D. ASSURER LA VIABILITÉ DE LA COUR DE STRASBOURG : LES INSUFFISANCES STRUCTURELLES DANS LES ETATS MEMBRES

Depuis son entrée en vigueur en 1953, la Convention européenne des droits de l'Homme est présentée comme un des mécanismes de protection des droits de l'Homme les plus efficaces, comme en témoigne l'augmentation constante du nombre de recours auprès de la Cour de Strasbourg. L'afflux de dossiers a contribué à une explosion du nombre d'affaires pendantes : 86 000 en 2006, plus de 160 000 aujourd'hui. L'Italie, la Pologne, la Roumanie, la Russie, la Turquie et l'Ukraine représentent près de 70 % de l'ensemble des requêtes introduites devant la Cour. Le nombre de requêtes rapporté à la population révèle également un certain nombre de défaillances en Croatie, en Estonie, au Liechtenstein, en Moldavie, à Monaco, au Monténégro, en Serbie, en Slovénie et en Suède. Le Protocole n° 14 additionnel à la Convention européenne des droits de l'Homme, censé résoudre la question de l'engorgement, s'est avéré, à cet égard, insuffisant.

La plupart des requêtes portent sur des problèmes déjà bien identifiés par la jurisprudence, qu'il s'agisse de la durée excessive des procédures judiciaires, de la non-exécution chronique des décisions judiciaires internes, des décès et mauvais traitements dus à des fonctionnaires des forces de l'ordre et de l'absence d'enquête effective à leur sujet ou de l'illégalité et la durée excessive des placements en détention provisoire. La répétition de ces affaires constitue une des sources de l'engorgement de la Cour. Aux yeux de la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme, il serait utile que les juges des États concernés soient habilités à sélectionner les affaires qui soulèvent de tels problèmes, afin qu'elles soient examinées en priorité et qu'il puisse être mis un terme à ces violations continues des droits de l'Homme.

La résolution adoptée par l'Assemblée invite les États membres à appliquer le plan d'action d'Interlaken adopté en février 2010 en vue d'exécuter pleinement et rapidement les arrêts de la Cour, en instaurant notamment un organisme national uniquement chargé de l'exécution des arrêts de la Cour. Les États Parties sont également incités à adapter leurs législations à la jurisprudence de la Cour et à prendre des mesures pour mieux faire connaître celle-ci.

Invitée à intervenir dans le débat, Mme Paola Severino, ministre de la justice de l'Italie a rappelé que la Cour constitutionnelle de son pays avait exigé que les règles internes devaient être interprétées à la lumière des principes de la Convention européenne des droits de l'Homme et des principes constitutionnels. Le gouvernement italien a, par ailleurs, adopté plusieurs lois tenant compte de la jurisprudence de la Cour : une nouvelle réglementation pour le procès par contumace, l'introduction du délit d'auto-blanchiment, le réexamen de la médiation civile. La ministre a également insisté sur les réformes structurelles en cours dans son pays - création d'un tribunal de commerce, informatisation de la justice, amélioration du contrôle de l'admissibilité des requêtes, adoption d'une nouvelle législation en matière d'indemnisation - destinées à limiter le nombre de requêtes pendantes.

La résolution adoptée insiste également sur l'amélioration de la formation des juristes. Le texte appelle, en outre, au renforcement des garanties juridiques d'indépendance des juges de la Cour européenne des droits de l'Homme.

M. Yves Pozzo di Borgo (Paris - UDI-UC) a relevé dans son intervention que les dispositions de la résolution recoupaient le principe de subsidiarité :

« Si nous souhaitons véritablement assurer la viabilité de la Cour européenne des droits de l'Homme, il convient avant tout de rappeler le principe de subsidiarité. Je m'étonne d'ailleurs que l'ancien président de la Cour, Sir Nicholas Bratza, se soit montré réticent, lors de la Conférence de Brighton, à l'insertion de ce principe au sein de la Convention.

Qu'est-ce que ce principe implique ?

Premièrement, que chaque État partie mette en place des voies de recours internes qui permettent de sanctionner, au niveau national, les violations des droits reconnus dans la Convention.

Deuxièmement, que chaque État partie applique de façon anticipée la jurisprudence de la Cour, notamment lorsque certaines décisions, rendues à l'égard d'un autre État partie, sont susceptibles de s'appliquer à son propre système juridique.

Troisièmement, qu'un mécanisme de contrôle systématique a priori de la compatibilité des lois avec les droits et libertés garantis par la Convention soit mis en oeuvre au niveau de chaque Parlement national.

