N° 259

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 21 décembre 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur le projet de taxe sur les transactions financières ,

Par Mme Fabienne KELLER,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Simon Sutour, président ; MM. Alain Bertrand, Michel Billout, Jean Bizet, Mme Bernadette Bourzai, M. Jean-Paul Emorine, Mme Fabienne Keller, M. Philippe Leroy, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Georges Patient, Roland Ries, vice-présidents ; MM. Christophe Béchu, André Gattolin, Richard Yung, secrétaires ; MM. Nicolas Alfonsi, Dominique Bailly, Pierre Bernard-Reymond, Éric Bocquet, Gérard César, Mme Karine Claireaux, MM. Robert del Picchia, Michel Delebarre, Yann Gaillard, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Joël Guerriau, Jean-François Humbert, Mme Sophie Joissains, MM. Jean-René Lecerf, Jean-Louis Lorrain, Jean-Jacques Lozach, François Marc, Mme Colette Mélot, MM. Aymeri de Montesquiou, Bernard Piras, Alain Richard, Mme Catherine Tasca.

UNE TAXE FACILE À CONCEVOIR, DIFFICILE À METTRE EN oeUVRE

• Une longue histoire qui pourrait aboutir à une coopération renforcée

Évoquée par Keynes en 1936 et théorisée pour le marché des changes par Tobin en 1972, la taxe sur les transactions financières (TTF) a fait l'objet d'un projet européen en 2011. Dans un texte du 28 septembre 2011, la Commission propose l'établissement d'un système commun de taxe sur les transactions financières dans l'Union européenne. Ce texte s'est heurté à des divergences fondamentales et insurmontables au sein des 27 et, en conséquence, il a été impossible de se mettre d'accord. Le texte est devenu caduc, faute d'avoir obtenu le soutien unanime requis en matière de fiscalité.

Cependant, une coopération renforcée semble aujourd'hui possible qui réunirait onze États, à savoir la Belgique, l'Allemagne, l'Estonie, la Grèce, l'Espagne, la France, l'Italie, l'Autriche, le Portugal, la Slovénie et la Slovaquie. Entre temps, la France s'est dotée d'une taxe sur les transactions financières en 2012 et l'Italie vient de l'introduire dans son projet de budget pour 2013.

• La crise de 2008 a servi d'accélérateur

La taxe sur les transactions financières a toujours été présentée comme le grain de sable nécessaire pour ralentir celles des transactions financières indésirables parce qu'elles ne seraient suscitées que par la spéculation et l'appétit du lucre ; elle a été par la suite présentée comme un moyen de financer l'aide au développement Cependant, avec l'éclatement de la crise financière de 2008, ses défenseurs ont invoqué de nouvelles raisons en faveur de sa création.

Premièrement, il semble juste que le secteur financier qui est en grande partie à l'origine de la crise financière de 2008 par sa gestion des « subprimes », mais aussi par la multiplication et la sophistication des opérations et des instruments financiers, apporte une contribution équitable et substantielle au rétablissement des grands équilibres publics. En effet, les États membres se sont attelés à la lourde tâche de l'assainissement des finances publiques et ils ont besoin de ressources nouvelles.

Auparavant, au plus fort de la crise financière, les gouvernements et les contribuables ont pris en charge le coût élevé du renflouement du secteur bancaire à l'aide de fonds publics. Taxer davantage le monde de la finance serait un juste retour des choses.

Deuxièmement, cette taxe pourrait renforcer le marché unique de l'Union européenne. Il existe déjà des taxes sur les transactions financières dans certains États membres, mais leur base et leur taux varient d'un pays à l'autre. Ces taxes qui vont du simple droit d'enregistrement à l'impôt de bourse apparaissent un peu comme des prototypes de la TTF. Or une harmonisation par l'introduction et la généralisation d'une TTF européenne aurait le mérite de réduire les distorsions de concurrence existant entre les États membres.

Le troisième argument concerne le risque : en taxant les transactions financières et plus particulièrement celles qui ne seraient que spéculatives et non productives pour l'économie, on contribuerait à réduire le risque d'une crise.

• TTF : questions pratiques et charge symbolique

Bien que la perspective d'une coopération renforcée réduise quelque peu les ambitions de cette taxe, il convient pourtant de se poser les mêmes questions que si elle était universelle et tout simplement les mêmes questions que celles qui concernent toute création d'impôt. Sur quel territoire s'applique-t-elle ? Sur quel type d'activité ? Quelle est la base de la taxe ? Quel est le taux ? Quelles sont les exonérations nécessaires ? Comment répartit-on son produit ?

En revanche, il ne paraît plus nécessaire, à ce stade, de s'interroger longuement sur l'opportunité économique de la TTF puisque cette taxe suscite une adhésion politique qui frôle le consensus presque parfait (en France, en tous cas).

