II. LE DIPTYQUE TECHNIQUE « STOCKAGE - RÉSEAU »

L'intermittence caractérisant les énergies renouvelables - à l'exception de l'hydraulique en montagne et de la méthanisation - impose le développement homothétique des capacités de production et des moyens de stockage, ce qui fait apparaître un nouveau défi à relever, puisqu' il faut disposer de moyens de stockage disponibles à la hauteur de l'énergie produite à un moment où l'on n'en a pas besoin . Pour atténuer l'ampleur de cet investissement, il n'est qu'un moyen disponible : des réseaux « intelligents », c'est-à-dire utilisant au maximum les ressources de la révolution numérique en cours.

Ces deux notions sont techniquement distinctes (A), mais fonctionnellement liées (B).

A. STOCKAGE DE L'ÉNERGIE ET RÉSEAUX INTELLIGENTS, DES NOTIONS TECHNIQUEMENT DISTINCTES,...

Les nouvelles sources renouvelables d'électricité imposent un recours au stockage, dès lors que leur contribution au mix énergétique dépasse un certain niveau. L'ordre de grandeur n'est pas supérieur à 10 %.

Toute la difficulté vient du fait que l'électricité est notoirement considérée comme une énergie « non stockable ». Formulé en ces termes, l'objectif tient de la gageure ou de la quadrature du cercle. La réalité est heureusement un peu plus nuancée, puisqu'un éventail de possibilités techniques existe, mais celles susceptibles d'une application à très grande échelle ne sont pas toutes parvenues à maturité.

1. Les solutions de stockage à petites, moyenne ou grande échelle
a) À petite échelle : les batteries, épaulées demain par les condensateurs.

Seules possibilités techniquement disponible aujourd'hui : l'accumulateur (vulgairement appelé « batterie », car l'industrie utilise habituellement plusieurs accumulateurs placés en batterie).

Sans ce dispositif, la société moderne ne serait pas ce qu'elle est, mais la capacité énergique ainsi stockée reste quasiment négligeable même à l'échelle d'un pays : il faudrait 10 millions de voitures électriques pour stocker autant d'énergie qu'il est possible d'en obtenir en faisant remonter l'eau en amont des barrages hydroélectriques français.

D'autre part, même les accumulateurs les plus performants, dits « lithium-ion » souffrent de graves inconvénients qui limitent leur emploi : leur temps de charge se mesure en heures et le nombre de cycles chargement-déchargement reste limité.

A ces caractéristiques, s'ajoute une considération géographique : 9 des 10 millions de mètres cubes de réserves de lithium connues sur la planète sont concentrées dans trois pays : la Bolivie, le Chili et l'Argentine. La grande majorité de ces réserves se trouve en Bolivie, mais le Chili et l'Argentine fournissent plus de 55 % du lithium utilisé dans les pays industrialisés. Une telle concentration de ressources n'est pas sans inconvénient...


Le stockage à petite échelle est toutefois en train de connaître une révolution technique, avec l'avènement des « supercondensateurs » au graphène.

Alors que les accumulateurs nécessitent une réaction chimique pour stocker l'énergie électrique fournie, les condensateurs se limitent à stocker directement les électrons. Leur charge est donc presque instantanée. Il y a là un avantage capital, quel que soit le domaine d'application, singulièrement pour les transports routiers, puisqu' il deviendra envisageable de faire « le plein » d'électricité en moins de temps qu'il n'en faut pour remplir un réservoir.

Les expériences portant sur l'emploi de supercondensateurs
au graphène dans les transports

Alors que l'utilisation type de ce genre d'équipement dans les transports en commun consiste encore souvent à stocker de l'énergie au freinage pour ouvrir et fermer les portes, des bus entièrement électriques utilisant des batteries et des supercondensateurs circulent à Shanghai depuis l'Exposition universelle de 2010. Après avoir parcouru plusieurs kilomètres, ces bus bénéficient d'une recharge complète en 80 secondes. Et les passagers disposent de l'air conditionné.

