B. SUR QUOI LES INQUIÉTUDES PORTENT-ELLES ?

Ce large front d'opposition a mis en évidence plusieurs insuffisances et plusieurs dérives potentielles, qui portent sur les procédures, l'équilibre institutionnel au moment de l'élaboration des actes délégués, la participation des experts aux décisions de la Commission, le nombre d'actes délégués, le contenu même des actes délégués et le risque de détournement de l'intention du législateur.

1. Les questions de procédure.

- Le champ de la délégation .

Dès l'adoption du traité de Lisbonne, la doctrine s'est inquiétée de l'appréciation du champ d'application des actes délégués, débattant du sens de la rédaction de l'article 290 du TFUE qui prévoit que l'acte délégué vise à compléter l'acte de base et doit porter sur des éléments non essentiels. Même s'il n'y a pas eu encore de réel contentieux sur ces thèmes, le débat reste ouvert.

Alors que les procédures suivies pour l'adoption des textes sont très différentes, la frontière entre actes d'exécution et actes délégués est encore bien floue. Le Conseil fédéral autrichien et le Bundesrat allemand mettent en avant la difficulté de faire de la distinction entre un élément dit « essentiel » ou « non essentiel » au sens du traité. En effet, l'acte délégué ne peut modifier qu'un acte non essentiel, les actes essentiels relevant de la compétence exclusive des législateurs européens. Le Bundesrat estimant même que certaines matières devraient être d'office considérées comme des éléments essentiels, par exemple la protection du consommateur.

L'objet même de la délégation a été contesté par le Sénat en 2013 dans un domaine particulièrement important puisqu'il s'agit de la protection des données personnelles. La proposition de directive devait fixer le cadre de la protection des données à caractère personnel dans le cadre de la coopération policière et de la coopération judiciaire en matière pénale 12 ( * ) . Ce texte renvoyait à la Commission le soin d'adopter des actes délégués pour préciser les critères et exigences applicables à l'établissement d'une violation des données. Le Sénat a adopté une résolution, le 12 mars 2013 13 ( * ) , sur proposition de la Commission aux affaires européennes, contestant l'habilitation de la Commission. Le Sénat a considéré que dès lors que l'article 290 TFUE n'autorise de délégation de compétence à la Commission que pour compléter ou modifier des éléments non essentiels de l'acte législatif, la Commission ne doit pas pouvoir adopter d'actes délégués dans un domaine aussi essentiel que celui des critères et exigences permettant d'établir une violation des données.

- Les délais d'examen par le législateur européen .

La question, pratique, des délais de procédure est fréquemment soulevée. Dans la procédure de l'article 290 TFUE, le Parlement européen et le Conseil exercent un certain contrôle sur la proposition d'acte de la Commission. Ils peuvent s'opposer à l'adoption du projet d'acte par la Commission. Le Conseil et le Parlement disposent d'un délai de deux mois, à compter du jour où ils reçoivent le projet d'acte de la Commission, pour s'opposer à son adoption. À tout moment ils peuvent également retirer la délégation.

Ce délai de deux mois est considéré comme trop court. Le Bundesrat demande à ce que le délai soit étendu à trois mois. Par ailleurs, le Parlement européen lui-même considère que l'actuel délai de deux mois n'est pas adapté. Tel était l'objet de la proposition de résolution d`objection adoptée en décembre 2012. Cette proposition de résolution a été retirée par le Parlement après que la Commission lui a assuré qu'elle agirait de façon « à lui assurer un délai suffisamment long pour l'évaluation » . C'est bien la preuve que le Parlement s'inquiétait de la trop courte durée dont il disposait pour évaluer le texte et éventuellement s'opposer à son adaptation.

2. Les questions institutionnelles au moment de l'élaboration des actes

Les inquiétudes portent également sur deux sujets d'ordre institutionnel, aux conséquences politiques importantes.

En premier lieu, dans le cas de la procédure d'actes délégués, les États sont presque totalement absents du processus de décision, lorsqu'il s'agit de questions techniques, de mise en oeuvre des actes, d'application pratique. « Pour nous, c'est une catastrophe », entend-on parfois dans les administrations. Le contrôle a priori ne repose désormais que sur le Parlement européen et le Conseil dans des conditions qui ne garantissent pas une pleine efficacité.

Le Parlement européen va -t-il s'intéresser aux détails des textes ? Aura-t-il la capacité et sera-t-il en mesure de s'opposer au contenu d' une délégation qu'il a lui-même votée ? Dans la plupart des cas, les conditions de majorité de vote et de délai sont telles qu'il sera extrêmement difficile d'évoquer - de modifier- le contenu des propositions d'actes délégués voire de les révoquer.

