B. ÉCHANGES AVEC LA SALLE

M. Serge Abiteboul, directeur de recherche à l'Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria)

Chercheur à l'Inria, je suis titulaire de la chaire annuelle « Informatique et sciences numériques » au Collège de France. Je m'intéresse à l'enseignement de l'informatique. M'adressant au législateur, qui vote le budget de l'éducation nationale, je souhaiterais que l'on compare la situation de la France à celle d'autres pays développés, voire de pays en développement. Nous avons un retard considérable, à tel point que cette discipline n'existe quasiment plus. Il est urgent de combler ce retard. Nos jeunes scientifiques ne sont pas familiarisés avec les nouvelles technologies, pas plus que ceux qui entrent dans nos entreprises ou que nos concitoyens, qui se trouvent démunis face à elles. Mettre des moyens et du matériel dans les écoles, que les enfants ont déjà à la maison, c'est bien, mais il s'agit d'autre chose. Il ne s'agit pas d'apprendre l'usage des technologies, ce qui est très bien, mais d'enseigner que cela n'est pas magique, qu'il y a derrière tout cela des mécanismes utiles aux entreprises, à la science, aux citoyens. L'algorithmique aide à comprendre le work-flow des entreprises, les langages de programmation et la linguistique computationnelle à dialoguer avec le monde. On peut être un bon informaticien sans écrire un programme, mais en apprenant ces langages, les jeunes comprendraient beaucoup mieux les outils qu'ils utilisent et leurs logiques.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Votre point de vue est tout à fait intéressant.

M. Maël Le Mée, artiste multimédia

Je réagis au terme « pirate » employé par M. Le Glatin, qui évoque un certain rapport à l'argent, pour lui opposer un autre modèle économique, qui fonctionne depuis cinq ans et me paraît très intéressant : celui de ces petites sociétés de jeu vidéo qui proposent aux joueurs en ligne de payer ce qu'ils veulent. Ils rentabilisent les investissements d'une autre façon que le modèle capitaliste traditionnel. Le budget des jeux des entreprises mondiales est en effet absorbé à plus de 50 % par le marketing monde, mais aussi par les efforts de cryptage, d'ailleurs inutiles, puisque cette protection est généralement cassée au bout de deux mois. C'est de l'argent perdu.

Il est nécessaire de vendre les oeuvres que vous produisez. Je ne partage pas l'utopie consistant à prétendre mettre à disposition les contenus « gratuitement », avec une double paire de guillemets. Les fournisseurs d'accès à Internet (FAI) qui ont fabriqué la loi Hadopi vendent l'accès à des contenus qu'ils n'ont pas produits. En tant qu'artiste je considère qu'il est normal de vendre mes oeuvres. Je ne compte pas uniquement sur le mécénat, la publicité ou les subventions. Je me finance pour un tiers par l'argent public, un tiers par l'investissement privé que je rembourse sans intérêt et un tiers par le micro-investissement privé. Je vends ce que je produis au prix souhaité par les acquéreurs et ce modèle est viable.

Sur la culture numérique à l'école, je puis apporter le témoignage de mon spectacle jeune public produit par la Gaîté lyrique. Commandé il y a deux ans, il tourne avec le ministère de l'éducation nationale et le rectorat de Paris. Il s'articule autour d'une plateforme collaborative permettant aux classes de participer à son écriture.

M. Marc Le Glatin, comédien, metteur en scène et directeur du théâtre de Chelles

Les pirates - c'est le camp d'en face qui les a appelés ainsi - ne sont pas, sauf une minorité, animés par la volonté de gagner de l'argent. Ils veulent accéder aux oeuvres par d'autres moyens.

Les FAI n'ont pas monté Hadopi. Ils étaient contre. Ils ont intérêt à ce que de plus en plus de gens aillent voir des oeuvres sur Internet. Ils bénéficient du piratage. Mais on les a obligés, alors qu'ils sont des sociétés privées, à détenir un pouvoir de police.

Je comprends très bien que vous ne vouliez pas vivre de subventions, de mécénat ou de publicité. Je me suis abstenu de prononcer le mot qui fâche de « licence globale », mais je défends en effet un mécanisme de paiement et de rémunération qui soit mutualisé. Une personne âgée qui ne prend plus le volant accepte de payer pour la voirie, des parents sans enfants pour les écoles. Si l'on considère la culture telle qu'elle a été imaginée par les maquis de la Résistance, avec l'école et l'éducation populaire, comme un ferment de lutte contre la barbarie, alors la société tout entière doit accepter d'y contribuer. L'accès libre à la culture ne signifie pas l'accès gratuit. Il est payé autrement.

