III. LE DIFFICILE PROCESSUS DE LA DÉMOCRATIE

Il est toujours un peu arbitraire de faire débuter à une date précise un processus de transformation ou de transition, qui, même s'il se cristallise autour d'un évènement particulier qui prend une nature symbolique, est en réalité la résultante d'une évolution inscrite dans une temporalité plus longue. Le printemps 2011 et les changements de régime qui vont s'opérer parfois brutalement dans le monde arabe constituent une période clef, mais il est évident que le processus a débuté bien antérieurement même de façon souterraine ou peu lisible dans certains Etats, de façon prévisible dans d'autres comme le Maroc et que ce processus engagé est loin d'être terminé. Les processus s'inscrivent dans le temps long, on ne peut aujourd'hui avoir aucune certitude sur leurs issues. Ils s'inscrivent aussi dans des réalités et des histoires nationales propres qui les différencient et les singularisent. Après avoir analysé chacun d'entre eux, il sera possible de discerner quelques traits communs.

A. TUNISIE : UNE MISE EN oeUVRE DIFFICILE DE LA DÉMOCRATIE

Deux ans après avoir initié le printemps arabe, la Tunisie progresse dans son processus de transition démocratique. Le parcours est chaotique, parfois empreint de violence, mais le dialogue politique et constitutionnel malgré des phases de blocage permet de nourrir des espérances de voir émerger du « laboratoire tunisien » un modèle d'équilibre entre les aspirations des différents courants qui traversent la société.

1. Le point de départ : une révolte et une révolution

Le 17 décembre 2010, l'immolation par le feu d'un jeune vendeur de fruits et légumes, Mohamed Tarek Bouazizi, l'un des très nombreux jeunes Tunisiens qui gagnait sa vie dans le commerce informel à Sidi Bouzid, ville de l'intérieur déshérité, à la suite de la confiscation de son outil de travail, une modeste charrette, va être le point de départ de la révolution. Ce geste concentrait tout le désespoir d'une large partie de la jeunesse tunisienne confrontée au chômage massif, réduite aux petits boulots, le poids de la fracture territoriale croissante entre la côte et l'intérieur du pays, face à un État autoritaire et des dirigeants corrompus. À partir de cet évènement, les revendications sociales et économiques deviennent politiques : un appel à la dignité, et aboutissent au départ du président Ben Ali le 14 janvier 2011. En moins d'un mois, par un soulèvement endogène, spontané mais coordonné 92 ( * ) et relativement peu violent 93 ( * ) , un peuple arabe renvoyait un dirigeant sans coup d'État, ni putsch militaire.

On soulignera la neutralité temporisatrice de l'armée tunisienne dans cette période et notamment le refus du général Rachid Ammar alors chef d'état-major de l'armée de Terre, de tirer sur les manifestants lors des mobilisations populaires du mois de janvier 2011. Cette attitude de l'Armée n'est guère surprenante car elle était de longue date tenue éloignée des affaires politiques 94 ( * ) .

2. Les étapes de la transition

Au lendemain du départ de Ben Ali, se met en place un gouvernement de transition, dit d'union nationale, dirigé par Mohamed Ghannouchi, alors Premier ministre, qui adopte un certain nombre de réformes démocratiques importantes :

- loi d'amnistie générale pour les prisonniers politiques ;

- démantèlement de la police politique ;

- adhésion à plusieurs conventions internationales sur les droits humains ;

- dissolution de l'ex-parti au pouvoir le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).

Sous le gouvernement de Beji Caïd Essebsi (27 février-24 décembre 2011), l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution (ISROR) 95 ( * ) présidée par le professeur Yadh Ben Achour, a élaboré une nouvelle loi électorale pour désigner une Assemblée nationale constituante (ANC). Elle a également adopté un nouveau code de la presse plus libéral. Parallèlement, plus d'une centaine de partis politiques ont été légalisés, la loi sur les associations a été assouplie et une plus grande liberté garantie aux organisations politiques.

Le 23 octobre, les élections se déroulent de manière transparente dans un climat pacifique 96 ( * ) sous la surveillance de l'Instance supérieure indépendante pour les élections qui a joué son rôle de façon efficace.

Le taux de participation est cependant faible : - 51,7 % des inscrits.