Comme on a pu l'entendre dans les services des administrations françaises, « sous leur aspect technique, les actes délégués constituent le pas le plus important vers un gouvernement de la Commission, pratiquement sans contrôle ».

En second lieu, les parlements nationaux peuvent s'inquiéter d'une pratique contraire sur un point important à l'esprit du traité de Lisbonne. Le traité a fait évoluer le rôle des Parlements nationaux et, pour remédier à la crise démocratique, leur a confié un pouvoir de contrôle de la subsidiarité. Un protocole additionnel au traité prévoit la possibilité pour les parlements nationaux de s'exprimer sur tout texte législatif de l'Union européenne. Mais ils ne peuvent exercer leur contrôle de subsidiarité que sur les propositions d'actes législatifs, ce qui n'est pas le cas des actes délégués. La procédure des actes délégués échappe au contrôle de subsidiarité dont disposent les parlements nationaux dans la mesure où ces actes ne sont pas des actes législatifs. Le renforcement des pouvoirs des parlements nationaux dans le contrôle de la législation européenne s'arrête donc au seuil des actes délégués.

La multiplication des actes délégués viendrait ainsi automatiquement diminuer la possibilité de procéder au contrôle de subsidiarité par les parlements nationaux. Le Conseil fédéral autrichien fait état de cette inquiétude en estimant que « l'influence des parlements nationaux dans les procédures d'actes délégués ou d'actes d'exécution est insuffisante ».

3. La composition des comités d'experts

Les inquiétudes portent également sur le processus de décision lui-même. La composition des comités d'experts pouvant assister la Commission dans la procédure d'actes délégués est une question cruciale.

- Dans le cadre des actes délégués, la Commission peut être assistée d'un groupe d'experts mais ce ne sont pas des experts « représentants des États membres » comme dans l'ancienne comitologie. Il peut s'agir de professionnels, de scientifiques, d'universitaires, d'experts de quelques États membres seulement, voire, cela n'est pas exclu, d'experts internationaux. C'est une grande différence avec la procédure de comitologie antérieure. Dans le cadre de la comitologie (et des actes d'exécution), les comités d'experts nationaux - en fait, de hauts fonctionnaires des administrations centrales compétentes sur le sujet - assuraient un contrôle large, prenant en compte les spécificités nationales, voire locales, de tous, y compris des petits États membres. Une garantie supprimée dans le cadre nouveau des comités d'experts dont la liste et la sélection est assurée par la seule Commission.

On peut aisément imaginer que lorsqu'il s'agira d'adopter ou de spécifier une norme dans un domaine technique (normes de bruit, normes de pollution, liste des additifs alimentaires, etc...), les experts sollicités - et sélectionnés- seront non seulement de bons connaisseurs des sujets traités mais pourront être sensibles aux préoccupations des milieux industriels impliqués. Sur certains marchés oligopolistiques (automobile, énergie...), les grandes entreprises, même concurrentes, ont un intérêt objectif à définir des règles techniques communes, et à éviter au maximum les spécificités nationales. « La pratique des actes délégués ouvre la voie aux lobbys les plus puissants, les plus organisés », « les lobbys vont faire la loi » s'inquiète- t-on parfois.

Les experts des États membres garantissaient une pluralité et une mobilité, compte tenu des changements d'affectation au sein des administrations, qui n'existe plus dans la formule nouvelle. Rien n'empêche de reconduire sur plusieurs années les mêmes experts, conduisant à « une culture d'entre-soi » extrêmement dommageable.

- La question des experts internationaux doit être également posée. Rien, formellement n'empêche la Commission de désigner des experts non membres de l'Union européenne. Il ne s'agit pas d'un simple cas d'école.

Lors de l'examen en 2009, d'une proposition de règlement sur la protection des données aux niveaux européen et mondial, notre commission avait procédé à l'audition, M. Alex Türk, président de la CNIL. Ce dernier http://www.senat.fr/basile/visio.do?id=a/compte-rendu-commissions/20100913/europ.html&idtable=a/compte-rendu-commissions/20111212/lois.html|a/compte-rendu-commissions/20130218/opecst.html|a/compte-rendu-commissions/20090525/lois.html|a/compte-rendu-commissions/20090216/lois.html|a/compte-rendu-commissions/20100913/europ.html|a/compte-rendu-commissions/20060501/lois.html|a/compte-rendu-commissions/20080128/office.html|a/compte-rendu-commissions/20081103/eco.html&_c=audition+Turk+CNIL&c=%22protection+des+donn%E9es%22&rch=gs&de=20110116&au=20140116&dp=3+ans&radio=dp&aff=sep&tri=p&off=0&afd=ppr&afd=ppl&afd=pjl&afd=cvn - eltSign2 avait produit un document sur une proposition de la Commission de constitution d'un groupe d'experts dont une majorité n'était pas européens ! et qui, « en réalité, aurait représenté les intérêts anglo-saxons » :

