2. Jurisprudence administrative et civile versus législation
a) Personne publique, responsable fonctionnel

C'est ce qui ressort du rapport établi par l'Université de Haute-Alsace pour le compte du ministère de l'aménagement du territoire et l'environnement en avril 2002 : « Inondations : responsabilité et force majeure ».

L'examen de 20 ans de jurisprudence des juridictions administratives depuis 1980, portant sur 260 décisions relatives aux inondations, dont 115 de cours administratives d'appel et 137 du Conseil d'État, décision portant sur des atteintes aux biens, une seule aux personnes (cas de l'inondation du camping du Grand Bornand le 14 juillet 1987 qui avait fait 23 victimes) montre que dans seulement 17 cas où la force majeure avait été invoquée par la collectivité mise en cause, celle-ci a été retenue et partiellement pour 10. L'exonération totale n'a donc été retenue que dans 7 cas seulement, le juge administratif vérifiant qu'aucune faute administrative n'a eu d'influence sur la production des dommages.

« Sur le fond, » note le rapport « et cela constitue l'élément fondamental immédiat, il ressort d'une première analyse de la jurisprudence une nette tendance à retenir de plus en plus souvent, et ainsi très facilement, la responsabilité des personnes publiques dans l'hypothèse d'événements naturels importants et gravement dommageables tels des inondations. D'une part, la force majeure semble ainsi être de moins en moins admise tout en étant peu facile à définir. D'autre part, quand bien même elle serait reconnue la force majeure ne remplit, le plus souvent, que partiellement son rôle de cause exonératoire. Enfin, le fait que la force majeure ne soit pas systématiquement retenue, n'implique pas nécessairement la responsabilité pleine et entière de la personne publique, un partage de responsabilité entre celle-ci et les victimes étant parfois retenu par le juge administratif. »

Rarissimes sont les décisions qui exonèrent la personne ou l'autorité mise en cause pour « force majeure » sur la base de la seule déclaration « d'état de catastrophe naturelle ». La règle, c'est qu'il n'y a aucun lien entre « l'état de catastrophe naturelle » reconnu par arrêté et la « situation de force majeure ».

Deux raisons sont invoquées par les juridictions :

- la définition de la « force majeure » est plus stricte que celle de « catastrophe naturelle » ;

- l'existence d'un arrêté « catnat » suppose que les dommages soient seulement dus à l'intensité anormale d'un agent naturel, alors que la force majeure requiert, outre l'extériorité, l'imprévisibilité et l'irrésistibilité de l'événement 154 ( * ) , ce qui va dans le sens des critiques de l'usage extensif de la notion « d'état de catastrophe naturelle » fait par de nombreux experts.

- la déclaration de « catastrophe naturelle » est plus une décision politicienne que scientifique, ce qui en dit long sur la perception qu'ont les juridictions des élus locaux et de leurs pouvoirs réels.

« Les élus locaux, par faveur pour les administrés sollicitent fréquemment la prise d'arrêtés de déclaration de catastrophe naturelle dans des situations de gravité fort variable nécessitant dans un procès civil une analyse des données factuelles. 155 ( * ) »

Deux autre raisons, plus convaincantes, peuvent être ajoutées :

- la reconnaissance de la force majeure exonérant la personne publique de responsabilité, la victime ne pourra être indemnisée par celle-ci. « Moins il y a de décision reconnaissant la force majeure, » dit le rapport, « et plus les victimes pourront obtenir réparation des autorités administratives voyant ainsi leurs droits reconnus. Ainsi, le mouvement actuel de la jurisprudence, cherchant à protéger beaucoup plus que jadis les victimes, s'inscrit totalement dans l'orientation consistant à ne reconnaître la force majeure que dans des cas très peu nombreux. » Sauf que, si le raisonnement vaut en l'absence de déclaration « d'état de catastrophe naturelle », ce n'est pas le cas, si l'arrêté a été pris. Dans ce cas, il faut donc analyser l'indemnisation versée par la collectivité comme un complément de celle obtenue au titre du régime « catnat » 156 ( * ) ;

- la croyance que les progrès techniques en matière de prévision et d'alerte, d'organisation des secours et les moyens des collectivités suffisent, pourvu qu'elles en aient la volonté politique, pour faire face à la quasi-totalité des éléments calamiteux.