Les 27 formations obtiennent au moins un siège, mais le morcellement fait que 31,83 % des voix ne sont pas représentées.

Avec le faible taux de participation, près de 65% des inscrits ne sont pas représentés à l'assemblée constituante.

Avec 49 élues, les femmes représentent 22,6% des députés.

Tableau n° 50 : Les scores et le nombre de sièges obtenus par les grands partis issus de l'élection à l'Assemblée nationale constituante

Source : Isie 2011

• Le parti Ennahdha (islamiste proche des Frères musulmans) remporte 89 des 217 sièges de l'assemblée constituante.

Ennahdha (La Renaissance), né au début des années 1980, a été particulièrement réprimé par le régime Ben Ali. Nombre de ses cadres ont effectué de longs séjours en prison : Ali Laârayedh, l'actuel Premier ministre, y a séjourné 18 ans, d'autres, comme son président Rached Ghannouchi, furent contraints à l'exil.

• Divisés, les autres partis politiques obtiennent des résultats moindres.

Le Congrès pour la République (centre gauche) de Moncef Marzouki : 29 sièges,

La Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement (Al Aridha) : 26 sièges,

Ettakatol (social-démocrate) de Mustapha ben Jafaar : 20 sièges,

Le Parti démocrate progressiste (centre gauche qui deviendra le parti républicain (Al- Joumhourri) de Nejib Chebbi et Maya Jribi : 16 sièges.

Au-delà des explications par l'inexistence ou l'inorganisation des partis non confessionnels, les résultats de l'élection de l'ANC sont le fruit d'un vote antisystème et du poids des réseaux islamistes. De nombreux citoyens ont considéré que les islamistes méritaient leur suffrage parce qu'ils étaient intègres ou moins corruptibles et parce qu'ils avaient payé lourdement le prix de leur opposition à l'ancien régime (vote compassionnel). D'ailleurs, les partis arrivés en second, le CPR, et en troisième (La Pétition populaire) étaient également antisystème.

Les résultats ont été acceptés par l'ensemble des partis, et trois des quatre formations arrivées en tête ont constitué une alliance gouvernementale (Troïka) et se sont réparties les plus hautes responsabilités :

• présidence de la République pour le président du CPR, Moncef Marzouki,

• présidence de l'ANC pour celui d'Ettakatol, Mustapha ben Jafaar,

• et présidence du gouvernement pour Ennahdha, Hamadi Jebali alors secrétaire général, (puis Ali Laârayedh).

Le Congrès pour la République est un parti de centre gauche fondé en 2001, regroupant des militants d'origines diverses, notamment des islamistes, des panarabistes et des gauchistes. Illégal sous Ben Ali, il a été présidé jusqu'en décembre 2011 par Moncef Marzouki, un médecin, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme qui a vécu en exil.

Ettakatol , né en avril 1994, est de sensibilité sociale-démocrate, membre de l'Internationale socialiste. Son président Mustapha ben Jafaar est un ancien dirigeant de la Ligue tunisienne des droits de l'homme.

3. Un rapport de forces politiques

Depuis les élections, on assiste à la construction d'un rapport de forces politiques et de compromis, auxquels tant les forces politiques qui se sont restructurées, que le peuple grâce à la libération des espaces publics, participent. Cela donne une atmosphère de contestation et de désordre, mais c'est aussi le moyen de permettre aux différentes composantes d'une société qui est loin d'être aussi homogène que l'on l'imagine, de faire l'apprentissage de la démocratie. Cette situation est néanmoins périlleuse car elle peut déboucher sur des actes de violence extrêmement graves susceptibles de faire basculer le pays dans l'instabilité et conduire à d'inquiétantes périodes de blocage des institutions.

a) La tentation du parti Ennahdha d'imposer son agenda

Bien qu'élu au sein d'une coalition, le parti Ennahdha va dans un premier temps gouverner avec un agenda qui correspond à son propre intérêt, provoquant l'opposition de ceux qui étaient dans la coalition révolutionnaire mais ne partagent pas ses valeurs , suscitant des réticences, des interrogations ou des défections et une perte de crédit chez ses alliés 97 ( * ) au gouvernement et à l'ANC. Alors que le parti s'était engagé à ne revenir ni sur les libertés publiques, ni sur les droits des femmes et avait promis de conserver les acquis de la modernité, le bloc fondamentaliste, au sein d'Ennahdha, a commencé à faire pression pour restructurer la Constitution en accord avec la charia. Son évolution est aussi justifiée par l'émergence à sa droite d'une composante safafie avec laquelle il ne souhaitait pas entrer en conflit.