« La Commission européenne a décidé de mettre en place un groupe d'experts chargé d'engager la réflexion sur la révision de la directive européenne de 1995 relative à la protection des données personnelles. Je rappelle que cette directive a une très grande importance puisqu'elle est à l'origine des législations nationales dans ce domaine. La mission de ce groupe d'experts est à la fois large et délicate puisqu'il devra faire des propositions à la Commission européenne sur la révision de la directive de 1995, mais aussi sur la question de la protection des données dans les matières régaliennes relevant du troisième pilier.

Or, la composition de ce groupe d'experts suscite de très lourdes interrogations. Il est en effet composé de cinq personnes qui, pour quatre d'entre elles, sont issues soit de sociétés américaines, soit de cabinets d'avocats dont les principaux établissements sont également situés aux États-Unis. Un seul membre de ce groupe est originaire d'Europe, il s'agit du président de l'Autorité néerlandaise chargée de la protection des données. » (extrait de l'audition de M. Alex Türk, président de la CNIL, le 3 février 2009).

Cette information avait suscité une réaction immédiate de la part de notre commission, alors sous la présidence d'Hubert Haenel. La résolution européenne n° 203 (2008-2009) adoptée par le Sénat « sollicitait des explications de la Commission européenne sur les conditions dans lesquelles ce groupe d'experts a été nommé et d'agir auprès d'elle afin que les propositions qui seront prises en considération pour toute évolution du cadre juridique de la protection des données dans l'Union européenne soient élaborées dans des conditions qui préservent l'indépendance d'analyse de l'Union européenne dans l'évaluation de ses propres règles juridiques et respectent le principe du multilinguisme ».

Devant le tollé suscité et sous la pression du Sénat, ce groupe n'a finalement pas perduré, mais l'initiative déroutante de la Commission européenne doit être gardée en mémoire.

Le flou autour de la nomination de ces experts est d'ailleurs expressément condamné par certains parlements nationaux. Le Conseil fédéral autrichien met en cause la légitimité de ces experts compte tenu de leur mode de nomination et considère que la nomination d'experts représentatifs des États membres serait la seule solution acceptable.

La pratique des actes délégués est loin d'être anodine et suppose, et même exige, une grande vigilance politique.

4. L'abus des actes délégués

Le recours aux actes délégués est fréquent dans un grand nombre de secteurs. On le retrouve dans la règlementation financière, bancaire, dans la règlementation technique.

Il n'y a, certes, aucune opposition de principe à cette délégation, qui est utile, nécessaire et même souhaitable pour assurer l'application des textes votés par le législateur européen. En revanche, cette délégation doit être mesurée, adaptée.

Régulièrement, les rapporteurs chargés d'informer votre commission des affaires européennes et le Sénat des propositions législatives présentées par la Commission européenne s'étonnent et, maintenant, s'inquiètent de l'importance donnée aux actes délégués. L'opposition semble même parfaitement fondée lorsque la délégation, par sa fréquence et son étendue, donne une responsabilité excessive à la Commission. Cette situation a été évoquée à plusieurs reprises au cours de l'année 2013.

Notre commission a déjà évoqué cette question dans deux avis politiques. En novembre 2013, notre collègue Richard Yung, chargé de présenter une proposition de règlement concernant les indices utilisés comme indices de références dans le cadre d'instruments et de contrats financiers, notait alors que « le texte renvoie fréquemment à des actes délégués que la Commission européenne prendrait seule. Les matières concernées paraissent pourtant essentielles. Il s'agit notamment des exigences de gouvernance, des codes de conduite, des méthodes d'élaboration des indices et des exigences spécifiques applicables aux indices de taux ». L'avis politique du 28 novembre 2013 reprenait cette critique, en soulignant que « la proposition de règlement renvoie trop fréquemment à des actes délégués sur des aspects techniques essentiels du dispositif. Ces sujets sont de nature à être réglés soit par le législateur soit par l'AEMF » .

