistante

Au niveau national, la concertation devait être menée au sein du comité consultatif de la carte judiciaire. Composé d'une cinquantaine de représentants des organisations syndicales et professionnelles, des personnels judiciaires et des auxiliaires de justice, ce comité n'a été réuni en tout et pour tout, qu'une seule fois, le 27 juin 2007, pour son installation. Il n'a pas rendu de conclusions. La plupart de ses membres l'avaient d'ailleurs quitté en cours de processus, pour protester contre cette situation.

Interrogés sur ce point par vos rapporteurs, les représentants du ministre de la justice ont fait valoir que la concertation ne s'était pas limitée au processus mis en place à l'été 2007 puisque les services travaillaient à cette réforme depuis plusieurs années. Dès lors, des consultations nationales avaient déjà eu lieu à plusieurs reprises. Les positions des différents acteurs ne leur étaient donc pas inconnues.

Mis à part quelques réunions ponctuelles ; aucune autre concertation n'a été organisée au niveau national, ce qu'ont regretté les élus et les organisations syndicales.

Contestant cette absence de dialogue entre le ministère et les acteurs locaux, les nombreux recours déposés devant le Conseil d'État contre le décret n° 2008-1110 du 30 octobre 2008 précité, ont soulevé le moyen de l'insuffisance de concertation. Le Conseil d'État a toutefois écarté ce grief, jugeant que cette concertation n'était pas obligatoire 23 ( * ) .

(2) Des concertations locales très riches, mais parfois sans suites

• Une concertation intense au niveau local

À la fin du mois de juin 2007, le garde des sceaux avait demandé aux chefs de cour d'appel de mener une vaste consultation au niveau local pour recueillir les propositions des magistrats et fonctionnaires des services judiciaires ainsi que des professions judiciaires et juridiques 24 ( * ) . Parallèlement, par lettre conjointe du ministre de la justice et du ministre de l'intérieur en date du 17 juillet 2007, les préfets ont reçu une mission similaire auprès des élus locaux et des services déconcentrés de l'État, appelés à travailler en lien avec l'institution judiciaire. Pour le ministre, « les acteurs de terrain [étaient] en effet les plus compétents pour saisir les réalités locales et les inscrire dans un schéma national cohérent ».

Cependant, après le lancement de la concertation locale, les chefs de cour ont été livrés à eux-mêmes. Aucun suivi, aucune coordination, n'ont été assurés par la mission carte judiciaire rattachée au ministère de la justice 25 ( * ) .

Les représentants du Syndicat de la magistrature ont observé que les consultations par les chefs de cour avaient été de niveau inégal et que, parfois, des propositions avaient été adressées à la chancellerie sans qu'une concertation suffisante n'ait eu lieu. De fait, certaines professions judiciaires et juridiques ont déploré ne pas avoir été entendues, au niveau national comme au niveau local.

S'ils ont reconnu que leur profession avait été peu affectée par la réforme, les représentants du conseil supérieur du notariat ont regretté de ne pas avoir été consultés en tant que « magistrat de l'amiable », et alors qu'avec 4 568 offices notariaux et 1 330 bureaux annexes, répartis sur l'ensemble du territoire, ils assurent une présence juridique efficace, jouant parfois le rôle de « juge de proximité ».

Cependant, vos co-rapporteurs retirent de leurs auditions que, dans l'ensemble - de façon inégale certes - les chefs de cour se sont saisis du problème et ont joué le jeu de la concertation , malgré la difficulté liée à la brièveté des délais qui leur étaient imposés et la période estivale durant laquelle elle se tenait.

Pour autant, cette concertation ne s'est pas toujours déroulée paisiblement. Les représentants de la Conférence des procureurs généraux ont regretté la surmédiatisation de ce dossier controversé ainsi que les fuites récurrentes dans la presse de documents présentés comme émanant de la chancellerie, laissant penser que les choix de suppressions étaient déjà arrêtés, alors même la concertation n'était pas achevée.