Plus près de nous, la communauté d'agglomération du pays de Lorient s'est équipée d'un catamaran entièrement électrique à même de transporter 150 personnes entre Lorient et Locmiquédic, 4 minutes  suffisant pour recharger les supercondensateurs à chaque port. À raison de 28 recharges les jours de semaine, les supercondensateurs subissent sans détérioration plus de 7 000 cycles par an, alors que les batteries lithium-ion les plus endurantes doivent être remplacées après 1 000 cycles au maximum. Le seul point d'achoppement est le prix du bateau, légèrement supérieur à 3 millions d'euros contre 1,5 million avec une motorisation diesel. La durée effective d'amortissement de ce qui reste un prototype dépendra donc du prix du pétrole et des tarifs de l'électricité.

La RATP teste actuellement une quinzaine de bus hybrides à supercondensateurs, fabriqués en Allemagne, répartis sur quatre lignes de Paris intra-muros et de banlieue jugées représentatives de tous les trajets susceptibles d'être parcourues avec ce moyen de transport. Aucune recharge sur borne électrique n'est prévue, car les nombreux arrêts inhérents au bus urbain suffisent à alimenter les condensateurs qui mettent en mouvement les moteurs électriques dont la puissance cumulée atteint 150 kilowatts. Contrairement aux batteries, ces équipements ne nécessitent aucun entretien et ne devraient pas être changés pendant la durée de vie du bus. Le moteur diesel de 191 kilowatts intervient principalement dans les côtes, pour une consommation de carburant inférieure de 25 % à 30 % par rapport à celle observée sur un bus à motorisation exclusivement diesel.

Enfin, les constructeurs automobiles conduisent actuellement des recherches tendant à mettre au point une voiture dont certains éléments de carrosserie seraient constitués non pas de tôle, mais de supercondensateurs. Combinée avec des batteries semblables à celles utilisées actuellement sur des véhicules électriques, cette solution de stockage permettrait d'alléger de 15 % le poids de l'ensemble, avec une autonomie accrue de 130 kilomètres.

Jusqu'à une époque extrêmement récente, la technologie des supercondensateurs au graphène n'avait pas de débouchés industriels pour cause de coût et d'encombrement : l'utilisation d'un téléphone portable aurait nécessité un accumulateur ayant la taille d'un grille-pain ! Or, les progrès opérés dans les processus de fabrication sont en train de bouleverser la donne, bien que l'énergie électrique stockée par unité de poids atteigne au mieux la moitié de ce qu'autorise une pile lithium-ion.

L'usage des récupérateurs d'énergie est relativement ancien dans les tramways. Jusqu'à l'apparition des supercondensateurs au graphène, l'électricité ainsi obtenue lors des freinages n'était utilisable qu'immédiatement, par un autre tramway circulant au même moment en sens inverse. À défaut, l'énergie était dissipée dans l'atmosphère sous forme de chaleur, via un rhéostat situé sur le toit. Grâce au graphène, l'énergie récupérée peut servir ultérieurement, ce qui réduit de 30 % environ la consommation d'électricité. En termes de dépenses, l'incidence est encore plus sensible, puisque l'énergie stockée évite largement ou totalement le recours aux tranches les plus élevées de tarification. Il reste toutefois à vérifier la durée de vie réelle de ces équipements.

Les quelques exemples cités dans l'encadré ci-dessus démontrent amplement que toute réflexion sur la transition énergétique, donc la coopération franco-allemande en ce domaine, doit inclure un volet consacré au stockage par condensateurs, qu'il s'agisse de graphème ou de matériaux semblables présentant l'avantage d'utiliser du carbone, une substance particulièrement répandue sur Terre.

b) À moyenne échelle, le stockage en amont des barrages.

La solution traditionnelle permettant de « stocker » l'énergie électrique à une échelle plus élevée consiste à inverser les turbines des barrages hydrauliques afin de faire remonter l'eau en amont de l'ouvrage d'art, pour obtenir ultérieurement de l'électricité lorsque les turbines fonctionneront dans le sens habituel. Encore faut-il disposer d'un lac en aval du barrage... Cette technique n'est donc pas systématiquement utilisable. En outre, elle sollicite fortement les réseaux électriques, éventuellement sur de grandes distances.

