II. LES INQUIÉTUDES SUR LES RECOURS AUX ACTES DÉLÉGUÉS

A. D'OÙ VIENNENT CES INQUIÉTUDES?

1. Les institutions européennes

Des institutions européennes elles-mêmes ont été les premières à faire part de leurs inquiétudes quant à la procédure des actes délégués. Le Parlement européen ou encore le Comité économique et social européen ont exprimé des inquiétudes.

- Le Parlement européen a usé de son pouvoir de contrôle en votant, le 19 décembre 2012, une « résolution d'objection » sur une proposition de règlement délégué relatif aux produits dérivés de gré à gré, les contreparties centrales et les référentiels centraux. Pour que cette résolution d'objection portant sur les délais de procédure ne soit pas discutée par le Parlement en session plénière, il a fallu que la Commission lui assure que ses inquiétudes n'avaient pas lieu d'être et que son action future serait conforme aux souhaits du Parlement 8 ( * ) . Cette proposition a été finalement retirée en février 2013 après que le Parlement européen a obtenu certaines assurances de la part de la Commission.

Tout récemment, le 14 janvier 2014, la Commission de l'environnement de la santé et de la sécurité alimentaire du Parlement européen a présenté une motion dénonçant le recours excessif aux actes délégués dans le cadre d'une proposition sur l'étiquetage de l'origine géographique des ingrédients. La Commission proposait de limiter l'information au label « origine UE » ou « non UE ». La commission ENVI considère que la proposition de règlement délégué excède la délégation prévue par le règlement de base (UE) n° 1169/2011 9 ( * ) .

- Des observations comparables ont été formulées par le Comité économique et social européen .

Le 30 juillet 2013, la section spécialisée « marché unique, production et consommation » du Comité économique et social européen (CESE) a publié un rapport d'information intitulé « mieux légiférer : actes d'exécution et actes délégués ». Le CESE s'interroge sur l'usage qui est fait de la procédure de l'article 290 du TFUE par la Commission et la mise en oeuvre des mécanismes de contrôle. Le CESE met en lumière le fait que la Commission utilise de plus en plus fréquemment cette procédure alors même qu'elle est destinée à modifier ou compléter des « éléments non essentiels » : « on peut donc se demander pourquoi prévoir autant d'actes délégués pour des mesures supposées être « non essentielles » ».

2. Les parlements nationaux

- Plusieurs parlements nationaux ont également formulé des observations critiques, sous diverses formes, sur ces délégations de compétences.

Le Bundesrat allemand, le Conseil fédéral autrichien, la Chambre de communes britannique et le Sénat italien ont critiqué l'utilisation de la procédure des actes délégués prévue par la proposition de règlement adaptant aux articles 290 et 291 TFUE une série d'actes juridiques prévoyant le recours à la procédure de réglementation avec contrôle (COM(2013) 751 final) 10 ( * ) . Par ailleurs, le Conseil national autrichien a adopté un avis politique et le Sejm polonais (la chambre basse polonaise) a conclu à l'incompatibilité de la proposition au principe de subsidiarité.

Dans ces différents avis politiques et communications, les craintes des parlements nationaux quant à l'utilisation qui est faite de la procédure des actes délégués sont semblables.

La principale critique, commune à tous, porte sur les abus du recours à la procédure des actes délégués. Le Bundesrat allemand estime qu'il faut « réduire le recours aux actes délégués au strict minimum nécessaire et déterminer clairement le but, le contenu et le champ d'application de l'acte délégué ». Une critique similaire est formulée par la chambre haute autrichienne tout en rappelant l'utilité de tels actes. La crainte sous-jacente au recours trop fréquent aux actes délégués tient à la crainte des parlements nationaux de voir leur pouvoir de contrôle remis en cause.

- Le Sénat français , de son côté, en 2013, a plusieurs fois émis des réserves sur le recours aux actes délégués. Plusieurs canaux d'intervention ont été utilisés :

• L'examen en procédure écrite par la commission des affaires européennes- comme ce fut le cas de l'examen d'une proposition de règlement sur les redevances dues à l'agence européenne des médicaments pour la conduite d'activités de pharmacovigilance (COM (2013) 472 final).

