N° 498

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 10 avril 2013

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation (1) sur la synthèse des propositions adoptées par la délégation aux collectivités territoriales susceptibles d' animer les discussions législatives à venir,

Par Mme Jacqueline GOURAULT et M. Edmond HERVÉ,

Sénateurs.

(1) Cette délégation est composée de : Mme Jacqueline Gourault, présidente ; MM. Claude Belot, Christian Favier, Yves Krattinger, Antoine Lefèvre, Hervé Maurey, Jean-Claude Peyronnet, Rémy Pointereau et Mme Patricia Schillinger, v ice-présidents ; MM. Philippe Dallier et Claude Haut, secrétaires ; MM. Jean-Etienne Antoinette, Yannick Botrel, Mme Marie-Thérèse Bruguière, MM. François-Noël Buffet, Raymond Couderc, Jean-Patrick Courtois, Michel Delebarre, Éric Doligé, Jean-Luc Fichet, François Grosdidier, Charles Guené, Pierre Hérisson, Edmond Hervé, Pierre Jarlier, Georges Labazée, Joël Labbé, Gérard Le Cam, Jean Louis Masson, Stéphane Mazars, Rachel Mazuir, Jacques Mézard, Mme Renée Nicoux, MM. André Reichardt, Bruno Retailleau et Alain Richard .

AVANT-PROPOS

Depuis sa création en avril 2009 par le Bureau du Sénat, la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation est chargée, en application du chapitre XVII bis I de l'Instruction générale du Bureau :

- d'informer le Sénat sur l'état de la décentralisation et sur toute question relative aux collectivités territoriales ;

- de veiller au respect de la libre administration et de l'autonomie financière et fiscale de ces collectivités ainsi qu'à la compensation financière des transferts de compétences et de personnel ;

- d'évaluer les conditions de l'application locale des politiques publiques intéressant les collectivités territoriales.

Dans le cadre de cette triple mission, elle a adopté sous l'impulsion de ses présidents successifs, Alain Lambert, Claude Belot et Jacqueline Gourault, vingt-trois rapports d'information, et a procédé à de nombreuses auditions de personnalités susceptibles d'éclairer sa réflexion.

Dans le présent rapport, la délégation a souhaité synthétiser ses travaux afin de rendre plus accessibles un ensemble de réflexions et de propositions, particulièrement utiles à la veille d'un nouveau débat parlementaire consacré à la décentralisation.

Une première partie rappelle le cadre constitutionnel qui s'impose à nous.

Nous sommes un Etat de droit qui connaît les principes de décentralisation, de libre administration, d'existence, d'autonomie financière, de non-tutelle, d'expérimentation, de subsidiarité, de libre disposition des ressources...

Principe encore que l'indivisibilité de notre République, qui se conjugue parfaitement avec les progrès de la différenciation territoriale reconnue par le Conseil constitutionnel.

Demeure un phénomène unanimement dénoncé : l'inflation normative. La délégation n'a pas manqué de proposer des procédures pour y mettre fin ou tout au moins pour la limiter.

ð Une deuxième partie traite de l'exercice des compétences.

Différentes thèses existent suivant que l'on opte pour des compétences spécialisées, exclusives, obligatoires mais non exclusives, suivant aussi la place que l'on réserve à la clause générale de compétence.

L'expression « bloc de compétences », pour pédagogique qu'elle soit, n'a jamais eu dans la pratique l'audience qu'un cartésianisme poussé pourrait lui prêter.

Pour résoudre cette question de la répartition des compétences, il faut nous interroger sur la nature des politiques publiques : peuvent-elles ne pas être partenariales ? Cette question n'est pas indécente puisque tout un chacun reconnaît la nécessaire coordination des compétences décentralisées. La délégation opte pour un système coopératif, à l'image du schéma d'organisation des compétences fixé dans la loi du 16 décembre 2010. Elle opte pour des procédures de partage négocié entre la région, les départements et les EPCI. Sans surprise, le rapport retient le principe du chef de file, des conférences territoriales, des schémas négociés.

Un consensus existe pour retrouver un Etat stratège, garant du pacte républicain, recentré sur ses missions régaliennes, dialoguant avec les collectivités dans l'apaisement et le desserrement de l'étau normatif.

Une troisième partie concerne l'intercommunalité et l'organisation territoriale.