L'opposition reprochera vivement au parti islamiste de vouloir imposer son emprise sur l'ensemble du pays et de ses institutions afin de rendre impossible une autre majorité : un certain nombre de nominations ont alimenté le soupçon de noyautage des administrations, notamment locales et des mosquées, le pouvoir est accusé de conjuguer brutalité et complaisance face à une situation sécuritaire qui se dégrade ; enfin sa mauvaise gouvernance est critiquée. Plus grave, il lui est reproché d'utiliser « les ligues de protection de la révolution », qui constitueraient selon certains observateurs son « bras musclé » pour empêcher la tenue de certaines réunions publiques de l'opposition ou pour effectuer des pressions comme l'attaque le 4 décembre 2012 du siège de l'UGTT à Tunis.

b) La réaction de la société civile

Les velléités d'Ennadha vont être vivement contestées par la société civile , donnant lieu à de très nombreuses manifestations qui vont culminer avec l'assassinat de Chokri bel Aïd et l'impopularité croissante d'un gouvernement qui a beaucoup de difficultés à résoudre les questions économiques et sociales et à maintenir l'ordre public. Ses positions clivantes sur le plan doctrinal seront de moins en moins acceptées dans une société, certes conservatrice, mais ouverte sur l'extérieur et au sein de laquelle les femmes avaient acquis un statut tout à fait protecteur et libéral.

Il convient de souligner la place tout à fait particulière de l'UGTT dans le processus de transition et son positionnement par la force de sa base militante comme contrepoids politique mais aussi comme force temporisatrice, n'hésitant pas à brandir la menace d'une grève générale après la répression brutale des émeutes de Siliana en novembre 2012 et l'attaque de son siège par des membres des ligues de protection de la révolution, mais aussi à offrir sa médiation dans le débat constitutionnel avec sa proposition de dialogue national et à ouvrir le dialogue social avec l'UTICA, organisation représentant les entreprises.

L'UGTT revendique 750 000 adhérents implantés dans toutes les régions. Fondée en 1946, elle s'est toujours imposée comme un acteur politique de premier plan, alternant des phases de collaboration étroite à l'élaboration des politiques sociales et des phases de conflits ouverts. Elle a poursuivi son activité sous le régime Ben Ali, mais nombre de ses militants ont participé à l'organisation et au développement de la révolution tunisienne. Ses locaux ont été des lieux de ralliement de l'opposition.

(Isabelle Mandraud « L'UGTT, l'autre pouvoir tunisien - Le Monde 24-25 mars 2013)

c) La reconstitution des partis d'opposition

Tirant les leçons de son échec électoral, l'opposition est en voie de reconstitution autour de deux pôles, l'un au centre, le second plus marqué à gauche.

L'Union pour la Tunisie regroupe depuis décembre 2012 cinq partis dont le plus important, Nida Tounes 98 ( * ) (L'Appel de la Tunisie) est animé par Beji Caïd Essebsi, figure historique de la période Bourguiba, qui a présidé le gouvernement de transition avant les élections législatives. Son objectif est la préparation d'une plateforme électorale commune et la présentation d'une liste commune et d'un candidat commun aux prochaines élections. Les sondages en font un concurrent sérieux pour les prochaines élections. Cependant, cette Union et les partis qui la composent restent des formations de notables qui manquent de base militante et elle est traversée de courant divers, se situant dans une opposition plus ou moins frontale avec Ennahdha.

La gauche présente un « Front populaire » 99 ( * ) qui regroupe une douzaine de formations, Chokri Belaïd en était une figure charismatique.

Avec la montée des violences, l'impopularité croissante d'Ennahdha, et sa difficulté à entamer un dialogue véritable, les forces d'opposition se sont alliées au cours de l'été dans un Front de salut national.

d) La montée des violences

La face inquiétante et déroutante, mais probablement inévitable de cette période est qu'elle se déroule dans un climat délétère fait de tensions et de violences qui, si elles n'ont pas débouché sur une « guerre civile » comme le redoutent certains, n'en présentent pas moins des risques pour la stabilité du pays.

