C. DIFFICULTÉS ANNONCÉES

1. Une chronologie embarrassante

L'articulation entre les dispositions nationales et les dispositions européennes ne conduit pas à une situation parfaitement sécurisée. Deux difficultés apparaissent.

D'une part, la LMAP a été adoptée en juillet 2010, avant le Paquet lait européen qui date de mars 2012. Elle a imposé la contractualisation formelle, écrite, et les négociations ont eu lieu durant l'année 2011 et 2012 sous le régime alors en vigueur, dans un face à face entre industriels et éleveurs réunis en groupements ou associant des représentants de groupements mais sans OP formelle. La contractualisation a été menée à bien et les volumes et les formules de prix ont été débattus à cette occasion. Pourquoi, en France, créer des OP alors que l'essentiel a été conclu, peuvent donc penser certains.

D'autre part, concernant les indicateurs communiqués par le CNIEL, la loi française a garanti la pérennité de cette pratique par un amendement à la loi de finances pour 2009. Mais ce dispositif a été lui aussi adopté avant le mini paquet lait européen. Or si ce dispositif national garantit le rôle du CNIEL dans la publication d'indices de tendances , ni cette expression ni cette fonction n'apparaissent dans le mini paquet lait. On retiendra du nouvel article 123 de l'OCM unique que le paquet lait autorise la publication de données statistiques relatives aux prix ainsi que la réalisation d' études sur les perspectives du marché, mais ne prévoit pas explicitement la publication d' indicateurs . A fortiori s'il s'agit d'indicateurs prévisionnels permettant d'estimer une évolution des prix.

Ainsi, la démarche pour aboutir à cet article s'est faite à l'envers de tout usage car le Paquet lait est intervenu après l'adoption de la LMAP et l'introduction de ces dispositions en France. Cette démarche a pour conséquence pour le moins gênante de ne pas autoriser explicitement l'usage de cette pratique légale conformément au droit de l'Union européenne.

Le paquet lait impose à l'interprofession (en l'espèce le CNIEL) de notifier à la Commission les actions qu'elle entreprend, susceptibles d'avoir un impact sur le droit de la concurrence. L'articulation des dispositions nationales et communautaires laisse planer un doute. Quelle est la légalité du système d'indices de tendances du CNIEL au regard du droit européen ? En d'autres termes, quelle est la conformité de l'article L. 632-14 du Code rural au regard du droit de la concurrence de l'Union européenne ?

Il serait fâcheux que cette action du CNIEL soit remise en cause par une interprétation trop restrictive de la Commission. L'interprofession laitière est un succès et un modèle pour plusieurs autres filières. Il est important de veiller au pluralisme syndical dans la gouvernance des OP et de l'interprofession. Cette dernière permet de faire travailler ensemble éleveurs et industriels. La suppression de cette fonction d'information affecterait l'une des raisons d'être du CNIEL et priverait la profession d'un outil de concertation précieux. Il convient de sécuriser la pratique de l'interprofession, si utile à tous.

2. Des difficultés sur le terrain

A ce jour, seuls deux dossiers d'OP ont été déposés auprès des services de l'Etat aux fins d'une reconnaissance publique. L'une recouvrant un millier de producteurs, dans la région Bretagne, l'autre, portant sur 600 producteurs dans les Vosges. La date limite de dépôt est fixée au 1 er septembre et d'autres dossiers pourraient donc être présentés. Ces dossiers seront examinés dans le cadre de la Commission nationale technique du 1 er septembre. Sur le terrain, il semble que les éleveurs aient parfois quelques difficultés, voire quelques réticences, à appréhender le rôle des OP, l'aide qu'elles sont susceptibles de leur apporter et la place qu'elles peuvent prendre. Ces craintes peuvent être justifiées.

a) Les réticences des éleveurs

La première difficulté est d'ordre pratique : l'OP impose un formalisme lourd. D'une part, la reconnaissance d'OP suit un parcours administratif complexe et, d'autre part, la future OP doit obtenir et aller chercher les mandats de vente auprès des adhérents. Cela suppose une relation de confiance et même un saut culturel. L'éleveur français a toujours privilégié l'approche individuelle alors que le concept d'OP est collectif.

Beaucoup d'éleveurs sont déjà regroupés dans des formes associatives et la notion d'organisation de producteurs n'est pas familière. A quoi peuvent servir ces OP sinon à créer une structure en plus qui viendrait se superposer aux structures existantes ? Les éleveurs les plus importants apprécient le l'échange direct avec l'industriel et les petits éleveurs peuvent craindre de confier à un tiers le soin de négocier un contrat qui porte sur le volume de lait qu'ils vont livrer et le prix auquel ils vont le céder. Pour tous, le statu quo a sans doute des inconvénients, mais il a le mérite d'être connu. L'OP n'est ni identifiée, ni concrète. La confusion possible avec une organisation commerciale jette parfois un trouble dans les esprits.