On sait que la Commission, qui préconise pourtant l'instauration de la taxe, a publié une étude d'impact de la TTF suggérant que celle-ci serait négative pour la croissance européenne (-0,53 % par an si la TTF était instaurée sur l'ensemble du territoire de l'Union) et pour l'emploi (-0,20 %). Les détracteurs de la taxe y ont vu une confirmation de leurs craintes et les défenseurs de la taxe ont demandé au Commissaire Semeta de revoir sa copie.

Pas plus qu'il ne paraît pertinent désormais de s'interroger sur le fait que la logique de la TTF n'est pas évidente. Doit-on taxer toutes les transactions ou seulement la mutation de propriété ? Doit-on taxer la valeur du bien échangé ou le service rendu ? Peut-on intervenir dans un contrat commercial, ce qu'est, somme toute, le contrat dérivé ? Pourquoi taxerait-on une opération sur son montant alors que le revenu qu'on peut en tirer est incertain et en tout cas nul au moment de la transaction ? Pourquoi l'impôt serait-il totalement déconnecté du gain effectif d'une opération, ce gain lui-même, s'il est avéré, pouvant être sans aucune proportion avec la valeur faciale de la transaction ?

Ces questions resteront sans réponse dans la mesure où la TTF est perçue d'abord comme une taxe symbolique qui doit rappeler au monde de la finance que c'est le seul fait de s'engager dans des transactions financières à outrance qui est dangereux et en conséquence, la taxation doit permettre de freiner ce phénomène. Pour l'opinion publique en outre, la crise a jeté une forme de discrédit durable sur l'ensemble des transactions financières.

• Une base incertaine et variable

Certains pourraient aussi avancer que, comme tout impôt nouveau, la TTF augmentera d'abord les recettes fiscales et diminuera ensuite l'activité du secteur taxé, du moins sur le territoire où elle s'appliquera. Puis, par conséquent, dans un deuxième temps, le produit fiscal diminuera à son tour et dans le cas de la TTF, d'autant plus rapidement que les activités financières ont connu une progression impressionnante de 1995 à 2007 et dans tous les cas, plus rapide que le taux de croissance de l'économie durant cette même période. Or cette progression ne devrait plus se poursuivre au même rythme en temps de stagnation ou de récession.

En outre, sous l'effet de cette taxe nouvelle qui s'ajoute à celles pesant déjà sur le secteur, on n'échappera pas à la loi de la courbe de Laffer et on peut tabler sur une réduction rapide de la base taxable d'environ un quart. En clair, on ne saurait attendre un revenu stable de cette taxe. Mais c'est exactement le but premier poursuivi par l'instauration de la taxe : limiter le volume des transactions et pour certaines d'entre elles, les faire disparaître entièrement.

• La répercussion sur le consommateur : une nouvelle taxe sur l'épargne

Pour l'Union européenne, la TTF se justifiait par la nécessité de taxer davantage le secteur financier et bancaire. Cependant, la nouvelle taxe sera assurément répercutée sur le consommateur final, c'est-à-dire sur le client de l'établissement financier. Lors de son premier projet, la Commission a beaucoup insisté sur le fait que cette taxe toucherait essentiellement les établissements financiers ou du moins les clients les plus fortunés, lesquels sont plus souvent susceptibles que d'autres de recourir aux transactions financières ; mais la Commission elle-même présentait l'exemple d'un client achetant des actions à hauteur de 10 000 euros et s'acquittant de 10 euros (taux 0,1 %) de taxe, surcoût de son investissement que la Commission juge supportable.

Il conviendra quand même de garder à l'esprit que la TTF, telle qu'elle se conçoit aujourd'hui, est une taxe sur les épargnants, mise en oeuvre et perçue par les établissements financiers pour le compte de l'État de résidence.

• Le risque de délocalisation des opérations et des capitaux

Il n'est plus question non plus d'étudier le risque de délocalisation. Il conviendra seulement de signaler que le renchérissement des opérations financières pourrait entraîner un départ de ces mêmes opérations pour Londres, New-York, Hongkong, Singapour ou Shanghai. C'est pourquoi il était souhaitable que la taxe fût mise en place à l'échelle mondiale.

• Le renchérissement du coût de l'investissement

L'instauration de la TTF renchérira le coût de l'investissement dans des proportions jugées infimes. Cependant certains États demandent de veiller à ce que soient bien prises en compte les exonérations nécessaires à la protection des produits d'épargne longue, collectifs et individuels, et de s'assurer aussi de la satisfaction, dans les meilleures conditions, du besoin de financement des entreprises et des États sur le marché primaire.