• Le rapport de l'International Crisis Group « Tunisie : relever les défis économiques et sociaux » 100 ( * ) , souligne la permanence de conflits sociaux, souvent inorganisés , émanant de groupes de chômeurs comme de salariés, parfois à consonance clanique, et la difficulté pour les autorités d'apporter des solutions durables à ces conflits, voire même de rétablir l'ordre public. Leur fréquence sous diverses formes (sit-in, blocage de voies de circulation, de routes ou de chemin de fer, blocage et parfois mise à sac des locaux des administrations ou de partis politiques, blocage de l'accès à des entreprises...) a été confirmée tant par les dirigeants de l'UTICA (association des entreprises) que par ceux de l'UGTT (principal syndicat de salariés) auxquels ces mouvements souvent spontanés et inorganisés sont étrangers. Certains donnent lieu à de violents affrontements avec la police (250 blessés à Siliana en novembre 2012). La situation semblait toutefois mieux maîtrisée par les autorités depuis la fin de l'année 2012.

• Réparti en plusieurs composantes quiétistes ou djihadistes 101 ( * ) , bénéficiant du retour de ses cadres emprisonnés ou exilés sous l'ère Ben Ali et amnistiés en janvier 2011, le mouvement salafi s'est implanté dans les quartiers populaires, a pris le contrôle parfois de façon violente de certaines mosquées et a accru sa puissance.

Il est difficile de mesurer le nombre de ses adeptes. Certains observateurs, notamment l'International Crisis Group, estiment à environ 50 000 le nombre de Tunisiens partageant les convictions des groupes salafis 102 ( * ) , mais la visibilité de leur action dépasse la modestie de leur recrutement. Absents lors des élections d'octobre 2011, ils ont depuis créé trois partis ayant chacun leurs sensibilités et leurs spécificités. 103 ( * )

Depuis sa création en avril 2011, le groupe Ansar Al-Charia a opéré le rassemblement de la mouvance jihadiste. Si l'objectif affiché du groupe à court terme était la prédication et l'enracinement dans la société tunisienne en profitant des faiblesses de l'Etat, en développant une puissante action caritative, il a poursuivi parallèlement des actions violentes 104 ( * ) . En outre, Ansar Al-Charia a appelé au djihad à l'étranger et notamment en Syrie 105 ( * ) . Le passé de certains militants dénote une proximité ancienne avec les mouvements terroristes opérant dans la région et le risque de réactivation de ces réseaux, si tant est qu'ils aient cessé leurs activités. Le ministère de l'intérieur a confirmé le 28 août l'implication d'une aile secrète d'Ansar Al Charia dans les assassinats de personnalités de gauche, Chokri Bel Aïd le 6 février 2013 et du député Mohamed Brahmi le 25 juillet ainsi que ses liens avec le groupe armé traqué dans le Djebel Chaambi et l'AQMI. Il est désormais considéré comme une organisation terroriste.

La réponse du gouvernement, critiqué pour son laxisme et alimentant des soupçons de complaisance à l'égard de ces groupes extrêmes par prudence, calcul politique ou porosité idéologique, a trouvé ses limites.

Il a fallu attendre l'assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, qui a été assez rapidement attribué par le ministre de l'intérieur à des individus de la mouvance salafie et la foule immense qui a manifesté le jour de ses obsèques donnant un signal fort au gouvernement, pour que celui-ci réagisse avec plus de vigueur et la fin du mois d'août 2013 pour qu'Ansar Al Charia soit officiellement considéré comme une organisation terroriste.

• Outre les manifestations violentes, et les assassinats de personnalités et de policiers, la découverte en mai 2013 de lieux d'entraînement et de caches de mouvements terroristes, protégés par un réseau de mines antipersonnel dans le Djebel Chaâmbi et dans le Kef, non loin de la frontière algérienne, puis des accrochages avec des groupes combattants en juillet et en octobre à Goubellat puis à Sidi Bouzid (7 morts) se sont soldés par des morts et des blessés au sein des forces armées tunisiennes.

