LA RECHERCHE DU DROIT SOCIAL ET DES CONDITIONS DE TRAVAIL LES PLUS AVANTAGEUX
Le recours aux faux indépendants

Si la fraude au temps de conduite est motivée par des impératifs économiques, elle semble presque artisanale au regard des montages mis en oeuvre par certaines sociétés de transport en vue de réduire leurs coûts. Les dérives constatées dans le bâtiment public ou l'agriculture en matière de détachement des travailleurs sont en effet également observables dans le secteur des transports avec l'apparition de sociétés boîtes aux lettres mais aussi le recours aux faux indépendants.

Si en France, le nombre de transporteurs indépendants individuels ne dépasse pas 7 % des effectifs de chauffeurs de poids-lourds, il n'en est pas de même en Espagne, en Italie ou en Pologne où ils représentent près du tiers de l'ensemble des conducteurs. Les autonomos espagnols sous-traitent régulièrement leurs services aux entreprises françaises proches de la frontière. Un tel recours est toutefois licite si l'activité de l'indépendant ne dépend pas d'un seul fournisseur. De nombreuses pratiques tendent toutefois à créer un lien exclusif entre l'indépendant et l'entreprise pour laquelle il accomplit son service, sans pour autant que le contrat soit requalifié en contrat de salarié. Il n'est ainsi pas rare que des entreprises de transport vendent à crédit des véhicules à des conducteurs indépendants, qui sous-traitent ensuite exclusivement leurs services auprès de cette société. Les entreprises de livraison de béton prêt à l'emploi sont particulièrement concernées.

La fraude au cabotage

La fraude au cabotage revêt deux aspects. Le cabotage irrégulier consiste en un non-respect du règlement n°1072/2009 par des entreprises issues de l'Union européenne ou de l'Espace économique européen. Les véhicules verbalisés ont généralement effectué plus de trois opérations de cabotage depuis la fin de leur mission de transport international ou sont restées plus de sept jours sur le territoire. 605 infractions ont été commises en 2012 sur le territoire français. Le cabotage illégal concerne lui des entreprises d'États tiers non admis à caboter. C'était notamment le cas de la Bulgarie et de la Roumanie jusqu'au 31 décembre 2011. Cette infraction est depuis cette date en voie d'extinction : 5 en 2012 contre 117 l'année précédente.

Ces données ne reflètent pas la réalité de la fraude qui paraît, aux yeux d'un certain nombre d'acteurs, bien plus vaste, notamment dans les zones frontalières. Les contrôles restent en effet difficiles à mettre en oeuvre en l'absence de carnet de cabotage. Les vérifications se font uniquement au regard des lettres de transport censées être remises pour chaque opération. L'introduction à partir de 2018 du tachygraphe intelligent qui permet de géolocaliser les véhicules pourrait néanmoins contribuer à améliorer la situation. La question du passage « à vide » des frontières est également posée faute de précision sur ce critère : si le camion ne contient que quelques palettes, doit-on considérer qu'il s'agit d'un véritable chargement ? Enfin, la notion même d'opération de cabotage soufre d'un manque de clarté, le terme étant souvent associé à celui de trajet. Or, trois trajets peuvent comporter plus de trois opérations de cabotage.

Par ailleurs, il convient de rappeler que la question du coût des prestations n'est pas traitée lors des contrôles. La présence d'offres relativement basses sur les bourses de fret contribue à augmenter la pression sur les prix et à rendre la concurrence déloyale avec les entreprises locales . Les bourses de fret sont ainsi réputées manquer de transparence en ce qui concerne le détail des offres.

Des sociétés « européennes » peu respectueuses du droit de l'Union

L'élargissement à l'Est de l'Union européenne et l'émergence de pays à bas coûts s'est traduit par une réorganisation des filières de transport international en Europe, au détriment d'un certain nombre de pays, dont la France. Le déficit de compétitivité du pavillon français est généralement mis en avant par un certain nombre d'acteurs du secteur pour justifier leur souhait de bouleverser l'organisation de leurs entreprises et la promotion de filiales au sein des pays à bas coûts. C'est notamment le cas de Norbert Dentressangle qui a créé deux entités situées en Pologne (788 salariés) et en Roumanie (639 salariés). Ces deux entreprises ont développé leur propre clientèle au sein des pays où elles sont établies (40 % de leurs opérations) et travaillent en sous-traitance auprès de la maison-mère française pour les trajets internationaux et les opérations de cabotage qu'ils induisent (60 % de leurs opérations). Il s'agit de promouvoir de fait une entreprise européenne tirant le meilleur parti des différences de coûts constatées au sein de l'Union. 43,5 % des transports effectués à partir de la France sont sous-traités à des filiales étrangères du groupe ou à des entreprises extérieures 2 ( * ) .

Cette réorientation des activités s'est inévitablement traduite par la suppression d'emploi de chauffeurs routiers internationaux au sein des bases d'exploitations françaises. La flexibilisation au sein du groupe européen passe clairement par la réduction du nombre de conducteurs. 535 postes ont supprimés entre janvier 2011 et juin 2013 sur un effectif initial de 9 128 personnes. Les unités Vrac et Volumes sont les principales activités concernées par cette réorganisation. Certaines bases d'exploitation spécialisées dans le vrac sont particulièrement touchées, à l'image de celle de Santes (Nord) qui voit son secteur transport international (zone longue) fermer : suppression de 28 postes de chauffeurs sur 47. Les bases de Saint-Loubes (Gironde) et Saint-Rambert (Drôme) ont également vu leur exposition à l'international réduite d'un tiers, avec la suppression de respectivement 20 (sur 60) et 36 (sur 106) postes de conducteurs. Une quarantaine de postes devaient également être supprimés dans le Nord, en Ile de France et au sein de région Rhône-Alpes courant 2013. Dans le secteur Volumes, l'objectif affiché consistait en la mutation de la zone longue en une zone courte avec la réduction du nombre de conducteurs affectés au transport international de 180 à 120.