• Les résolutions européennes, comme ce fut le cas à deux reprises, en octobre et novembre 2013, lors de l'examen du paquet législatif sur la santé animale et végétale. Sur proposition de Mme Bernadette Bourzai, rapporteure du texte sur la santé animale (COM (2013) 260 final) et sur proposition de MM. Jean Bizet et Richard Yung, rapporteurs du texte sur la mise sur le marché et la brevetabilité des semences et obtentions végétales (COM (2013) 262 final), la commission des affaires européennes a adopté deux propositions de résolution, dénonçant l'abus du recours aux actes délégués 11 ( * ) .

• Les avis politiques à l'adresse de la Commission européenne, comme ce fut le cas de l'avis politique adopté par notre commission des affaires européennes le 28 novembre 2013 sur proposition de notre collègue Richard Yung, relatif à la proposition de règlement concernant les indices utilisés comme indices de références dans le cadre d'instruments et de contrats financiers (COM (2013) 641 final).

3. Les États membres

Mais l'opposition la plus forte s'est manifestée du côté des États membres.

Il peut s'agir d'un État isolé . Ainsi, le 13 janvier 2014, la France a « introduit, auprès du Conseil, une opposition à un projet de règlement délégué » portant sur l'information des consommateurs sur les denrées alimentaires.

Mais les États peuvent aussi avoir une position collective , comme ce fut le cas lors de la préparation des actes délégués dans le cadre de la réforme de la politique agricole commune (PAC). La réforme a été adoptée par le législateur européen - Parlement européen/Conseil - après dix-huit mois de négociation, dans des conditions difficiles. Elle se présente sous la forme de trois règlements principaux, un règlement « paiements directs », un règlement « organisation commune des marchés », un règlement « développement rural ». Un grand nombre de dispositions ont été retenues à l'issue de compromis politiques entre le Parlement européen et le Conseil, voire à l'issue de trilogues informels ou formels.

Ces trois textes renvoient à un grand nombre d'actes délégués. Sans attendre l'adoption formelle définitive du « paquet législatif », le 23 décembre 2013, la Commission a préparé ces actes. Une première version officieuse a été transmise au législateur européen. Chacun des co-législateurs a alors pu constater que nombre des dispositions de ces textes allaient au-delà de la délégation donnée à la Commission par les co-législateurs, voire s'opposaient à certains mesures découlant des compromis politiques adoptés en trilogues.

Des débordements jugés inacceptables par la quasi-totalité d'États membres, qui, dans une note du 8 novembre 2013, rappellent que les « objectifs et le champ de la délégation, spécifiés dans l'acte de base, doivent être respectés - « fully respected » - », et appellent la Commission, « en urgence » , à corriger ses projets d'actes.

La note n'a formellement été signée que par vingt-quatre États membres. L'Allemagne et le Royaume-Uni, non signataires, ont soutenu oralement le vote. La Lituanie et la Grèce se sont abstenues pour cause de présidence du Conseil, en cours et à venir. Sans doute ne s'agissait-il que d'une réplique à un simple projet d'actes, mais cette affaire donne des exemples concrets des dérives à l'esprit des traités et à la lettre de la législation européenne.


* 8 Voir les débats au Parlement européen sur les règlements délégués C (2012) 9593 et C (2012) 9623, le 17 février 2013 : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+PV+20130207+ITEM-005-05+DOC+XML+V0//FR

* 9 Voir la motion pour résolution du 14 janvier 2014 : doc B7-0000/2014

* 10 Voir les avis des parlements nationaux sur le site IPEX : http://www.ipex.eu/IPEXL-WEB/dossier/dossier.do?code=COD&year=2013&number=0365&appLng=FR

* 11 Résolutions européennes n° 44 (2013-2014) du 6 décembre 2013 et n° 63 (2013-2014) du 17 janvier 2014.

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