Des difficultés d'ordre pratique et humain peuvent aussi apparaître : une OP nouvelle se substituera de droit ou de fait aux structures existantes. Localement, cela peut entraîner quelques difficultés puisqu'une association ou un groupement d'éleveurs, c'est aussi un président, une responsabilité, une structure qui sera remise en cause par la nouvelle OP. Sur le plan national, si le syndicalisme agricole soutient sans réserve ces formes d'organisation qui renforcent le poids des producteurs, on peut aussi concevoir que certaines structures syndicales puissent y voir une concurrence, voire une menace. Tandis que les syndicats auraient une action d'influence, certes utile, mais générale, l'OP serait en effet chargée de la négociation directe des contrats, c'est-à-dire des volumes et des prix. Les stratégies syndicales peuvent être confuses. L'expérience de terrain montre aussi que certains éleveurs proclament volontiers la nécessité d'une OP mais ne sont pas les derniers à signer les contrats avec les industriels... La création des OP, présentée comme étant si utile, commence plutôt par un jeu de masques plutôt déstabilisant pour les éleveurs de base.

On ne peut exclure une erreur de communication lors du règlement de la crise du lait. Impatients de trouver une issue apaisante à la fronde des producteurs, motivée tant par la baisse des prix que par la fin des quotas laitiers, les pouvoirs publics français ont présenté les contrats comme une solution de substitution. Elle ne l'est qu'en partie. Les contrats ne règleront ni la volatilité et le niveau des prix, et ils n'empêcheront ni les restructurations ni la concurrence européenne, voire mondiale, qui ne peut que croître dans un contexte de libéralisation des marchés. En outre, ces contrats seront toujours limités dans le temps et n'engagent les parties que sur une durée convenue. Même si les contrats se renouvellent de façon tacite, il est certain que les industriels reviendront sur ce qui pourrait leur apparaître comme des inconvénients, à l'occasion de la signature de nouveaux contrats.

L'argument financier est aussi évoqué. Avec quel argent, quel financement l'OP fonctionnera-t-elle ? Peut-on raisonnablement imaginer que, dans les conditions du moment, le niveau de cotisation des groupements d'aujourd'hui puisse permettre d'assurer l'ensemble des taches auxquelles l'OP doit faire face pour être reconnue ?

Enfin, les éleveurs peuvent avoir des doutes sérieux sur la capacité des OP d'avoir une influence réelle sur la fixation des prix. Même s'ils sont deux cent ou mille, que pèseront-ils réellement face aux négociateurs de Danone ou Lactalis, totalement ancrés dans une stratégie internationale ?

b) Les réticences des industriels

La stratégie ou l'approche que peuvent avoir les entreprises privées concernant l'organisation des producteurs a un impact direct sur l'attitude des éleveurs.

Les réticences à la création des OP viennent aussi de certains industriels. Les entreprises sont plus ou moins disposées à franchir ce saut. Si certaines paraissent ouvertes aux formes de négociation collective, certaines autres sociétés paraissent moins disposées à négocier les contrats avec une organisation formelle en bonne et due forme. Aujourd'hui, les grandes sociétés ne négocient pas les prix et les volumes avec 10 000 ou 20 000 exploitants mais ils négocient avec leurs représentants, parfois rassemblés pour les grandes occasions, notamment lors de la signature des premiers contrats écrits. Mais il y a une grande différence entre rassembler des représentants et négocier avec une organisation. Pourquoi changer une formule qui a fonctionné ? Non seulement dans le passé mais même tout récemment puisque les contrats ont été négociés et signés en 2011 sans OP. Tel est le message de quelques industriels.

Certains auraient pris quelques initiatives pour retarder ou contourner la formation des OP. Il est incontestable que certains producteurs ont une relation forte voire affective avec l'entreprise laitière, « leur » entreprise. Ne parle-t-on pas des « lactaliens » pour évoquer les éleveurs fournisseurs de Lactalis ? D'autres auraient accordé des primes à la qualité du lait supérieures... Un petit « coup de pouce » à dessein illustrant la bonne entente entre les deux parties. Certains éleveurs gardent le souvenir malheureux de « lâchages » de petites sociétés (telles Celia ou Nazart, en Normandie, dans les années 2006-2007) et de certaines expériences coopératives, parfois jugées peu dynamiques. Pour un professionnel, « la grande entreprise leur a permis d'échapper aux griffes de la coopérative. Les éleveurs avaient à la fois l'avantage de la marque et la liberté de partir ». Les éleveurs préfèrent la solidité d'une grande société établie qui semble leur assurer des débouchés, aux aventures d'organisations potentielles. L'argument peut être rappelé par les industriels quand il le faut.

Tous ces éléments sont de nature à semer le doute et la confusion dans la tête des producteurs.

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