M. Mael Le Mée, artiste multimédia

A l'école, il importe d'apprendre aux élèves à s'approprier l'outil informatique, plutôt que de s'en remettre à des suites logicielles toutes faites.

M. Jean-Christophe Nguyen Van Sang, directeur de Mirabelle TV

Conseiller du sénateur Philippe Leroy, j'ai été à ses côtés au conseil général de la Moselle. La réalité de l'apprentissage du numérique à l'école est loin d'être aussi idyllique qu'on le dit. Certes, il n'y a pas un président de conseil général qui n'ait investi dans au moins des TBI dans les collèges dont il a la charge. Tout ce qui relève du fonctionnement de l'école est d'ailleurs pris en charge par les collectivités territoriales. L'État n'investit pas sur ce sujet. Lorsque ma fille est arrivée à l'école maternelle, on a demandé aux parents s'ils avaient du vieux matériel informatique à céder. Le numérique est un écosystème, qui a besoin d'une véritable filière d'enseignement. On ne peut se limiter à délivrer le B2i (brevet informatique et Internet) aux collégiens. Il n'y a pas d'apprentissage du multimédia au collège si un principal ou un enseignant engagé ne s'en occupe pas, hors de son temps de travail. Il y a des précurseurs, mais il n'y a pas de véritable filière. Le numérique n'est pas une « chance » pour la France, il est indispensable à notre écosystème économique, sociétal et environnemental français.

M. Éric Barbry, directeur du pôle « Communications électroniques & Droit » du cabinet Alain Bensoussan

En tant qu'avocat, j'épouse les problèmes de mes clients. C'est à travers le prisme de l'expérience client que je répondrai à ces questions

Je travaille beaucoup avec l'éducation nationale sur la mise à disposition de certains outils numériques ou informatiques. Sur les espaces numériques de travail (ENT) ou les classes virtuelles, on me pose généralement la même question : qui a le droit et qui est responsable de quoi ? avec comme question sous-jacente : Un chef d'établissement a-t-il le droit d'aller « visiter » ou « contrôler » une classe virtuelle ? Selon le code de l'éducation nationale, le chef d'établissement est responsable de la sécurité de l'établissement et doit contrôler si les cours sont bien dispensés. A ce titre, il dispose d'un droit de contrôle et peut aller s'assurer de la présence des élèves dans les salles de classes, il peut entrer dans une salle (en frappant poliment), mais il ne peut pas vérifier la façon dont le professeur enseigne sa matière, car il n'est pas responsable de la pédagogie. Appliquer ces règles aux classes numériques n'est pas facile, dans le silence de la loi.

Le filtrage que vous avez évoqué est à l'origine de nombreuses interrogations. Faut-il filtrer ou contrôler les accès ? Nous voudrions tous ne pas filtrer, y compris dans les entreprises, nous aimerions pouvoir compter sur des utilisateurs responsables ou au moins raisonnables. Permettez-moi d'évoquer là aussi une affaire à laquelle j'ai été confronté. Dans un établissement, on a fait une expérience : motiver une classe de cancres par le numérique. L'idée : faire un blog sur l'école avec une classe en sévère manque de motivation. L'expérience a pendant longtemps semblé efficace puisque les cancres ont fait preuve d'une motivation rarement atteinte allant jusqu'à travailler le soir, la nuit et même les week-ends. ... Jusqu'au jour où, sur une dénonciation de l'un deux, il est apparu que ce blog, s'il avait l'apparence d'un blog présentant l'école en question, était en réalité un contenu web farci de liens hypertextes connus des seuls élèves et qui permettaient d'accéder à tous les contenus illicites du web. En d'autres termes, le sujet pédagogique s'était transformé en grand portail de l' underground du web. Et c'est là que l'avocat est saisi de la question : qui est responsable ? L'enseignant, le chef d'établissement, les élèves, les élèves majeurs, ses parents ?