Incontestablement, nous assistons à une transformation des territoires du fait de la dynamique de la coopération, de la mutualisation et de la régionalisation. Une attention est à porter au département, qui doit assurer par des financements locaux des politiques définies nationalement.

Avec l'évolution d'une économie qui devient post industrielle, la recherche de croissance, de développement, nous voyons s'imposer par ailleurs le fait métropolitain.

Si nous voulons l'organiser spécifiquement, il convient de le définir, rechercher des critères, qu'ils soient quantitatifs ou/et qualitatifs. La loi du 16 décembre 2010 crée la métropole et nous en présente un statut. Un nouveau cadre juridique est-il nécessaire ? En tout état de cause, il faut s'investir dans la construction des réseaux.

La quatrième partie traite de la démocratie locale et de la transparence de la gestion locale.

Faut-il de nouveaux textes ? L'important n'est-il pas d'appliquer correctement les textes actuels ?

Nous ne devons pas oublier que la décentralisation doit être un enrichissement de la citoyenneté et une démocratisation de la sphère des décideurs. Elle sert le dialogue sociétal et requiert une pédagogie civique exigeante que le principe de proximité favorise.

Une nouvelle fois, il nous faut retrouver le statut de l'élu, les procédures de contrôle. Des fonctions de conseil, d'expertise au bénéfice des communes, des EPCI sont à mettre en place au moment où les services déconcentrés de l'Etat connaissent les évolutions que l'on sait. Évolutions qui ne doivent en aucun cas aboutir à une absence de l'Etat et de ses représentants. Des travaux de la délégation portent tout particulièrement sur les chambres régionales et territoriales des comptes.

Avant-dernier thème abordé : celui des ressources humaines et financières.

Si l'approche des ressources humaines fait consensus - à l'exception de leur volume - le financement et plus particulièrement sa partie fiscale fait débat. L'appel à une fiscalité juste et moderne, stable et transparente, ne peut que réunir, mais force est de constater la lenteur de la réforme. La péréquation, nécessaire, ne saurait en tenir lieu. La révision des valeurs locatives - absolument nécessaire - permet un projet insuffisant. La modernisation de la fiscalité de l'Etat restera toujours amoindrie si une même modernisation fiscale locale n'a pas lieu.

L'idée d'un impôt local se référant à l'assiette d'un impôt national ne doit offusquer ni le décentralisateur ni l'Etat aux prises avec les contraintes que l'on sait. Aborder la décentralisation sous un angle essentiellement institutionnel, juridique, serait une erreur.

La dernière partie de ce rapport traite de la fonction économique des collectivités territoriales.

Leur part dans le PIB, la diversité de leur responsabilité, leur capacité d'entraînement servent toute politique soucieuse de croissance et de développement. Les responsables de l'Etat, comme ceux des entreprises, ne doivent pas l'oublier.

Les États généraux de la démocratie territoriale, initiés par le président Jean-Pierre Bel, ont eu raison de mettre en avant l'idée de pacte de responsabilité entre l'Etat et les collectivités territoriales.

I. LE CADRE CONSTITUTIONNEL

Le rapport « Trente ans de décentralisation : contribution à un bilan », adopté par votre délégation en juin 2011, questionnait la portée des principes constitutionnels applicables à la décentralisation : « à quoi servent des principes, une révision de la Constitution si le législateur ne s'y réfère pas ? » , pour répondre aussitôt : « nous devons les rappeler, les faire vivre : pour cela, le législateur doit s'y référer et veiller continuellement à donner corps à leur contenu ».

C'est dans cette intention que vos rapporteurs ont souhaité évoquer ces principes au premier chapitre du présent rapport en se référant à leur source commune, énoncée au premier alinéa de l'article premier de la Constitution : « La France est une République indivisible (...). Son organisation est décentralisée ».

A. DÉCENTRALISATION

Objet de cette énonciation solennelle, le principe de décentralisation revêt le caractère d'une irrésistible évidence. Comme le note encore le rapport « Trente ans de décentralisation », il a pourtant besoin de leviers pour produire ses effets. Le titre XII de la Constitution institue ces leviers, à commencer par le principe de libre administration des collectivités territoriales.

1. Le principe de libre administration

Le principe de libre administration des collectivités territoriales est formulé, depuis l'origine, dans l'article 72 de la Constitution de 1958. La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a précisé à l'article 72 et dans les articles suivants ses principales implications.

