2. Vers un nouveau modèle territorial des politiques de l'électricité ?

L'égalité des prix de l'électricité entre tous les consommateurs au niveau national, qui n'est pas le modèle général en Europe comme a pu le constater votre commission, est une caractéristique essentielle et profondément inscrite dans les traditions françaises : elle favorise une certaine égalité entre les territoires qu'il n'est pas question de remettre en cause.

La péréquation n'est toutefois pas, comme on vient de le voir, synonyme d'une inaction des collectivités territoriales et des associations locales. Elle ne peut pas non plus être invoquée par l'administration centrale ou les grands opérateurs pour justifier une centralisation de toutes les décisions prises en matière énergétique.

Certains choix peuvent en effet être effectués de manière plus efficace au niveau local, où un lien plus direct peut être établi entre les administrations locales, les producteurs et les consommateurs. Une collectivité locale, via une « équipe énergie », peut apporter un conseil personnalisé aux consommateurs pour réduire leur facture d'énergie d'une manière adaptée aux modes de vie. M. Xavier Pintat, sénateur, en sa qualité de président de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), a ainsi signalé à votre commission que la plupart des syndicats d'électricité développent une compétence en matière d'audit énergétique. C'est également au niveau local que peuvent s'identifier certaines utilisations possibles d'énergies renouvelables telles que la géothermie. Les collectivités et leurs groupements jouent enfin un rôle important dans la lutte contre la précarité énergétique.

Les collectivités, propriétaires des réseaux de distribution d'électricité, assument également une part de l'investissement sur les réseaux : M. Pascal Sokoloff, directeur général de la FNCCR, a estimé devant votre commission que « le volume global des investissements des collectivités concédantes s'élève à 1 milliard d'euros, montant à comparer aux investissements d'ERDF, qui sont de l'ordre de 2,5 milliards à 3 milliards d'euros ».

D'autre part, au cours de ses auditions, votre rapporteur a constaté que certaines collectivités s'interrogeaient sur le cadre juridique réglementant leurs relations avec ERDF, en regrettant que les relations contractuelles entre concessionnaire et concédant soient déséquilibrées, au bénéfice du second.

Ainsi, M. Denis Baupin, adjoint au maire de Paris, chargé du développement durable, de l'environnement et du plan climat, qui préside également depuis 2001 la Commission supérieure de contrôle de la concession de distribution d'électricité, regrettait devant votre commission le manque de transparence dont faisait preuve ERDF, à la fois dans les informations transmises à l'autorité concédante et dans la gestion financière. Sur ce dernier point, M. Baupin a souligné que 650 millions d'euros « avaient disparu » sur le milliard d'euros de provisions, engrangé par la concession parisienne de distribution en 2000, sans que cette somme ait été investie dans le réseau, et s'est inquiété que cette somme ait pu être remontée à la maison mère au lieu de bénéficier aux Parisiens, « sans que la collectivité ait été à aucun moment associée, informée de ce qui était en train de se passer ». De plus, lors de leur audition par votre rapporteur, Mme Catherine Dumas, directeur général adjoint du Syndicat intercommunal de la périphérie de Paris pour l'électricité et les réseaux de communication (SIPPEREC) et M. Laurent Georges, directeur général administratif chargé du suivi des concessions électricité de ce syndicat, ont fait des constats allant exactement dans ce sens.

a) La centralisation de la gestion de l'électricité en France : un héritage de l'après-guerre, récemment remis en cause

Le rôle des collectivités est toutefois limité par la centralisation de la politique énergétique en France. Or, cette centralisation, il faut le remarquer, n'a pas toujours été de mise.

L'électrification a été d'abord le fait d'initiatives locales, celles des compagnies d'électricité et, notamment dans les campagnes, celles des communes qui se sont impliquées pour garantir à la fois l'éclairage public et la fourniture d'électricité dans des zones où les entreprises privées n'allaient pas spontanément.

La centralisation de la gestion du réseau au sein d'un opérateur unique est apparue au sortir de la Seconde Guerre mondiale : la loi n° 49-628 du 8 avril 1946 sur la nationalisation de l'électricité et du gaz a créé EDF, nouvel établissement public, en intégrant un grand nombre de sociétés de production, de distribution et de transport d'électricité. La création d'un grand opérateur d'État a permis, dans les années de reconstruction de la France, de fournir au pays le réseau électrique de qualité et les installations de production qui ont ensuite soutenu l'activité du pays pendant les Trente Glorieuses.