De surcroît, la situation est mouvante aux frontières en raison de l'instabilité de la Libye et de l'activité terroriste internationale dans la zone sahélienne. Plusieurs accrochages avec des éléments liés à AQMI dans le Sud tunisien comme la participation de nombreux Tunisiens à l'attaque du complexe pétrolier algérien d'In Amenas en janvier (un tiers des terroristes tués et leur présence dans les formations terroristes opérant au nord Mali avant l'intervention française, laissent supposer que des groupes terroristes sont installés ou transitent par cette région.

Le laxisme de la police face à la montée de la violence a été vivement critiqué. Ceci a suscité une réaction de la part du syndicat des forces de l'ordre qui se plaignait de l'absence de directives claires et réclamait des garanties et une indemnisation en cas de blessures, allant jusqu'à demander à être reçu par l'Assemblée nationale constituante et à manifester devant cette assemblée.

Le général Ammar 106 ( * ) , alors chef d'état-major des armées, au lendemain des opérations dans le Djebel Chaâmbi, a indiqué que l'Armée devrait sans doute payer un tribut assez lourd dans la lutte contre le terrorisme, mais qu'elle était au service de l'État. L'Armée n'a pas une tradition d'intervention dans le jeu des forces politiques. Elle travaille au service du gouvernement démocratiquement élu.

e) Une crise politique ouverte

Progressivement, Ennahdha va mesurer qu'au gouvernement, il faut écouter, composer avec d'autres si l'on veut atteindre la stabilité.

Les dirigeants d'Ennahdha prennent également conscience de leur impopularité grandissante et des limites de leur arsenal idéologique pour résoudre les questions économiques . Comme l'explique le professeur Henry Laurens, il y a un fossé entre la capacité à mettre en place sur une base caritative des solutions palliatives au niveau local, domaine d'excellence des organisations islamistes, qu'elles appartiennent à la mouvance frériste ou salafie, et la capacité à exercer le pouvoir central. Cela va se traduire par une tension plus vive entre le pôle idéologique et le pôle pragmatique, qui parlent davantage de valeurs et d'identité que de référence religieuse.

Cela s'est traduit au gouvernement par une plus grande fermeté en matière d'ordre public et par un certain nombre de compromis sur la rédaction du projet de constitution. Cependant ces réorientations sont la résultante d'un rapport de forces qui n'est pas propice au fonctionnement serein de ces institutions.

Cette réponse tardive a été à l'origine de deux crises politiques majeures inquiétantes pour la stabilité du pays mais aussi pour la crédibilité interne et internationale d'Ennahdha.

• La première, en février , après la réaction très vive de l'opinion publique tunisienne à l'assassinat de Chokri Belaïd et, l'échec du Premier ministre sortant Hamadi Jebali de former un gouvernement de techniciens, se soldera par la nomination du ministre de l'Intérieur Ali Laârayedh qui composera un gouvernement avec le soutien des trois partis de la coalition mais dont les ministères régaliens seront attribués à des personnalités indépendantes.

• La seconde, au cours de l'été , après l'assassinat de Mohamed Brahmi, l'opposition, comme de nombreuses organisations de la société civile (dont l'UGTT) demandant la démission du Premier ministre et la formation d'un gouvernement de techniciens ayant l'accord de l'ensemble des formations politiques. Pour protester contre les atermoiements du gouvernement, 60 membres de l'Assemblée nationale constituante décident de suspendre leur participation entraînant l'ajournement des travaux. Les manifestations se multiplient, avec notamment l'organisation d'un sit-in permanent sur la place du Bardo, soutenu le 7 septembre par plusieurs milliers de manifestants.

Cette possibilité a été admise par Ennahdha sous réserve d'un accord préalable entre les forces politiques, alors que l'opposition considère la démission du gouvernement comme un préalable. L'UGTT, l'UTICA, la fédération tunisienne des droits de l'homme et l'Ordre des avocats ont conduit le dialogue entre les parties.

Le 5 octobre 2013, la feuille de route signée par 21 partis dont Ennahdha s'appuie sur deux processus à engager parallèlement, le premier devant aboutir en 3 semaines à la nomination d'un gouvernement de compétences et à la démission du gouvernement actuel, le second, de 4 semaines devant conduire à l'adoption de la Constitution et à la définition des conditions d'organisation des élections (finalisation de la composition de l'instance supérieure indépendante pour les élections et adoption du code électoral). Le parti islamiste a ensuite remis en cause ce calendrier, estimant que le compte à rebours ne pourrait être déterminé qu'avec le début effectif d'un "dialogue national" sur l'ensemble de ces problèmes.