Le même problème s'est posé, par exemple, pour les redevances dues à l'Agence européenne des médicaments pour la conduite d'activités de pharmacovigilance (COM (2013) 472 final). Les États membres ont accueilli favorablement la proposition de la Commission, mais plusieurs délégations, dont la France, ont toutefois fait part de leur désaccord sur la volonté de la Commission de procéder par actes délégués pour fixer le montant des redevances, considérant que ces montants devaient être fixés soit directement dans le texte, soit par actes d'exécution.

Mais, c'est dans le secteur agricole que les craintes d'un dessaisissement insidieux du pouvoir législatif ont été les plus vives. Une inquiétude qui s'est traduite dans plusieurs résolutions européennes, comme ce fut le cas récemment au sujet de la mise sur le marché et la brevetabilité des semences et obtentions végétales (COM (2013) 262 final). Dans leur proposition de résolution européenne, MM. Jean Bizet et Richard Yung ont estimé que « le texte renvoie trop souvent à des actes délégués ou à des actes d'exécution de la Commission ». Ils considèrent que « le texte doit prévoir directement toutes les dispositions essentielles, comme la liste des espèces visées par les obligations liées à la certification obligatoires » (résolution européenne n° 218 - 2013-2014).

Ce fut également le cas lors de l'examen de la proposition de règlement relatif à la santé animale (COM (2013) 260 final). La rapporteure, Mme Bernadette Bourzai, consacre une partie de son examen à cette pratique des actes délégués, évoquant même « les craintes d'un blanc-seing à la Commission - La présente proposition de règlement se caractérise par un nombre considérable d'actes dérivés : les 260 articles de base renvoient à quelques 106 actes délégués et 57 actes d'exécution. Le texte est parfois ressenti comme étant « une coquille vide » qui sera remplie plus tard. Remplie par la Commission, au nom de son pouvoir délégué et de son pouvoir d'exécution. Ainsi, cette législation renvoie le détail aux actes dérivés. Certaines dispositions anciennes seraient abrogées sans avoir l'assurance qu'elles seront reprises dans l'acte d'application. C'est le cas, par exemple, de la notion de réseau d'épidémiosurveillance définie dans la directive 64/432/CEE et qui est si utile en France, qui n'est pourtant ni reprise par l'acte de base, ni évoquée dans les actes d'application. (...) Chaque état peut être sensible à tel ou tel domaine et peut craindre un transfert de pouvoir ». La résolution du Sénat du 6 décembre 2013 « déplore le recours manifestement excessif aux actes délégués et aux actes d'exécution - 163 au total - qui confère un pouvoir exorbitant à la Commission européenne » (Proposition de résolution n° 109 (2013-2014) et résolution européenne n° 44).

Enfin, le recours trop fréquent aux actes délégués a encore été dénoncé par le Sénat en 2012 dans le domaine particulièrement sensible de la protection des données à caractère personnel. La proposition de règlement relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (COM (2012) 11 final) renvoyait plus de cinquante fois à des actes délégués ou des actes d'exécution. Le Sénat a adopté, en séance publique, le 6 mars 2012, une résolution contestant le recours massif aux actes délégués dans cette proposition de règlement 14 ( * ) .

5. Le contenu des actes délégués et les risques de détournements de l'intention du législateur européen

Il pourrait paraître inutile de préciser, qu'à l'évidence, les actes délégués doivent être en parfaite cohérence avec l'acte de base. Pourtant, plusieurs exemples récents ont montré que cette précision n'était pas superfétatoire.

Le premier exemple concerne le droit de la consommation. L'objection formulée en janvier 2014 par la France à l'encontre d'un projet d'acte délégué porte sur l'étiquetage des produits alimentaires, sur des informations que la Commission proposait de ne plus faire figurer sur les emballages.

Cette information est régie par le règlement (UE) n° 1169/2011. Ce dernier prévoit que l'ensemble des ingrédients, y compris ceux issus des nanomatériaux manufacturés, sont indiqués dans la liste des ingrédients présents dans les produits. Or, dans sa proposition de règlement délégué, la Commission suggère que certains additifs de taille nanométrique ne soient pas considérés comme des matériaux manufacturés et soient par conséquent dispensés d'étiquetage, alors que la définition actuelle ne prévoit pas une telle exemption. Cela concerne quelques additifs tels que le dioxyde de titane (E 171), un colorant blanc utilisé dans les confiseries, le dioxyde de silice (E 551), un antiagglomérant utilisé dans les aliments en poudre comme le sel par exemple, et quelques autres additifs. La Commission justifie sa proposition en évoquant notamment le risque de confusion entre « nano » et « nouveaux ».