Cette centralisation n'est donc ni universelle - de nombreux pays ont conservé le modèle de réseaux de distribution locaux, l'Allemagne comptant même quatre réseaux de transports distincts -, ni constante (elle date de 1946).

De plus, elle est écornée par le mouvement de fond d'unification des marchés de l'électricité en Europe. La production - exception faite, jusqu'à présent, du nucléaire - et la fourniture d'électricité ont été ouvertes aux autres opérateurs, ce qui a nécessité la séparation juridique entre les fonctions de production de l'opérateur historique et ses fonctions de transport et de distribution : afin de garantir l'égal accès des concurrents au réseau de transport, il a fallu ainsi ériger une « muraille de Chine » entre la maison-mère EDF et sa filiale à 100 % RTE pour éviter notamment le transfert d'informations commercialement sensibles.

Or, dans le même temps, force est de constater que ce nouveau mode de gestion n'a pas permis d'améliorer les relations entre les collectivités, propriétaires des réseaux de distribution, et l'opérateur de ces réseaux sur 95 % du territoire, c'est-à-dire ERDF.

La loi NOME a prévu l'institution de « conférences départementales » associant opérateur et collectivités et portant sur le programme prévisionnel des investissements envisagés sur le réseau de distribution.

b) Des propositions pour aller plus loin dans le sens d'une réappropriation des politiques de l'électricité par les acteurs locaux

Votre commission s'est posé la question de savoir s'il convenait d'aller plus loin que le droit existant afin de rendre aux collectivités la maîtrise des questions énergétiques sur leur territoire.

Mme Maryse Arditi, pilote du réseau énergie de France Nature Environnement, a ainsi suggéré lors de son audition devant votre commission de « confier des pouvoirs réglementaires aux communes ou aux grandes intercommunalités sur un certain nombre de sujets. Barcelone ou Genève ont pu décider de refuser la construction de tout nouvel immeuble qui ne serait pas doté d'un chauffe-eau solaire thermique, classique, bien évidemment, pas photovoltaïque. Aucune collectivité en France n'a le droit d'agir ainsi. ».

S'agissant de la gestion de la distribution , le Comité de liaison énergies renouvelables (CLER) propose de « redonner aux collectivités leur liberté en matière de gestion des réseaux de distribution d'électricité et de gaz en leur permettant de quitter les monopoles confiés à ERDF et GrDF, en particulier pour créer une entreprise locale de distribution » 202 ( * ) . L'article L. 111-52 du code de l'énergie oblige en effet les collectivités, en dehors des zones déjà couvertes par une entreprise locale de distribution, à confier la gestion de leurs réseaux de distribution à un opérateur unique, ERDF. La compatibilité de cette disposition avec le droit européen fait l'objet de débats récurrents.

La Commission de régulation de l'énergie (CRE), sans se prononcer sur les questions de statut, considérait toutefois, dans son rapport de 2010 sur la qualité de l'électricité 203 ( * ) , qu' « afin d'améliorer la qualité de l'alimentation en électricité sur les réseaux publics de distribution, une nouvelle organisation de la distribution de l'électricité est nécessaire » ; elle suggérait à ce propos de « faire reposer la nouvelle organisation de la distribution d'électricité, d'une part, sur une hiérarchisation concrète des enjeux au sein d'une politique globale de gestion des réseaux et, d'autre part, sur la révision consécutive des responsabilités des parties prenantes ».

Le Sénat a, sur la question du monopole d'ERDF, pris clairement position le 13 mars dernier dans une résolution sur les propositions de directive « marchés publics » et « concessions de services », demandant « que les concessions de distribution de gaz naturel en zone de desserte historique et d'électricité demeurent clairement hors du champ de la proposition de directive, afin de ne pas remettre en cause le monopole, reconnu par la loi et admis par le droit européen, de GrDF et de ERDF sur ces concessions » 204 ( * ) .

Votre rapporteur , tout en prenant acte de cette position, fait toutefois observer que l'organisation des réseaux de distribution d'électricité est très particulière en France. Elle attribue, en effet, la gestion de ces réseaux à un opérateur unique (filiale du principal fournisseur et producteur d'électricité) sur 95 % du territoire, et confie, au contraire, cette mission à une multitude de petits opérateurs locaux sur les 5 % restants.

Il note que cette situation a, certes, été justifiée en 1946 par des considérations d'intérêt national, ainsi que par certaines difficultés juridiques 205 ( * ) , dans un pays qui avait un fort besoin d'unification des réseaux afin de sécuriser l'approvisionnement en électricité. Mais ce besoin est aujourd'hui dépassé, comme le montre l'exemple des autres pays européens, l'enjeu consistant désormais dans l'intégration des énergies renouvelables et dans la facilitation des économies d'énergie, ainsi que dans le développement des interconnexions avec les pays voisins.