Quoi qu'il en soit, il serait donc utile d'harmoniser les dispositions légales relatives aux catastrophes naturelles et la jurisprudence, sauf à penser que celle-ci doit prévaloir.

b) Responsable donc pénalisé

Le côté le plus paradoxal de la situation, c'est que si, constatant l'incapacité des propriétaires fonciers riverains à assumer l'entretien des cours d'eaux non domaniaux comme le veut la législation toujours en vigueur, la collectivité se substitue à eux, elle aggrave son cas.

Des décisions de justice ont ainsi condamné des syndicats mixtes pour un défaut d'entretien de cours d'eau 157 ( * ) , parfois par une interprétation extensive des missions que lui confiaient ses statuts 158 ( * ) . N'engageant que partiellement la responsabilité des collectivités publiques, le juge administratif laisse néanmoins à la charge du propriétaire riverain ayant subi le préjudice une part du coût des dommages, le défaut d'entretien étant également de son fait. Cette solution jurisprudentielle n'est évidemment pas satisfaisante. La part de responsabilité des propriétaires est admise mais seulement comme atténuation de celle de la personne publique qui souvent ne demande pourtant aucune contrepartie financière aux propriétaires pour son intervention. Or, les dispositions législatives confient une responsabilité de principe aux propriétaires riverains de cours d'eau, celle des personnes publiques ne devant être conçue que comme subsidiaire. Constatons donc que dans ce cas la jurisprudence a prévalu sur la loi.

Comme on l'a dit, l'interprétation jurisprudentielle qui conduit à sanctionner les personnes publiques, agissant dans un objectif d'intérêt général sur des propriétés privées, pourrait fortement les inciter à ne pas intervenir pour ne pas s'exposer juridiquement et s'en remettre ainsi aux propriétaires légalement en charge de l'obligation d'entretien. C'est clairement une prime à l'immobilisme.

Pour compliquer le tout, remarquons que, s'agissant des cours d'eau non domaniaux, la police de l'eau relève du préfet. Celui-ci a l'obligation d'assurer le passage des eaux et c'est à lui qu'appartient donc la responsabilité.

Le dilemme des collectivités territoriales ou leurs groupements est donc : agir contre le risque naturel, en s'exposant au risque juridique, ou ne rien faire et exposer la population qu'on a mission de protéger. Un système où ceux qui prennent des responsabilités qui ne sont pas les leurs s'exposent à en payer les pots cassés, où ceux qui ne font rien ne risquent rien. Telle est donc la situation.

Autre exemple, celui des ouvrages de protection contre les inondations. En l'espèce, les collectivités territoriales se trouvent astreintes à une responsabilité sans faute. Les victimes d'un embâcle resté bloqué par un pont pourront se retourner contre le gardien de l'ouvrage public. La responsabilité sans faute de la commune est engagée au regard de l'ouvrage public, là où une faute - en l'espèce, un défaut d'entretien - serait nécessaire pour engager celle du particulier. L'application des régimes de responsabilité de droit commun incite logiquement les victimes à privilégier la voie de la responsabilité administrative, qui leur est évidement plus favorable.

C'est d'autant plus tentant que la jurisprudence admet désormais que « les tiers peuvent rechercher, pour obtenir la réparation des dommages imputables à un ouvrage public qu'ils ont subis, la responsabilité non seulement du maître de l'ouvrage mais également de la collectivité publique qui assure l'entretien de cet ouvrage. » 159 ( * )

Cet état de fait n'est pas sans conséquence sur la politique de prévention des inondations. Sous la menace contentieuse, les décideurs publics tendent à multiplier les précautions pour se prémunir contre des recours en responsabilité. Autant dire que l'action publique s'en trouve considérablement ralentie. Mais l'avantage de ce qui n'est pas fait c'est d'être moins visible, donc moins critiquable, que ce qui est fait.

c) La déresponsabilisation des propriétaires riverains

Constatons donc l'absence d'effectivité dans les faits de la responsabilité des propriétaires riverains, héritage de la législation du XIX ème siècle, époque où l'obligation d'entretien des cours à la charge des propriétaires riverains correspondait à une société rurale. La forte présence de paysans et d'ouvriers agricoles rendait facile, par une main-d'oeuvre disponible, l'exécution des travaux de curage de cours d'eau qui, par ailleurs, offraient un complément de ressources (fourrage, bois, etc). Cette pratique, souvent à date fixe dans le calendrier, assurait un entretien régulier efficace. L'évolution économique et sociale a bouleversé la donne, notamment avec l'arrivée dans le sud-est de la France de nouveaux résidents d'origine urbaine peu au fait des risques d'inondation.