En outre, la capacité de stockage n'est guère extensible, sauf à construire des installations spécialement conçues à cet effet, mais où trouver la place pour le faire ?

Malgré les services rendus par ce moyen de stockage particulièrement simple dans son principe, celui-ci n'est mentionné que par souci d'exhaustivité, non comme axe de réflexion pour l'avenir.

c) À grande échelle : le stockage sous forme de gaz.

Pour accroître la capacité de stockage, il reste aujourd'hui deux autres solutions techniquement relativement matures : recourir à l'hydrogène 2 ( * ) et au méthane.

Le gaz hydrogène (H 2 ) dispose d'intéressantes propriétés sur le plan thermique, puisqu'il brûle très bien. Il était autrefois utilisé comme l'un des composants du « gaz de ville» avant le remplacement de ce mélange par le méthane.

Une expérience est actuellement conduite en Normandie pour s'assurer qu'il est possible d'ajouter de l'hydrogène au gaz naturel. Il semble raisonnablement envisageable d'utiliser un mélange comportant jusqu'à 20 % d'hydrogène et 80 % de gaz naturel. Ce qui est possible pour des cuisinières réparties dans l'habitat devrait l'être aussi pour des centrales électriques fonctionnant au gaz, un cas de figure assez rare en France, mais répandu ailleurs. Dans cette optique, l'énergie excédentaire d'origine renouvelable peut être utilisée pour l'électrolyse de l'eau, donc permettre d'obtenir de l'hydrogène avec une seule transformation, d'où une relativement faible perte d'énergie et un coût marginal limité à l'électrolyse de l'eau et au stockage du gaz.

Or, l'hydrogène est difficile à retenir dans une enceinte. Plus grave, il est nettement plus explosif que le méthane (CH 4 ) - un produit chimiquement identique au gaz naturel - que l'on peut obtenir par réaction d'hydrogène et de gaz carbonique. Cette dernière technique de stockage d'électricité permet donc de retarder l'émission de CO 2 dans l'atmosphère. L'incidence marginale sur les émissions de gaz à effet de serre est extrêmement limitée : bien que la combustion de ce méthane libère des molécules de gaz carbonique, l'ensemble du processus est pratiquement décarboné puisque des molécules de CO 2 ont été captées antérieurement. Le seul point faible de la filière dite « power to gas to power » tient à son rendement global relativement faible, puisque chaque étape fait perdre quelque 20 % de l'énergie, si bien que l'électricité récupérée à l'issue du processus représente environ les deux tiers de celle initialement utilisée (environ 80 % de 80 %). Plus le rendement du processus est élevé, moins il est nécessaire d'investir pour obtenir une ressource donnée, ce qui réduit le coût de la transition énergétique, favorisant par là-même son rythme. Le passage par le méthane reste pourtant la meilleure technique de stockage disponible, ou plutôt la plus prometteuse, car il reste aux ingénieurs à l'optimiser pour obtenir un prix de revient compétitif, notamment via un rendement accru.

L'avenir du méthane semble assuré dans le mix énergétique, puisqu'il offre la seule perspective de carburant propre utilisable à grande échelle pour les transports routiers hors zones urbaines. Même les biocarburants de troisième génération ne devraient pas produire de gaz d'échappement aussi peu polluants ; leur véritable avantage tient à la possibilité qu'ils offrent d'être mélangés à l'essence ou au gazole, alors que le méthane n'est miscible avec aucun carburant issu du pétrole. Comme la méthanisation de la biomasse permet également d'obtenir ce gaz, le stockage d'énergie renouvelable excédentaire contribuerait à conforter une filière qui existe déjà via le gaz naturel et qui bénéficiera aussi d'une source biologique indéfiniment renouvelable.