Votre rapporteur s'interroge donc sur la possibilité de dépasser le modèle actuel dans le sens d'une plus grande décentralisation . Il note avec intérêt que M. Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel, a considéré récemment que l'article L. 111-52 du code de l'énergie portait atteinte 206 ( * ) :

- à la libre administration des collectivités locales ;

- à leur liberté contractuelle puisqu'elle impose le choix du concessionnaire ;

- à l'égalité entre les collectivités, puisque certaines d'entre elles seulement peuvent, selon des critères datant de 1946, confier leur réseau de distribution à un autre opérateur qu'ERDF.

Dans la mesure où la péréquation ne requiert pas l'existence d'un opérateur unique 207 ( * ) , votre rapporteur considère donc utile, à titre personnel, une réflexion sur l'organisation de la distribution d'électricité en France : une possibilité serait de permettre aux collectivités, dans certains cas, de créer de nouvelles entreprises locales de distribution, en limitant cette possibilité à des structures à capital majoritairement ou entièrement public 208 ( * ) .

Il considère qu'une réforme allant dans ce sens devrait avoir deux objectifs. D'une part, elle devrait tendre à améliorer la qualité d'alimentation électrique ; encore faudrait-il, à cet égard, s'interroger sur le niveau de qualité souhaitée : il serait illusoire de tendre au « zéro coupure ». D'autre part et surtout, cette réforme devrait permettre aux collectivités, par la maîtrise de leur réseau, de favoriser le déploiement de solutions imaginatives pour leur participation à la transition énergétique.

*

* *

À l'issue de cette enquête, votre commission se félicite de l'esprit constructif de ses travaux, qui se sont nourris des informations très riches rassemblées lors d'un grand nombre d'auditions, dont on trouvera les comptes rendus dans le tome II du présent rapport.

Elle tient, plus généralement, à remercier tous ceux qui ont contribué à son enquête en mentionnant tout particulièrement la Cour des comptes, qui a réussi dans des délais très contraints à présenter une communication - jointe au présent rapport - sur la question délicate de la contribution au service public de l'électricité, ainsi que le réseau des missions économiques qui lui a apporté de précieux éléments de comparaison internationale.

Ses remerciements s'adressent également, enfin, à toutes les personnes qu'elle a rencontrées lors de déplacements ciblés, et notamment aux élus qui l'ont accueillie et qui ont témoigné de leur engagement en faveur d'une meilleure gestion de notre système électrique.

La commission estime qu'il s'agit d'une forme d'état des lieux dont les éléments viendront alimenter le débat qui s'annonce sur les questions énergétiques.

Ce débat est ouvert dès à présent au Sénat, au travers des contributions, qui figurent ci-après, du rapporteur et des différents groupes politiques.


* 202 CLER, 10 propositions pour la transition énergétique .

* 203 Commission de régulation de l'énergie, Rapport sur la qualité de l'électricité : diagnostics et propositions relatives à la continuité de l'alimentation en électricité , octobre 2010.

* 204 Résolution sur les propositions de directive « marchés publics » et « concessions de services » (E 6987, E 6988 et E 6989), adoptée par la commission des lois et devenue résolution du Sénat, conformément à l'article 73 quinquies , alinéas 4 et 5, du Règlement du Sénat.

* 205 La nationalisation des opérateurs a concerné l'ensemble des opérateurs privés, mais pas, sur 5 % du territoire, les réseaux directement gérés par les collectivités locales.

* 206 M. Dominique Rousseau, Étude relative à la constitutionnalité de l'article L. 111-52 du code de l'énergie, 15 mars 2012, rendue publique par le Comité de liaison énergies renouvelables (CLER).

* 207 Un tarif réglementé tel que le TURPE peut être appliqué même en cas de pluralité des gestionnaires de réseau de distribution, comme c'est déjà le cas avec les entreprises locales de distribution.

* 208 La FNCCR, dans son Livre blanc intitulé « Quel mode de gestion pour les services publics locaux de l'électricité ? », rendu public le 24 novembre 2011, suggère d'autoriser les collectivités à créer des distributeurs publics locaux (régie, société publique locale, société d'économie mixte avec ERDF, distributeur public local existant), mais seulement en cas de blocage définitif dans les relations avec ERDF, donc sans remettre en cause le principe général du monopole légal de cette entreprise.

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