Après de nouvelles tractations et reports, le dialogue national a repris le 25 octobre sur la base de ce compromis.

Il est à craindre que ces tergiversations successives retardent encore l'issue de la crise politique.

Cette crise a conduit à un blocage des institutions avec la suspension des travaux de rédaction de la Constitution. En attendant la situation économique et sécuritaire s'est dégradée.

4. La rédaction de la Constitution

Les principales forces politiques avaient conclu un accord à l'été 2011 qui limitait la durée de rédaction de la Constitution à un an et les élections devaient se tenir six mois plus tard. Ce calendrier n'a pas été respecté. Compte tenu de l'importance des oppositions, la nécessité de réaliser des compromis a conduit à repousser la présentation d'un texte et à multiplier les enceintes de négociations et de dialogue, au-delà de la seule ANC. Il n'y a pas eu, à la différence de l'Égypte, de coup de force constitutionnel.

Les objectifs poursuivis sont doubles : à la fois le choix d'un régime institutionnel qui voit s'opposer les partisans d'un régime présidentiel et ceux d'un régime parlementaire 107 ( * ) et le choix de normes de référence fondatrice de l'état de droit. Ce dernier débat va cristalliser les oppositions entre ceux qui veulent introduire une référence explicite ou implicite au droit musulman et ceux qui la refusent à tout prix, et notamment sur la question emblématique du droit des femmes 108 ( * ) , sur la liberté de croyance, sur la place des droits de l'homme universel, sur l'opportunité d'afficher dans un texte constitutionnel le soutien à la Palestine., sur le caractère non révisable de certaines dispositions.

L'originalité du travail d'élaboration de la Constitution aura été les différentes phases de négociation dans l'élaboration du projet de loi qui aura fait l'objet d'un long débat entre les forces politiques, avant d'être débattu dans le cadre du dialogue national organisé par l'UGTT avec le soutien du président de la République, auquel ont participé l'ensemble des formations politiques, y compris Nida Tounès et des organisations de la société civile.

Il en ressort un texte de compromis soumis à l'examen de l'ANC.

Le texte prône un « Etat civil » qui « garantit la liberté de croyance et le libre exercice du culte » et assure l'égalité entre les hommes et les femmes : « tous les citoyens et les citoyennes ont les mêmes droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune ». Le préambule adopte les principes des droits de l'homme universels, le texte proscrit la torture, reconnaît le droit de grève, l'accès à l'information, la liberté d'expression et de création. S'agissant des femmes il « garantit la protection des droits des femmes et soutient ses acquis 109 ( * ) , l'égalité des chances entre l'homme et la femme pour assumer les différentes responsabilités et prône l'élimination de toutes les formes de violence à l'égard de la femme ».

Le texte souffre toutefois d'un certain nombre d'ambiguïtés qui attisent les soupçons des adversaires d'Ennahdha de vouloir par ce biais ouvrir un chemin pour réintroduire la charia. Il en est ainsi de la restriction posée au principe des droits de l'homme universels « dans la mesure où ils sont en harmonie avec les spécificités culturelles du peuple tunisien » et de la rédaction de l'article sur le caractère non révisable de certaines dispositions qui fait référence à l'islam en tant que religion de l'Etat, alors que l'article 1 er repris de l'ancienne Constitution de 1959 dispose que « la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l'Islam, sa langue est l'arabe et son régime est la République » . Il pose aussi quelques restrictions à l'exercice de certaines libertés affirmées et prévoit une phase transitoire de mise en oeuvre.

Mais, pour le professeur Yadh Ben Achour qui fut président de l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution (ISROR), « Il paraît exagéré de prétendre que le projet de Constitution balise la voie à un Etat religieux. (...) Poussés par les appels incessants des forces démocratiques, les rédacteurs de la Nouvelle Constitution ont dû consacrer solennellement le caractère civil de l'Etat, et les droits et les libertés (...) Des lacunes et des insuffisances persistent dans le texte de la Constitution, ce qui commande d'en améliorer le contenu, face aux tiraillements politiques et à la lumière des critiques avancées par les experts » 110 ( * ) . Il est favorable à la suppression des dispositions transitoires.