Si la TTF devait entraîner une diminution de l'investissement global sur le territoire des États membres ayant décidé de l'instaurer, il faudrait alors s'en remettre au postulat que les budgets publics qui bénéficieront du produit de cette taxe en feront un meilleur usage que ne l'auraient fait les investisseurs qui l'acquitteront.

• Le coût de la collecte de la taxe reste à évaluer

Le coût de la collecte de la TTF serait dérisoire, selon les uns, très lourd et inflationniste selon les autres ; mais il n'existe pas, à ce stade, de données pour trancher cette question. On devine que la collecte de la taxe ajoutera au travail du « back office » et à celui des services fiscaux. Comme la collecte devrait se faire au niveau national, il ne faudrait pas pourtant que la création de cette taxe entraîne l'obligation d'augmenter les moyens humains des services du fisc.

• La symbolique européenne

Enfin la TTF porte en elle un autre symbole : elle pourrait être la première taxe européenne et l'amorce d'une ressource propre du budget européen. Cet avantage semble l'emporter largement sur tous les inconvénients qu'apportera sa création.

Ainsi, après être remonté aux origines de la TTF et aux prototypes existants, il conviendra d'étudier les raisons de l'échec du projet de 2011 et les difficultés de la coopération renforcée avant de tirer de la TTF à la française toutes les leçons qui s'imposent et de donner quelques pistes pour la négociation difficile qui s'annonce si la coopération renforcée est autorisée.

*

I. AUX ORIGINES DE LA TAXE SUR LES TRANSACTIONS FINANCIÈRES

A. DE KEYNES À TOBIN

Un des premiers à soutenir l'idée d'une taxe sur les échanges de titres fut Keynes, en 1936, dans son ouvrage « Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie ». Keynes soutenait qu'une spéculation excessive par des acteurs mal informés ne pouvait qu'augmenter la volatilité et qu'il convenait de faire diminuer le nombre des spéculateurs afin qu'ils ne soient jamais en position dominante. Keynes était parfaitement conscient qu'un équilibre devait être trouvé entre la nécessité d'éviter les bulles spéculatives et celle de maintenir un bon financement de l'économie réelle.

Ensuite, Tobin s'empara du sujet et la taxe prit son nom à la fin des années soixante-dix. En 1972, le prix Nobel d'économie James Tobin proposa une taxe sur les transactions de change dans le cadre d'un système monétaire international où le régime de change est flexible et la circulation des capitaux libre. Tobin parlait d'introduire « un grain de sable dans la mécanique bien huilée des marchés » et de limiter ainsi les flux des capitaux pour permettre une meilleure efficacité de la politique monétaire.

Il est apparu très vite que cette proposition de taxe aurait eu plutôt pour effet de renchérir les flux à court terme et ainsi de diminuer l'intérêt de la spéculation - en posant comme postulat de départ que les flux à court terme sont toujours spéculatifs. Les détracteurs de la taxe eurent beau jeu de dénoncer que son application conduirait à frapper avec la même force les opérations de couverture que celles motivées par la seule spéculation. On ajoutera que la taxe Tobin aurait aussi eu pour effet de diminuer le nombre de transactions sur le marché, toute taxe conduisant à la contraction de l'activité sur laquelle elle porte.

Si la taxe Tobin diminuait le nombre de transactions, elle diminuerait aussi la liquidité du marché et rien ne pourrait prouver qu'un marché moins liquide serait un marché plus stable ; au contraire, soulignent certains, un marché plus liquide a tendance à mieux absorber les chocs.

Le débat s'est longtemps fixé sur cet inconvénient majeur de la taxe Tobin et, partant, de toute taxe sur les transactions financières. Ce type de taxe ne semblait pas être en mesure d'être un instrument suffisant pour lutter contre la spéculation et stabiliser le système financier global.

Les tenants de la taxe, sous l'influence des « altermondialistes », ont alors avancé un autre argument : celui de la ressource fiscale à distribuer. En effet, l'instauration d'une taxe sur les transactions financières sur un vaste territoire permettrait de rapporter un produit fiscal considérable que l'on pourrait apporter à l'aide au développement.

C'est ainsi que s'est opéré un glissement du champ économique au champ purement politique : il ne s'agit plus de réguler un marché mais de financer le développement par une taxe dont le taux infime ne devrait en aucun cas perturber le marché. Le taux serait d'autant plus faible que la taxe serait universelle car, dans un monde où les capitaux sont parfaitement mobiles, il convient d'éviter qu'ils se déplacent vers des pays qui n'appliqueraient pas la taxe.

Le débat s'était figé sur ces perspectives encourageantes sans pourtant qu'aucun consensus n'ait été atteint - les États-Unis se donnant le temps de la réflexion et les économistes n'étant pas très offensifs sur la question des effets d'une TTF sur la stabilité et le comportement des marchés - quand la crise de 2008 a offert un regain d'actualité à la TTF.

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