• Une prise en compte inégale des résultats de la concertation

Quant à la prise en compte effective des nombreuses propositions qui ont découlé de la période de concertation, sans qu'il soit possible de tirer de conclusions générales, il semble qu'elle ait été variable selon le type de juridictions considéré.

Les propositions des chefs de cour relatives aux tribunaux de grande instance ont été, à quelques exceptions près (Tulle, Moulins et Millau), suivies.

À Rennes, par exemple, M. Léonard Bernard de la Gâtinais, procureur général près la cour d'appel, a estimé que dans l'ensemble, la réforme correspondait à ce qu'ils avaient proposé, avec le premier président, même si quelques arbitrages ministériels différents dans le détail avaient été rendus. En effet, les conclusions du groupe de travail constitué dans le ressort de la cour d'appel, présentées le 6 septembre 2007, proposaient la suppression de Guingamp, Morlaix et Dinan. De même, il proposait la suppression du tribunal de commerce de Morlaix. Ces juridictions ont effectivement été supprimées.

En revanche, pour les tribunaux d'instance, les propositions des chefs de cour ont été moins suivies. Comme en a témoigné Mme Clélia Prieur-Leterme, vice-présidente de l'association nationale des juges d'instance, « l'annonce des fermetures par Madame Dati a provoqué l'incompréhension et la colère des professionnels du monde judiciaire et des élus locaux. »

À Rennes par exemple, le groupe de travail proposait la suppression de 10 tribunaux d'instance sur 26. La chancellerie a décidé d'en supprimer 12. Si le groupe de travail proposait le regroupement Dinan-Saint-Malo, il avait en revanche conclu à la nécessité de conserver Lannion et Fougères, en raison de l'« exigence d'accessibilité aux juridictions de proximité » 26 ( * ) . Par la suite, se rendant à l'opinion initialement émise par les chefs de cour, la chancellerie a finalement décidé de « ressusciter » Fougères, juridiction qui a rouvert ses portes le 1 er janvier 2012.

De plus, l'association nationale des juges d'instance (ANJI) a regretté le refus de la chancellerie de prendre en compte les conclusions des chefs de cour, lorsqu'elles proposaient des reconfigurations 27 ( * ) pour éviter les « déserts judiciaires », plutôt que des suppressions de juridictions.

Ce fut le cas par exemple de la proposition de regrouper les tribunaux d'instance de Saint-Pol-sur-Ternoise et Houdain, dans le ressort de la cour d'appel de Douai, juridictions qui ont finalement été supprimées.

À l'inverse, à Paris, aucun tribunal d'instance n'a été supprimé, ce qui, selon l'ANJI, allait à l'encontre de la volonté des tribunaux d'instance d'arrondissement parisiens de se regrouper pour éviter un éparpillement des magistrats, jugé peu efficace par les intéressés.

À ce constat factuel d'une prise en compte inégale des propositions locales, s'est ajoutée la critique de l'insuffisance de communication, de la part de la chancellerie, quant aux suites qu'elle entendait donner à ces travaux. Entre la remise par les chefs de cour de leurs contributions, le 30 septembre 2007, et le tour des cours d'appel de l'automne du garde des sceaux pour annoncer les suppressions, le dialogue n'a pas été engagé entre le niveau national et le niveau local.

Dès lors, les suppressions annoncées dans la presse avant leur officialisation ou lors des déplacements du garde des sceaux dans les ressorts des cours d'appel, ont parfois suscité une forte mobilisation des acteurs du monde judiciaire, des barreaux notamment, et des élus 28 ( * ) .

Ces mobilisations ont, dans quelques cas, été suivies d'effets, comme en témoigne par exemple le maintien du tribunal de grande instance de Montluçon, dont la suppression semblait avoir été envisagée.

De même, comme cela a été dit à vos co-rapporteurs par l'ancien procureur de la République près le tribunal de grande instance de la Roche-sur-Yon, M. Pierre Sennes, la mobilisation a permis de conserver l'ensemble des tribunaux de Vendée pourtant menacés de suppression.