Sur le plan institutionnel, il prévoit un régime mixte dans lequel figure un président élu au suffrage universel mais au pouvoir limité, sauf dans un domaine réservé (armée, diplomatie...).

Le texte est en cours d'examen au sein de l'ANC. Il devra obtenir les deux tiers des voix faute de quoi il sera soumis à un referendum. Le processus a été interrompu par le président de l'ANC dans le contexte de crise ouverte entre Ennahdha et l'opposition -60 députés ayant suspendu leur participation aux travaux- à la fin du mois de juillet 2013. L'ANC a repris ses travaux avec le démarrage effectif du dialogue national le 25 octobre 2013.

5. Vers les élections

Une fois la Constitution adoptée, dans un délai de quatre mois, des élections seraient organisées. Les principales formations se positionnent d'ores et déjà en fonction de ces échéances.

Il reste toutefois à déterminer le calendrier électoral et notamment l'ordre des consultations.

Les gouvernements de transition successifs se sont concentrés sur la réforme constitutionnelle et les questions politiques. Ce faisant, ils ont relégué au second plan les préoccupations sociales des citoyens, qui étaient au premier rang de leurs revendications. Les résultats des élections législatives risquent donc d'être très influencés par ces considérations. Pour le moment, la coalition Nida Tounès, dirigée par Caïd Nejib Essebsi, est en tête dans les sondages. Pour autant, dans une Tunisie où le poids du conservatisme social et religieux reste fort et l'attachement à l'islam, dans son approche modérée, une référence pour partie de la population, Ennahdha représente une force importante. Quel que soit le vainqueur des prochaines élections, il devra gouverner en coalition et effectuer des compromis avec son opposition.

La force de la Tunisie dans cette première période chaotique de la transition a été de savoir préserver, certes laborieusement, le dialogue entre l'ensemble des composantes de la société, contrairement à l'Egypte, en allant au-delà des simples arrangements entre partis politiques.

Pour Denis Bauchard 111 ( * ) « la Tunisie est, parmi les pays arabes, celui qui dispose des meilleurs atouts pour cheminer vers la démocratie : une élite de qualité, une classe moyenne importante, une société civile engagée, un acquis social, l'arrivée sur le marché du travail de générations de jeunes diplômés soucieux d'entrer dans la vie active, un islam à dominante modérée, un modèle économique viable même s'il demande des réformes, une ouverture sur le monde, ... La Tunisie est en quelque sorte le laboratoire de la démocratie arabe » . Ce point de vue est partagé par Bernardino Léon, conseiller pour le Moyen-Orient et l'Afrique du nord de la Haute représentante pour la politique extérieure et de sécurité européenne.

Cette analyse reste d'actualité, mais les tensions observées depuis l'été, dans un contexte marqué par la destitution du président égyptien élu, à la suite de manifestations et d'une intervention de l'armée comme la violence qui s'ensuit, suscitent une inquiétude grandissante.


* 92 On soulignera le rôle de coordination qu'ont pu jouer l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) dont les locaux ont servi de points de ralliement à des émeutiers, des avocats et des diplômés-chômeurs, ce qui a permis au-delà de la seule utilisation des réseaux sociaux de structurer le mouvement.

Cette structuration du mouvement a également été mise en avant par Luis Martinez, directeur de recherche au CERI lors de son audition, soulignant l'hétérogénéité des mouvances au sein de la coalition révolutionnaire (association de défense des droits humains, islamistes militants de partis interdits ou dissous, partenaires institutionnels déçus par le pouvoir en place... On a mis en avant les jeunes, mais en réalité cela correspond à la démographie de la région et cela ne doit pas nous faire oublier que derrière, il y a des mouvements qui vont construire la contestation et structurer le mouvement. Les jeunes ont fourni la masse et l'image mais sans les organisations, le mouvement n'eût été qu'une nouvelle émeute sans lendemain.

* 93 La révolution tunisienne a fait environ 300 morts.