Sans pouvoir juger de l'opportunité et de l'utilité, au fond, de permettre au consommateur de disposer de cette information technique - car qui connaît réellement la signification des E 509, E 171, E 551, E 172... ? -, le fait, pour la Commission, de s'affranchir délibérément des règles fixées par le législateur européen est en lui-même critiquable et doit être fermement dénoncé.

Le deuxième exemple porte sur la réforme de la PAC.

La PAC se prête naturellement aux actes délégués. C'était le cas autrefois, lorsqu'il s'agissait de fixer le montant des restitutions par pays, ou le niveau des prix agricoles d'orientation. C'est d'ailleurs dans ce domaine (les prix) qu'intervint le tout premier règlement délégué de la Commission en 1961. C'est encore le cas aujourd'hui, lorsqu'il s'agit de préciser les modalités des droits de paiement unique, les pratiques culturelles, etc..... Les trois principaux règlements qui organisent la réforme de la PAC renvoient à un grand nombre d'actes délégués.

Cependant, la note commune des États membres du 8 novembre 2013 fait état de nombreuses incohérences entre les deux niveaux de législation, voire même de détournements purs et simples de la rédaction de l'acte de base et de l'intention du législateur européen. Les États listent ainsi pas moins de dix cas dans lesquels l'acte délégué contient des dispositions non prévues par l'acte de base.

Plusieurs cas de figure sont ainsi évoqués :

- l'adjonction de critères d'éligibilité non prévus ; c'est le cas des zones d'intérêt écologique, une des trois composantes du verdissement des aides directes. La Commission précise dans son projet d'acte délégué que les plantations destinées à capter les nitrates doivent être des cultures sans adjonction d'engrais ou de fertilisant, ce qui exclut toute culture conventionnelle alors même que certaines cultures sont des pièges à nitrates efficaces. Il s'agit d'adjonctions au texte de base (« stringent conditions which where absolutely not foreseen in the basic act ») ;

- la réduction de la portée des dispositions adoptées ; c'est le cas s'agissant de l'aide couplée. L'acte de base prévoit le maintien de l'aide couplée pour les ovins et les caprins. Mais, dans son acte délégué, la Commission limite cette aide couplée aux seules femelles. C'est aussi le cas des aides à la production de protéines. La Commission prépare une liste de cultures éligibles qui n'est pas prévue par l'acte de base ;

- la transformation d'un système optionnel en obligation , comme c'est le cas pour l'utilisation de la réserve nationale de première pêche ;

- l'adjonction de nouveaux critères , comme c'est le cas pour l'aide aux jeunes agriculteurs, que la Commission réserve aux seuls agriculteurs exploitant en nom propre, excluant ainsi les agriculteurs regroupés en d'autres formes juridiques ;

- cela peut même aller jusqu'au contournement manifeste , de la lettre de l'acte de base et de l'intention du législateur. C'est le cas lorsqu'il s'agit de déterminer la portée des zones d'intérêt écologique. La Commission précise que les zones en bordures de forêt devront être sans aucune production agricole. Une condition qui avait été explicitement exclue par le Conseil et par le trilogue (« this condition of strips of eligible hectares along forest hedges was explicitly ruled out by Ministers and the Council position was subsequently agreed in trilogue. The intention of both legislators is then absolutely clear and cannot be circumvented »).

Dans ces différents cas, la Commission a manifestement outrepassé son pouvoir et sa compétence déléguée. Même s'il ne s'est agi, en l'espèce, que d'un simple projet officieux d'actes délégués que la Commission s'est engagée à revoir, cette initiative malheureuse et choquante a été un signal à une grande vigilance.

Ainsi, à plusieurs reprises, la Commission semble avoir été tentée de s'affranchir des limites posées par les délégations de compétences. Toutes les craintes évoquées par les observateurs et les assemblées parlementaires se sont confirmées .

Même s'il faut reconnaître qu'une part de ces dérives vient du législateur européen lui-même. L'origine de cette dérive est bien souvent à chercher dans l'imprécision du texte de base. Le législateur doit veiller à ce que le règlement porteur de la délégation, le texte de base, soit aussi complet que possible et que les éléments essentiels soient précisés. Bien souvent, la Commission ne fait qu'entrer dans une brèche ouverte par le législateur lui-même.


* 12 COM (2012)10 final.

* 13 Résolution européenne n°108 (2012-2013) du 12 mars 2013.

* 14 Résolution européenne du Sénat n°110 (2011-2012).

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