Le Conseil constitutionnel avait commencé à identifier son contenu et sa portée à la suite de la décision 79-104 DC du 23 mai 1979 qui a mis en oeuvre pour la première fois le contrôle de constitutionnalité sur ce fondement. La jurisprudence constitutionnelle sur la libre administration enregistre des développements réguliers, spécialement depuis que la décision 2010-12 QPC du 2 juillet 2010 a reconnu à la libre administration le caractère d'un droit ou d'une liberté que la Constitution garantit, au sens de l'article 61-1 de la Constitution instituant le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité.

a) Portée du principe de libre administration

Aux termes de l'article 72, la liberté d'administration s'exerce « dans les conditions prévues par la loi » , ce qui implique que le législateur en est le régulateur, l'article 34 de la Constitution lui attribuant d'ailleurs compétence pour fixer « les principes fondamentaux (...) de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ».

La marge de manoeuvre du législateur peut sembler, en la matière, assez encadrée. Le Conseil constitutionnel juge en effet que « si le législateur peut, sur le fondement des dispositions des articles 34 et 72 de la Constitution, assujettir les collectivités territoriales ou leurs groupements à des obligations et à des charges, c'est à condition que celles-ci répondent à des exigences constitutionnelles ou concourent à des fins d'intérêt général, qu'elles ne méconnaissent pas la compétence propre des collectivités concernées, qu'elles n'entravent pas leur libre administration et qu'elle soit définie de façon suffisamment précise quant à leur objet et à leur portée » (décision 2000-436 DC du 7 décembre 2000). Le Conseil constitutionnel exerce ainsi un contrôle de proportionnalité de l'atteinte portée à la libre administration au regard de l'intérêt général poursuivi. Dans la décision 2007-548 DC du 22 février 2007, le Conseil constitutionnel a, par exemple, jugé que le législateur, en imposant l'adhésion forcée du département des Hauts-de-Seine et des communes de Courbevoie et de Puteaux à un syndicat mixte, n'avait pas porté à la libre administration des collectivités territoriales concernées une atteinte excédant la réalisation de l'intérêt général poursuivi.

Notons aussi que tout ce qui pourrait évoquer l'idée de libre administration n'entre pas nécessairement dans le champ d'application de la notion. D'après un commentaire publié dans les Cahiers du Conseil constitutionnel (Cahier n° 30), la décision 2010-12 QPC du 2 juillet 2010 précitée a consacré une distinction entre ce qui relève de la libre administration des collectivités territoriales et ce qui relève de leur organisation : « Si la Constitution permet aux collectivités territoriales de s'administrer librement par des conseils élus dans les conditions prévues par la loi, elle ne leur garantit aucune compétence en ce qui concerne leur organisation. Celle-ci relève du pouvoir législatif, dans sa définition, ou du pouvoir exécutif, dans sa mise en oeuvre. Il n'existe en effet aucun principe d'auto organisation des collectivités territoriales. » En fonction de cette distinction, ce qui concerne le nom et le territoire d'une collectivité, la composition, le fonctionnement et les attributions de ses organes, le régime juridique des actes des organes, les procédures décisionnelles, ne relève pas du principe de libre administration et ne bénéficie pas de la protection attachée à ce dernier.

Cependant, la distinction entre ce qui relève de la libre administration et ce qui relève de l'organisation n'est peut-être pas entièrement fixée. Avant l'intervention de la décision 2010-12 QPC du 2 juillet 2010, le juge constitutionnel a en effet censuré sur le fondement de la liberté d'administration une disposition législative imposant la publicité des séances des commissions permanentes régionales, « plutôt que de laisser au règlement intérieur du conseil régional le soin de déterminer cette règle de fonctionnement » (décision 98-408 DC du 14 janvier 1999). Il est difficile de savoir comment et si cette jurisprudence s'articule avec la décision 2010-12 QPC où, de l'avis des auteurs des Grandes décisions du Conseil constitutionnel 1 ( * ) , la liberté d'organisation et de fonctionnement de la collectivité est en cause.

b) Contenu du principe de libre administration
(1) Le principe de libre administration se comprend comme une liberté d'agir des collectivités à l'égard de l'État

Cette liberté revêt trois aspects majeurs.