* 94 Le coup d'Etat de 1987 qui a amené au pouvoir le général Ben Ali, alors Premier ministre, n'est pas de nature militaire, d'ailleurs il s'appuiera surtout sur les forces de sécurité intérieure pour assurer la pérennité du régime, le renfort de l'Armée n'étant sollicité que pour rétablir l'ordre en cas d'émeutes (1978, 1984, 2008).

* 95 Dissoute peu avant les élections de 23 octobre 2011, elle regroupe 155 représentants des partis politiques, de la société civile, des régions et des personnalités indépendantes.

* 96 Avec le maintien de l'état d'urgence, l'Armée semble plus présente et elle a assuré le bon déroulement des élections.

* 97 Les deux partis de la coalition (Ettakatol et le CPR) connaissent de nombreuses défections, y compris au sein de l'ANC (effondrement dans les sondages, défections de plus de la moitié de leurs députés à l'ANC, dont certains rejoignent le parti Wafa)

* 98 La délégation de votre groupe de travail a rencontré M. Taëb Bakkouche, secrétaire général de Nida Tounès.

* 99 La délégation de votre groupe de travail a rencontré M. Hamma Hammani, secrétaire général du Front Populaire

* 100 Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de l'International Crisis Group n°124 « Tunisie : relever les défis économiques et sociaux » , 6 juin 2012 p. 8 à 14.

* 101 Les groupes salafis djihadistes sont selon Aaron Y.Zelon prédominent en termes de soutiens et de capacités. http://mideast.foreignpolicy.com/posts/2013/03/08/meeting_tunisias_ansar_al_sharia?wp_login_redirect=0

* 102 International Crisis Group « Tunisie, violence et défi salafiste » février 2013 http://www.crisisgroup.org/fr/regions/moyen-orient-afrique-du-nord/afrique-du-nord/Tunisia/137-tunisia-violence-and-the-salafi-challenge.aspx

* 103 Mathieu Guidère - « Les Printemps islamistes : démocratie et charia ». Ellipses. Avril 2012

http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2013/05/17/ansar-al-charia-le-djihadisme-au-defi-de-la-tunisie_3261898_1466522.html

* 104 Outre l'attaque spectaculaire contre l'ambassade des Etats-Unis le 14 septembre 2011, c'est dans les actes quotidiens que ce manifestent les dérives de certains groupes salafis : occupation de mosquées et substitution d'imams, appels à la violence au cours de prêches, pressions morales et physiques, menaces à l'encontre de personnes : femmes ne portant pas le voile, consommateurs d'alcool, sur la voie publique (notamment dans les transports) et jusqu'à leur domicile...Ce « vigilantisme » est également mis en exergue par l'ICG dans le rapport précité. On note également la destruction de mausolées soufis.

* 105 L'évaluation est difficile On estime entre 800 et 2 000 le nombre de Tunisiens qui se seraient engagés pour combattre en Syrie dans l'opposition à Bachar Al-Assad sans que l'on puisse distinguer clairement ceux qui ont rallié les brigades de l'Armée syrienne libre et ceux qui ont rallié le front Al Nosra qui a affiché ouvertement sa proximité avec Al Qaïda. Il est probable que le mouvement ait organisé des filières de recrutement de jeunes Tunisiens et d'exfiltration via la Libye.

* 106 Le général Ammar a fait valoir ses droits à la retraite le 24 juin dernier, au cours d'une interview télévisée dans laquelle il s'inquiétait pour la situation de la Tunisie.

* 107 Souvent en fonction de leur capacité à accéder plus facilement au pouvoir : Ennahdha bien implanté localement pousse en faveur du régime parlementaire, Nida Tounès fort de la popularité de Béji Caïd Essebsi et les autres partis, en faveur d'un régime présidentiel.

* 108 Des élus d'Ennahdha avaient tenté d'introduire la notion de complémentarité plutôt que celle d'égalité.

* 109 Les acquis du code du statut personnel adopté en 1956 sont préservés et même renforcés.

* 110 http://directinfo.webmanagercenter.com/2013/06/19/yadh-ben-achour-le-projet-de-constitution-ne-balise-pas-la-voie-a-un-etat-religieux/

* 111 Ancien ambassadeur, consultant auprès de l'IFRI) «  L'an III de la révolution en Tunisie » posté le 25 mars 2013 sur le blog de Georges Malbrunot Le Figaro.fr

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