* 21 Décrets n° 2008-145 et 2008-146 du 15 février 2008.

* 22 Le décret n° 2008-145 s'est par la suite révélé entaché d'un vice de procédure. Il a été remplacé par un nouveau décret n° 2008-1110 du 30 octobre 2008.

* 23 « Considérant [...] qu'aucun texte ne subordonnait aÌ la consultation des chefs de cour, des représentants des professions judiciaires et des délégués des organisations syndicales l'adoption du décret attaqué ; que si le garde des sceaux, ministre de la justice a annonceì, dans un discours prononceì le 27 juin 2007 devant des personnalités, réunies au sein d'un comiteì consultatif de la carte judiciaire, qu'il les réunirait aÌ nouveau pour qu'elles formulent un avis sur les mesures qu'il envisageait de prendre après une phase de concertation dans les cours d'appel, il pouvait, aÌ tout moment, renoncer aÌ cette consultation, de sorte que le décret attaqueì n'est pas entacheì d'un vice de procédure pour avoir étéì adopteì sans que cette concertation locale ait eu lieu et sans que ce comiteì ait fait connaître son avis ;

« Considérant [...] qu'aucune disposition législative ou réglementaire n'imposait de consulter, préalablement aÌ l'édictio n du décret attaqueì, les collectivités territoriales sur le territoire desquelles étaient situées les juridictions supprimées ». Décision du Conseil d'État, section du contentieux, 6 ème et 1ère sous-sections réunies, 19 février 2010, n° 322407 et autres.

* 24 Une circulaire du 25 juin 2007, adressée aux chefs de cour donnait les instructions concernant la concertation au sein des juridictions de leur ressort. Ces instructions ont été complétées par un courrier du secrétaire général en date du 4 juillet.

* 25 La mission carte judiciaire (MCJ) était une structure directement sous l'autorité du secrétaire général, en relation constante avec le cabinet du ministre. Elle était composée d'un directeur de projet, assisté de magistrats, de greffiers en chef, de fonctionnaires, ainsi que d'un spécialiste de l'immobilier et d'un statisticien. Installée le 4 juillet 2007, son rôle consistait dans un premier temps (juin 2007 à février 2008) à formaliser les objectifs de la réforme, définir les critères de suppression des juridictions, élaborer des scenarii de réforme, organiser la concertation, proposer des adaptations des scenarii à l'issue de la concertation, élaborer les outils juridiques nécessaires à la mise en oeuvre de la réforme. Dans un second temps (février 2008 à février 2010), la MCJ avait pour mission de piloter et coordonner la mise en oeuvre de la réforme. Elle disposait d'une autorité fonctionnelle directe sur l'ensemble des directions du ministère qui avaient vocation à contribuer aux travaux de la réforme.

* 26 Fougères se trouve à 52 km de Rennes, soit 45 minutes par le réseau routier et 1 heure 45 à 2 heures 55 par le TER. En plus, l'activité judiciaire de ce tribunal avait augmenté, en raison du rattachement d'une partie du ressort du TI de Vitré. Quant à Lannion, deuxième ville du département des Côtes-d'Armor, elle se situe à 68 km de Saint-Brieuc, soit une heure de trajet en voiture ou en TER.

* 27 Sauf en ce qui concerne le TGI interdépartemental « du pays de la Rance », qui a regroupé Dinan et Saint-Malo.

* 28 Pour ne citer que quelques exemples parmi d'autres, au cours de l'automne 2007, des avocats et des personnels de greffe de Montluçon avaient mené une grève de la faim contre la suppression du tribunal de grande instance. À Saint-Gaudens, près de 300 personnes s'étaient rassemblées pour exiger le maintien du tribunal de grande instance. À Hazebrouck, plusieurs manifestations des avocats avaient eu lieu, contre la suppression du TGI.

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