Sur les biens communs et le partage... J'ai évoqué la « création partagée ». Le problème est essentiellement sinon exclusivement financier. Tant qu'on ne fait pas d'argent, on peut tout donner. Quand on commence à en faire, on veut tout reprendre ! Voyez l'industrie musicale : aujourd'hui, on peut se constituer une discothèque entière en Creative Commons ! Le jour où votre auteur, compositeur ou interprète favori commence à être connu et signe avec un label, la même musique librement accessible hier, est sous contrainte juridique forte. Comment prouver que vous l'aviez acquise légalement ? Gardez-vous vos logs de connexion ? Vous pouvez être considéré comme un contrefacteur alors même que vous n'avez fait que piocher dans le monde « libre ». Le jour où des auteurs qui ont mis leurs oeuvres à libre disposition voudront les échanger contre de l'argent, nous verrons fleurir les contentieux ! Sauf à s'en tenir à l'adage « donner et retenir ne vaut ».

Sur la formation et l'éducation, il me semble que, dans l'éducation nationale, on continue à former les élèves « à l'ancienne » aux technologies nouvelles ce qui est vraiment paradoxal. On ne leur apprend pas à chercher, à douter, à se protéger dans le cadre de leur recherche. On veut interdire le « copier-coller » alors qu'il est de l'essence même du web Il me semble aussi urgent de former les parents. Les « technopédagogues » forment les autres enseignants ou échangent leurs pratiques. Les collégiens et lycéens reçoivent le B2i et le C2i (certificat informatique et Internet). Il est faux de dire qu'ils ne connaissent pas le droit. Quand ils nuisent aux intérêts, à l'intimité de leurs camarades, ils le savent pertinemment et ont parfaitement conscience de ce que ce qu'ils font est répréhensible. Mais ils n'ont pas conscience de l'ampleur du dommage causé.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

La Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) est représentée dans la salle. Ses représentants souhaitent-ils s'exprimer ? Parlementaires, nous sommes aussi élus locaux et devons à ce titre prendre en compte les technologies de l'information et de la communication.

M. Guy Dumélie, vice-président d'honneur de la FNCC

Nous avons été très sensibles à l'organisation de cette journée. L'intervention de Marc Le Glatin rejoint nos préoccupations de politique culturelle. J'ai connu la période Malraux, celle de la démocratisation, visant à ouvrir l'accès aux oeuvres au plus grand nombre : « élargir le cercle des connaisseurs » disait Brecht. A présent, les pouvoirs publics, les collectivités ont la responsabilité de rendre accessibles à nos concitoyens des trajectoires d'acteurs et de spectateurs. La mise en réseau, comme principe de construction d'un projet culturel de territoire, nous convient parfaitement. L'outil numérique est meilleur que tous ceux que nous avons connus auparavant pour avancer dans cette direction. Il nous revient aujourd'hui d'ouvrir des lieux destinés à permettre à nos concitoyens de participer à ce processus et qui soient aussi des lieux de monstration, à l'instar des médiathèques.

M. Hervé Pérard, maire-adjoint d'Évry et président du groupe de travail Agenda 21 de la culture à la FNCC

Au sein de la FNCC, j'anime la commission « Culture, développement durable et diversité culturelle ». Les thèmes que nous avons abordés rejoignent ceux que nous traitons dans le cadre de l'Agenda 21. Marc Le Glatin a soulevé des questions qui touchent à la démocratie culturelle : la transversalité, les défis de notre société, qui conduisent nos concitoyens à souhaiter être davantage responsables que consommateurs. Les collectivités locales ont des réponses à apporter, dans les médiathèques notamment, où il y a un retard considérable. Cela fait partie de nos chantiers.

M. Marc Le Glatin, comédien, metteur en scène et directeur du théâtre de Chelles

La connaissance minimale des algorithmes, qu'évoquait le professeur au Collège de France, est nécessaire pour participer à des programmes de création collaboratifs, par exemple. Ce qu'a dit M. Kambouchner est très juste : l'horizontalité qu'il a évoquée, la dialectique entre le voir et le faire, qui consiste pour nos concitoyens à pratiquer différemment une activité artistique quand ils ont vu les oeuvres et inversement, suppose une verticalité. Pour s'orienter dans le grand vrac numérique, il faut avoir des repères en histoire des idées, des sciences et des arts, que l'éducation nationale, moins que jamais, ne peut négliger.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Oui, l'ère numérique remettra au goût du jour les humanités, qui nous fourniront les repères plus que jamais nécessaires dans le flot communicationnel actuel. Nous en venons à notre dernière question : quelle gouvernance politique pour la société numérique ?

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