Il s'agit tout d'abord d'une liberté institutionnelle. À cet égard, le Conseil constitutionnel a jugé par exemple que la création des conseillers territoriaux par la loi du 16 décembre 2010 ne portait pas atteinte au principe selon lequel les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus (décision 2010-618 DC du 9 décembre 2010) ; il a estimé que l'institution de sanctions réprimant les manquements des maires aux obligations de leurs fonctions ne méconnaissait pas, en elle-même la libre administration (décision 2011-201 QPC du 13 janvier 2012) ; il a affirmé que la possibilité donnée au haut-commissaire de la République en Polynésie de déclarer à toute époque nulle de droit les arrêtés d'un maire violait le principe de libre administration (décision 2010-1007 QPC du 10 mars 2011) mais que le maintien provisoire, selon les modalités antérieures aux dispositions de la loi du 2 mars 1982, du contrôle administratif sur les délibérations des conseils municipaux des communes de Polynésie, auquel il peut être mis fin en demandant l'application anticipée du régime de contrôle de légalité instituée par la loi du 2 mars 1982, n'était pas contraire à la libre administration (décision 2010-107 QPC du 10 mars 2011) ;

Il s'agit ensuite d'une liberté fonctionnelle. Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé que la création des conseillers territoriaux par le loi du 16 décembre 2010 n'était pas contraire au principe selon lequel toute collectivité doit disposer d'une assemblée délibérante élue dotée d'attributions effectives (décision 2010-618 DC du 9 décembre 2010) ; il a aussi affirmé la liberté de recrutement, de création et de suppression des emplois ainsi que la liberté de gestion du personnel (décision 83-168 DC du 20 janvier 1983), la liberté contractuelle des collectivités territoriales (décision 92-136 DC du 20 janvier 1993), la liberté de fixation par une collectivité de ses règles de fonctionnement (986407 DC du 14 janvier 1999) ;

Il s'agit enfin d'une liberté financière. Pour ce qui est de la protection des ressources des collectivités territoriales, le juge constitutionnel, appliquant conjointement ou distinguant formellement les articles 72 et 72-2 de la Constitution, a estimé que la loi ne pouvait restreindre les ressources globales des collectivités territoriales ou même réduire la part des recettes fiscales dans ces ressources au point d'entraver leur libre administration (décision 291-298 DC du 24 juillet 1991), et que la suppression d'une ressource fiscale affectée à une collectivité locale ne pouvait représenter qu'une faible perte de recettes pour celle-ci. Pour ce qui est de la libre disposition des ressources, la Conseil a jugé que l'interdiction faite aux départements par la loi de moduler les aides aux communes et groupements de collectivités territoriales compétentes en matière d'eau potable ou d'assainissement en fonction du mode de gestion restreignait la libre administration des départements au point de méconnaître les articles 72 et 72-2 de la Constitution (décision 2011-146 QPC du 8 juillet 2011). Pour ce qui est de la compensation financière des transferts, création et extension de compétences, le juge constitutionnel a estimé que seules les créations et extension de compétences présentant un caractère obligatoire devaient être accompagnées de ressources déterminées par la loi, le législateur n'étant pas tenu d'affecter à cet accompagnement, dont il lui appartient de déterminer le niveau, une ressource particulière ni de maintenir dans le temps l'affectation d'une ressource particulière (décision 2011-144 QPC du 30 juin 2011) ; il a aussi estimé, entre autres décisions récentes, que l'extension des compétences des départements en matière d'allocation personnalisée d'autonomie et en matière de prestations de compensation du handicap ne dénaturait pas le principe de libre administration dans la mesure où la loi prévoit des ressources suffisantes pour financer la compensation induite et où elle garantit que les dépenses restant à la charge du département ne dépasseront pas un pourcentage de son potentiel fiscal (décisions 2011-143 QPC du 30 juin 11, 2011-144 QPC 30 juin 2011).