Cette évolution pourrait paraître logique au regard des éléments décrits plus hauts et du constat unanime sur les difficultés du pavillon français à s'adapter à la nouvelle donne économique européenne. Reste que le groupe Norbert Dentressangle semble surexploiter sa dimension européenne et interpréter de façon erronée la réglementation communautaire. La direction de l'entreprise a ainsi reconnu devant les partenaires sociaux réunis pour le Comité de groupe le 27 novembre 2013 faire venir par bus des chauffeurs des filiales polonaise et roumaine pour prendre leur service au sein des bases françaises . Ces chauffeurs rejoignent en fait des véhicules immatriculés en Pologne et en Roumanie qui ont déjà fait le trajet vers la France.

Une telle pratique n'est pas sans susciter quelques doutes sur sa compatibilité avec la règlementation européenne en la matière. Le chauffeur n'arrive plus en France avec son véhicule pour effectuer un transfert de marchandise depuis une base roumaine ou polonaise mais vient récupérer un camion pour assurer une transaction depuis une base française, en étant rémunéré aux conditions des États d'envoi . Le lien de subordination avec la filiale polonaise ou roumaine est moins démontrable. Le bénéficiaire du travail, en l'occurrence Norbert Dentressangle France , détient de fait la réalité du pouvoir de direction. Il convient de rappeler que le préjudice occasionné à des salariés qui ne bénéficieraient pas de l'application des dispositions légales ou conventionnelles françaises peut constituer aux yeux de la loi un prêt de main d'oeuvre.

Extrait du compte-rendu de la réunion du Comité de groupe Norbert Dentressangle du 27 novembre 2013 3 ( * )

Une telle pratique remet par ailleurs en question les chiffres que la société avance en matière de cabotage en France. Selon la direction, la part du cabotage en France de camions polonais ou roumains serait en effet limitée à moins de 5 %. D'après les témoignages recueillis par votre rapporteur, les chauffeurs polonais ou roumains resteraient un mois environ en France, ce qui dépasse notamment largement les sept jours autorisés par la réglementation européenne sur le cabotage. Une optimisation des normes en matière de cabotage justifie pourtant cette présence. L'affectation de ces chauffeurs au sein des bases d'exploitation situées au Nord du pays facilite la multiplication des opérations transfrontalières avec la Belgique, le Luxembourg ou l'Allemagne et donc l'ouverture d'un droit au cabotage à chaque fois que la frontière est franchie. Quoi qu'il en soit, les principes de la directive n°96/71 relative au détachement des travailleurs devraient s'imposer à ces conducteurs polonais et roumains, compte tenu des moyens mis en oeuvre pour les faire venir en France, de leurs conditions de travail et du fait que leur présence sur le territoire dépasse sept jours. Ils seraient dès lors rémunérés selon les normes françaises.

Les libertés prises par la société Norbert Dentressangle ne constituent pour autant pas une nouveauté. Le groupe a déjà été condamné par le passé pour travail illégal et marchandage sur son site de Saint-Avold (Moselle). Deux enquêtes ont également été ouvertes à Albertville (Haute-Savoie) et à Valence (Drôme). Sa filiale polonaise, ND Polska , a, de son côté, fait face en janvier 2012 à un conflit social sur les conditions de travail et de rémunération.

Si le groupe Norbert Dentressangle a su mettre en place des entreprises viables en Pologne et en Roumanie et éviter que celles-ci ne soient assimilées à de simples boîtes à lettres, la société Jeantet, située à Besançon (Doubs), n'a pas, quant à elle, pris les mêmes dispositions. Ce qui lui a valu une condamnation en mars 2013 pour travail dissimulé et prêt illégal de main d'oeuvre. L'entreprise avait créé une société en Slovaquie, la SJT-SK, dont le planning était géré depuis la France et qui ne disposait d'aucune autonomie quant au choix des fournisseurs. Si la gestion était française, les salaires versés étaient quant à eux slovaques et tournaient entre 2,70 et 2,96 euros de l'heure, là où le minimum conventionnel français est fixé à 9,43 euros. Les bureaux de la société à Bratislava se limitaient à un local de 20 m2. Les camions slovaques étaient par ailleurs parqués à Besançon.

Cette condamnation rejoint, par ailleurs, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. Celle-ci a en effet estimé dans l'arrêt Koelzsch rendu le 15 mars 2011 que le droit applicable à un conducteur routier était celui dans lequel il exerce habituellement son activité et non celui où avait été signé le contrat. L'arrêt visait le cas d'un chauffeur rémunéré par une société luxembourgeoise mais exerçant régulièrement son activité en Allemagne.


* 2 Ce chiffre et les suivants sont tirés du rapport du cabinet Tandem expertise : Groupe Norbert Dentressangle Diagnostic 2012 - Deuxième intervention .

* 3 Procès-verbal validé par les membres du comité de groupe mais non encore approuvé formellement. M. Hervé Montjotin est président du Comité de groupe, M. Ludovic Oster, directeur des ressources humaines du groupe, M. Christian Cottaz, représentant syndical CFDT et M. Pascal Goument, représentant syndical CFTC.

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