Si, pour aider les propriétaires, des efforts de sensibilisation ont été menés en France, comme en Angleterre ou au Pays de Galles, la pédagogie en direction des propriétaires a rapidement montré ses limites, ceux-ci restant ignorants, avec plus ou moins de bonne foi, de l'obligation d'entretien qui pèse sur eux. Problème identique pour les ouvrages de protection tels que les digues qui n'appartiennent pas nécessairement à des personnes publiques. Comme le soulignait le maire de Barjols lors d'un déplacement, les propriétaires considèrent l'entretien de la rivière, parfois effectué par les services communaux, comme un dû et se plaignent même que les services communaux ne débarrassent pas les encombrants qui ont été sortis du cours d'eau et laissés sur leurs propriétés.

En cas d'inondation, pour engager la responsabilité d'un propriétaire riverain, il faudrait prouver une faute de sa part, c'est-à-dire un défaut d'entretien du cours d'eau. Dans la pratique, les condamnations civiles de ces derniers sont rares 160 ( * ) et ne correspondent plus à la logique d'une obligation individuelle d'entretien. Dans ces conditions, la responsabilité des propriétaires en cas de défaut d'entretien, corollaire de l'obligation juridique, est largement théorique. À l'inverse, il est tellement simple d'engager la responsabilité des personnes publiques que pour un requérant le choix entre une collectivité territoriale parfaitement solvable et un propriétaire privé difficile à identifier est vite fait.

Le choix de maintenir une obligation d'entretien des cours d'eau sur les propriétaires privés et de rester dans cette hypocrisie juridique apparaît donc déraisonnable et inefficace. Reste cependant à éviter que la prise en charge par la collectivité de cette fonction ne se traduise par une augmentation déraisonnable de sa responsabilité.

d) La déresponsabilisation des citoyens

L'article 4 de la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile 161 ( * ) proclame : « Toute personne concourt par son comportement à la sécurité civile. »

Certes, mais la responsabilité individuelle face au risque, ainsi affirmée solennellement, reste largement sans effet sur le plan juridique. A l'exception notable du refus d'assurance, possible en cas de non respect des prescriptions du PPRI, les individus assument rarement la responsabilité de leur choix. Par un jeu de vases communicants, ce sont les personnes publiques qui voient leur responsabilité engagée.

Ce transfert de responsabilité - et donc de coût financier - du secteur privé vers le secteur public est perceptible dans divers domaines

En matière d'urbanisme, les autorités locales sont responsables des autorisations d'occupation des sols qu'elles délivrent. Aussi voient-elles parfois des propriétaires d'un bien ayant bénéficié d'une telle autorisation dans une zone inondable engager la responsabilité de la commune alors même qu'ils connaissaient le caractère de la zone et qu'ils avaient sollicité un permis de construire en toute connaissance de cause. Si la jurisprudence diminue dans ce cas la responsabilité de la commune en considérant que la connaissance du risque par les victimes est une cause partiellement exonératoire, la responsabilité de celle-ci, sur le plan financier, reste engagée pour partie. Il est bien évident qu'une telle jurisprudence interdit le principe même d'une constructibilité sous condition.

Cette solution jurisprudentielle, qui balance les torts par souci d'équité probablement, aboutit à une situation contradictoire où l'individu est censé connaître et prévenir le risque et où, dans le même temps, il engage la responsabilité des personnes publiques lorsque le risque advient.

Une logique de responsabilisation des individus :
l'exemple de la législation québécoise

En vigueur depuis le 20 décembre 2011, la loi sur la sécurité civile du Québec relève d'une toute autre inspiration et toute autre conception de la responsabilité des individus.