Quatrièmement, que la jurisprudence de la Cour soit mieux connue et mieux diffusée. Une meilleure diffusion des arrêts de la Cour pose la question de leur traduction qui n'est, à l'heure actuelle, rédigée qu'en français et anglais. Je relève néanmoins que, depuis quelques mois, la Cour a entrepris d'alimenter sa base de données de versions traduites de ses arrêts et décisions. Elle a, dans le même temps, contribué à la production et à la diffusion en plusieurs langues de deux guides : le Guide pratique sur la recevabilité et le Manuel du droit européen en matière de non-discrimination. Enfin, il convient de saluer le volet russe de sa nouvelle base de données HUDOC.

Cinquièmement, que ces efforts aillent de pair avec une meilleure formation, au niveau national, des magistrats. Leur cursus devrait intégrer systématiquement un volet consacré à la Convention européenne des droits de l'Homme et à la jurisprudence de la Cour.

La plupart de ces points recoupent les recommandations contenues dans l'excellent rapport de notre collègue Serhii Kivalov. Le projet de résolution insiste en outre sur les garanties à apporter en vue d'assurer la plus grande indépendance aux juges de la Cour européenne des droits de l'Homme. Je m'associe aux propositions qui viendraient judicieusement compléter le travail de réforme que nous avons entrepris au sein de notre Assemblée pour que la sélection des candidats pour le poste des juges soit améliorée. Le Comité des Ministres a agi dans le même sens en adoptant, le 29 mars dernier, ses lignes directrices en la matière.

En tant que Français, je regrette néanmoins une chose dans la procédure de sélection : l'accent, et même l'obligation, qui devrait également être mis sur la maîtrise des deux langues officielles du Conseil de l'Europe. »

M. Jean-Pierre Michel (Haute-Saône - SOC) a appelé à un contrôle vigilant de l'application des dispositions de cette résolution :

« Je voudrais saluer la présence de M me Severino, ministre de la justice italienne, et la féliciter pour l'action qu'elle mène avec son gouvernement en Italie. En effet, nous savons tous que ces dernières années, la justice a été très maltraitée en Italie. Ce n'est pas bon dans une démocratie, ce n'est pas sain. Magistrat dans une vie antérieure, j'ai de nombreux amis magistrats italiens et je peux vous assurer, Madame, qu'ils sont très satisfaits de l'action que vous conduisez au sein du gouvernement de M. Monti pour redresser enfin la justice en Italie.

Pour revenir au sujet qui nous occupe, il a été très clairement résumé par le Président Mignon au cours de la conférence de Brighton : « On dit la Cour victime de son succès. [...] mais n'est-elle pas plutôt victime des défaillances au niveau national ? »

Nous le voyons bien, les statistiques établies par la Cour montrent que, depuis sa création, elle a rendu plus de 15 000 arrêts et que près de la moitié des arrêts rendus ont été rendus contre quatre pays : la Turquie, l'Italie - le vôtre, madame, mais j'espère que dans un an, cela aura changé -, la Fédération de Russie et la Pologne. Ces pays, nous le savons, seront bientôt rejoints si rien ne change par un certain nombre d'autres États membres cités dans l'excellent rapport de notre collègue Serhii Kivalov, que je soutiens, bien entendu.

On constate que la liste des pays coïncide avec celle des pays où les arrêts sont le moins bien exécutés. La pleine et entière application de la Convention européenne des droits de l'Homme comme la viabilité de la Cour passent pourtant par une exécution optimale des arrêts.

Le suivi de l'exécution de ces arrêts relève de la responsabilité du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe. À cet égard, celui-ci a eu une action concernant les « arrêts pilotes » qui a permis une diminution en 2011 du nombre de nouvelles affaires répétitives.

Il convient sans doute d'aller plus loin. Peut-on à cet égard totalement écarter, comme cela a été fait jusqu'à aujourd'hui, l'idée de prononcer des astreintes ou des sanctions financières à l'encontre d'États persistant à ne pas exécuter un arrêt de la Cour ? Je rappelle que la Cour de justice de l'Union européenne dispose d'un tel système qui a fait la preuve de son efficacité en matière d'application du droit communautaire par les États membres de l'Union européenne. Il faut peut-être aussi s'interroger sur l'opportunité d'exclure de notre Conseil de l'Europe un État partie qui refuserait durablement d'exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme. Une telle mesure serait, à n'en pas douter, de nature à renforcer la crédibilité du système de protection des droits de l'Homme en Europe. À l'heure actuelle, la possibilité d'une telle exclusion, en dernier ressort, est prévue à l'article 8 du Statut du Conseil de l'Europe. Nous avons peut-être été tous collectivement assez lâches pour ne jamais la mettre en oeuvre.

Sanctions financières et menace d'exclusion, de telles épées de Damoclès inciteraient certainement un certain nombre d'État à mettre en oeuvre les dispositions présentées au paragraphe 7 du projet de résolution qui est aujourd'hui soumis à notre vote et qui me semble répondre parfaitement à l'enjeu. »

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