Le principe de libre administration connaît par ailleurs des limitations de nature structurelle. Certaines résultent du principe d'indivisibilité de la République et seront évoquées ci-dessous. D'autres résultent de ce que la libre administration « ne saurait conduire à ce que les conditions essentielles d'application d'une loi organisant l'exercice d'une liberté publique dépendent des décisions des collectivités territoriales » (décision 84-185 DC du 18 janvier 1985). D'autres encore résultent de la nécessité de concilier la libre administration avec le principe d'égalité : par exemple, l'octroi des aides des différentes collectivités territoriales et la fixation de leur montant doit comporter les garanties nécessaires pour assurer le respect du principe d'égalité entre les établissements d'enseignement privés sous contrat se trouvant dans des situations comparables (décision 93-329 DC du 13 janvier 1994).

c) Efficacité du principe de libre administration

Les analyses précédentes peuvent susciter des impressions contradictoires. Le principe constitutionnel de libre administration, objet d'un contrôle de proportionnalité du juge constitutionnel, semblerait a priori enserrer les libertés locales dans un cadre protecteur très contraignant pour le législateur.

Cependant, à y regarder de près, l'encadrement est assez lâche - la relative imprécision des implications de la liberté financières est éloquente à cet égard - et les décisions d'annulation sont rares. Un commentateur estimait récemment la construction jurisprudentielle du principe de libre administration « déjà abondante, mais assez peu agissante », expliquant que « les collectivités doivent se satisfaire d'une jurisprudence de cas d'espèce qui n'a qu'exceptionnellement accordé sa sanction à leur cause 2 ( * ) ».

À titre d'illustration, il est loisible d'estimer que l'intérêt général invoqué dans la décision précitée 2007-548 DC du 22 février 2007 pour valider la disposition législative prévoyant l'adhésion forcée du département des Hauts-de-Seine ainsi que des communes de Puteaux et de Courbevoie à l'établissement public de gestion du quartier d'affaires de La Défense couvre une atteinte réelle à la libre administration des collectivités considérées.

En fin de compte, le Conseil constitutionnel conserve une ligne jurisprudentielle modérée et la marge ouverte au volontarisme du législateur reste plus que significative : l'approfondissement de la décentralisation est un acte politique, il appartient au politique de faire vivre les principes , de donner corps à leur contenu .

(1) La liberté d'agir des collectivités territoriales est réciproque

D'un autre côté, on ne peut ignorer que la décentralisation, considérée du seul point de vue des rapports entre le centre et les collectivités, a atteint un certain degré d'achèvement et que les espaces de liberté locale à conquérir se font rares. Les états généraux de la démocratie territoriale réunis au Sénat en octobre 2012 ont confirmé l'ampleur somme toute modeste des attentes de nouveaux transferts de compétences. Par ailleurs, la situation des finances publiques ne laisse guère espérer le desserrement des tenailles financières dans lesquelles l'Etat tient les collectivités.

En réalité, sous réserve des problèmes ponctuels que peut laisser subsister - comme on l'a vu - un contrôle de constitutionnalité assez peu audacieux, les questions les plus prégnantes sont à l'heure actuelle celles que pose la diversité des compétences partagées, des actions parallèles et des moyens redondants des collectivités territoriales.

Dès lors, ce n'est pas tellement la liberté d'administration à proprement parler, qui paraît susceptible de fournir un leitmotiv aux discussions législatives à venir, mais plutôt son équivalent dans les relations entre collectivités : l'interdiction de la tutelle. L'ampleur des moyens juridiques mobilisables en fonction de cette interdiction pour organiser l'action collective des collectivités dans les domaines transférés partagés pourrait être l'un des sujets pour lesquels il conviendra de scruter le plus attentivement la Constitution et son interprétation.

Voyons cela de plus près. Le cinquième alinéa de l'article 72 de la Constitution dispose : « Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre ».

Comme le remarquait un rapport de la Cour des comptes d'octobre 2009 sur « La conduite par l'État de la décentralisation », pour contourner l'impossibilité, découlant de l'interdiction de la tutelle, de remédier frontalement à l'éclatement des compétences décentralisées et à l'intangibilité de leur répartition, « la notion de chef de file est apparue comme un instrument d'ordre et de mise en cohérence ».

Le cinquième alinéa de l'article 72 de la Constitution précise : « Cependant, lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l'une d'entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune. » Tel est le fondement du « chef de filât ».