Si son article 5 se rapproche de la législation française en rappelant que « toute personne doit faire preuve de prévoyance et de prudence à l'égard des risques de sinistre majeur ou mineur qui sont présents dans son environnement et qui lui sont connus », son article 6 va au-delà en posant le principe, selon lequel « toute personne qui s'installe en un lieu où l'occupation du sol est notoirement soumise à des contraintes particulières en raison de la présence d'un risque de sinistre majeur ou mineur, sans respecter ces contraintes, est présumée en accepter le risque. »

La législation québécoise attache donc à la connaissance du risque un effet d'acceptation tacite de ce risque. Pour prolonger le raisonnement, le parlement québécois prévoit que les personnes qui ont accepté tacitement le risque ou qui n'ont pas pris, sans motif valable, des mesures de prévention imposées ne peuvent bénéficier d'une indemnisation sur fonds publics pour la réparation des dommages (article 104 de la loi). Les collectivités locales ne sont pas éligibles non plus à une aide financière pour leurs sinistres lorsqu'elles n'ont pas respecté les dispositions en matière de sécurité civile, comme l'élaboration d'un schéma de sécurité civile ou l'élaboration et la mise en oeuvre des mesures de protection (article 105 de la loi).

Le Québec a donc une législation qui peut se prévaloir de sa cohérence puisqu'elle pose un principe de responsabilité individuelle lorsqu'il est éclairé par une information sur le risque encouru, par les pouvoirs publics, cette responsabilité se traduisant par l'absence de prise en charge collective des dommages qui pourraient naître des suites de la survenue de ce risque. Un individu qui connaît le risque accepte tacitement d'en supporter, le cas échéant, les conséquences financières.

Si on peut envisager une transposition française du dispositif en matière d'indemnisation, la voie du pénal, pour qui la connaissance du risque encouru par la victime et l'acceptation de celui-ci ne saurait valoir justification du dol subi, permettrait de le neutraliser.

e) Le jeu de bonneteau de la responsabilité

En matière de prévention, les experts, jouent un rôle essentiel puisque c'est largement sur la base des résultats de leurs simulations, eux-mêmes dépendant du choix et de la qualité du modèle mathématique utilisé, que seront élaborées les propositions de PPRI de l'administration, d'autant plus liée par les conclusions de l'expertise externe, que ses propres moyens seront limités. La chaîne est implacable : les conclusions de l'expert lient de fait le préfet qui ne peut que les constater sans moyen de les discuter, autrement qu'à ses risques et périls. Ces conclusions devenues celles du préfet se transforment alors en propositions de PPRI soumises au maire qui ne peut les contester sans être soupçonnable d'intentions perverses.

« L'expert devrait engager sa responsabilité sur ce qu'il propose. ». Comme l'a indiqué le préfet Hugues Parant, comment ne pas être d'accord avec ce propos qui a peu de chance d'être entendu, le fondement du système reposant sur l'idée que « l'aléa ne se discute pas » ?


* 154 Civ 3 éme , 1 er décembre 1999, La tribune de l'assurance n°33 - mars 2000.

* 155 TGI Périgueux, 5 juillet 1994.

* 156 Ce détournement des finalités des procédures juridictionnelles semble devenu une constante, expliquant, au moins en partie le succès grandissant de la procédure pénale, plus rapide et plus efficace aussi en matière d'indemnisation.

Ainsi, après sa condamnation le 17 juillet 2003, par le tribunal correctionnel de Bonneville après la mort de 12 personnes dans une avalanche ayant emporté 23 chalets, le maire de Chamonix a-t-il renoncé à faire appel. « Ce jugement permettant aux victimes de la catastrophe de Montroc d'être indemnisées, il me semble nécessaire de m'incliner devant la douleur et d'en rester là » , avait-t-il alors déclaré. Il déclarera un peu plus tard « après les familles des victimes, c'est maintenant au tour des propriétaires absents au moment du drame, de porter plainte. On verra si l'État reste hors de cause, alors que les permis de construire avaient été délivrés, pour la plupart par ses services » (Maires de France novembre 2003).

* 157 CAA Marseille, 20 novembre 2006, Syndicat intercommunal du bassin sud-ouest du Mont-Ventoux, n°04MA00697.

* 158 TA Montpellier, 30 décembre 2008, SA La réserve africaine de Sigean, n°0604622.

* 159 CE, 3 mai 2006, Commune de Bollène, n° 261956.

* 160 Des cas existent cependant où la responsabilité des propriétaires riverains a été retenue lorsque le juge relève que les conseils prodigués par les services de l'État (coupe des grands peupliers sans les racines, plantation d'espèces végétales ayant un enracinement profond comme les saules ou les aulnes) avaient été ignorés (Civ. 3, 7 octobre 2009, M. Barbe c/ Epoux Fournier , n° 08-13834).

* 161 Les orientations de la politique de sécurité civile annexée à  la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 précise que « la sécurité civile est l'affaire de tous » et que « tout citoyen y concourt par son comportement ».

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