Le Conseil constitutionnel a estimé dans sa décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008 sur la loi relative aux contrats de partenariat que la notion de collectivité chef de file ne dérogeait que de façon limitée au principe interdisant toute tutelle d'une collectivité sur une autre. Comme le précise le commentaire publié dans les Cahiers du Conseil constitutionnel (n° 26), le constituant n'a habilité la loi qu'à désigner une collectivité pour organiser et non pour déterminer les modalités de l'action commune de plusieurs collectivités. C'est pourquoi les dispositions de la loi déférée prévoyant la désignation d'une collectivité chef de file pour mener les opérations liées au contrat de partenariat au nom des autres (réaliser l'évaluation préalable, conduire la procédure de passation, suivre l'exécution) ont été jugées conformes, alors que celles donnant compétence à la collectivité chef de file pour signer le contrat de partenariat, susceptibles de laisser croire que la collectivité chef de file passait le contrat à la place des autres, ont été déclarées inconstitutionnelles.

Cependant, les modalités de mise en oeuvre de la notion de chef de file peuvent être plus souples que le transfert de compétence constitutif d'une tutelle identifié par le juge constitutionnel dans la disposition censurée de la loi relative aux contrats de partenariat.

Ainsi, la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales a attribué la responsabilité de chef de file à la région dans le domaine économique. Comme on le verra ci-dessous, la région dispose essentiellement en matière de développement économique d'un rôle d'animation exercé par le biais de schémas non prescriptifs. C'est en maximisant la dynamique de ces outils juridiques qu'il convient, selon votre délégation, de combiner de la façon la plus pertinente, d'une part, le recours à la notion de chef de file pour introduire une rationalité dans l'exercice des compétences partagées et, d'autre part, le respect scrupuleux du principe de non tutelle.

Telle est la première proposition sur laquelle votre délégation a souhaité placer l'accent au point de départ du présent rapport.

Proposition n° 1. Combiner le respect du principe de non-tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre avec la mise en oeuvre de modalités efficaces de collaboration en application de la notion de chef de file.

On reviendra, dans la suite de ce rapport, sur la portée possible de ce point crucial pour l'avenir de la décentralisation.

2. Deux autres leviers de la décentralisation

Le principe de subsidiarité et le principe d'expérimentation n'ont pas la même valeur pratique que le principe de libre administration. Le législateur reste très largement maître du jeu dans le premier cas, se trouve très fortement encadré par les contraintes constitutionnelles dans le second.

a) Le principe de subsidiarité

Le deuxième alinéa de l'article 72 de la Constitution dispose depuis la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 que « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon ». Le Conseil constitutionnel n'a reconnu au principe de subsidiarité ainsi formulé qu'une faible valeur normative : « il résulte de la généralité des termes retenus par le constituant que le choix du législateur d'attribuer une compétence à l'État plutôt qu'à une collectivité territoriale ne pourrait être remise en cause, sur le fondement de cette disposition, que s'il était manifeste qu'eu égard à ses caractéristiques et aux intérêts concernés, cette compétence pouvait être mieux exercée par une collectivité territoriale » (décision 2005-516 DC du 7 juillet 2005). On est loin du contrôle de proportionnalité que suscite la mise en oeuvre du principe de libre administration.

b) Le droit à l'expérimentation locale

Le 4 e alinéa de l'article 72 de la Constitution, issu de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, permet aux collectivités territoriales et aux établissements publics regroupant exclusivement des collectivités territoriales de déroger aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences, à titre expérimental et pour un objet et une durée limitée, lorsque la loi ou le règlement l'a prévu. Ce droit à l'expérimentation ne peut concerner les textes touchant aux conditions d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti. La loi organique du 1 er août 2004, qui fixe les conditions d'exercice de ce pouvoir d'adaptation, prévoit que la loi d'habilitation préalable à une expérimentation fixe son objet, définit sa durée initiale, qui ne peut excéder cinq ans, et détermine les conditions à remplir par les collectivités admises à y participer.

Le législateur peut décider, au vu de l'évaluation de l'expérimentation, de mettre fin à celle-ci, de la prolonger en modifiant le cas échéant ses modalités, ou de généraliser les mesures prises à titre expérimental. Le législateur a enfin institué un régime de suspension par le préfet des actes d'une collectivité territoriale pris dans le cadre d'une expérimentation.

Relevons aussi pour mémoire les dispositions expérimentales qui peuvent être prévues par la loi sur le fondement de l'article 37-1 de la Constitution.


* 1 Grandes décisions du Conseil constitutionnel, 15 e édition, p. 405 et suivantes.

* 2 B. Faure, « Les réformes territoriales face au Conseil constitutionnel », Pouvoirs locaux, n° 93, II/2012.

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