Ainsi, la façon la plus souple de stocker et de transférer un excès d'électricité consiste à commencer par la transformer en gaz. Les capacités de stockage du méthane sur le seul territoire français ayant un potentiel sans commune mesure avec celui offert par les barrages hydroélectriques 3 ( * ) , on mesure l'importance de cette filière pour la transition énergétique.

Le stockage de surplus d'énergie sous forme d'hydrogène et surtout de méthane devrait donc impérativement figurer parmi les thèmes structurants de la coopération énergétique entre la France et l'Allemagne, puisque le méthane circule déjà dans l'espace européen.

Pour contenir encore des investissements à réaliser, il convient de rationaliser au maximum l'utilisation de l'électricité disponible grâce aux possibilités offertes par les réseaux « intelligents ».

2. La coordination « intelligente » des sources de consommation

Le stockage le moins cher est celui que l'on évite.

Jusqu'à présent, la coïncidence entre consommation et production d'énergie est obtenue en faisant varier la production, d'où les difficultés posées par les énergies de source renouvelable, dont le débit n'est guère maîtrisable.

Or, la révolution numérique vécue par société peut contribuer à inverser la logique dans une certaine mesure en alignant pour partie la consommation d'énergie sur l'offre .

a) À l'échelle du consommateur

Pour un consommateur donné, le principe est relativement simple ; son application est déjà mise en oeuvre dans bien des logements où la mise en route de certains équipements, principalement le chauffe-eau électrique, le lave-linge et le lave-vaisselle, font l'objet d'une « priorisation » qui étale dans le temps la consommation d'électricité domestique.

Avec une fourniture partiellement intermittente d'électricité, une approche semblable doit permettre de moduler la consommation effective pour mieux la caler sur la ressource disponible, ce qui réduirait le besoin de stockage individuel dans une batterie ou un condensateur.

Dans les limites de la consommation individuelle d'un logement ou même d'une entreprise, il n'est peut-être pas raisonnable de placer de grands espoirs dans l'apport d'une coopération institutionnalisée entre la France et l'Allemagne, alors que celle-ci deviendrait rapidement indispensable dès lors que l'optimisation de la consommation en fonction de l'offre devrait intervenir à l'échelle d'un réseau.

b) Au sein d'un réseau.

La même philosophie suppose la mise en oeuvre de moyens logiciels dont l'élaboration est loin d'être achevée.

Un réseau local peut inclure une agglomération et diverses activités économiques, dont une entreprise de congélation. Une optimisation de la consommation en pareil cas peut conduire à diriger vers cette structure le surplus d'électricité provenant d'installations domestiques solaires quasiment inutiles aux habitants pendant la journée, afin que la température à l'intérieur des surgélateurs soit encore abaissée d'une dizaine de degrés, ce qui diminuera la demande émanant de cette entreprise en fin de journée, au moment où les habitations recommencent à utiliser l'électricité de façon importante. Ainsi, une pointe exogène de production peut être absorbée sans investissement de stockage, mais avec un résultat semblable.

Élaborer des algorithmes d'optimisation à l'échelle de réseau n'a rien d'un problème simple. Celui-ci devient franchement complexe dès lors que l'optimisation porte sur des ensembles géographiques plus vastes formant des réseaux de réseaux. En poursuivant dans cette voie, l'interconnexion à prendre en compte ne connaît d'autres limites que la géographie.

Mais l'intelligence apporte également un autre avantage aux réseaux. Soit un réseau comportant d'importantes sources d'énergie intermittentes et des capacités de stockage diffuses, par exemple via les batteries de nombreux véhicules électriques, les chauffe-eau ou congélateurs, Si les éoliennes sont mises en mouvement pendant la nuit, les besoins locaux peuvent n'être que très limités, si bien que l'énergie renouvelable excède largement la consommation spontanée. En l'absence de gestion intelligente du réseau, l'excédent d'électricité est transféré au marché général, ce qui suppose des capacités nettement plus importantes que celles nécessitées par un réseau intelligent confronté à une situation identique. En effet, envoyant au moins une part du surplus vers les moyens de stockage locaux, il diminue ou réduit substantiellement l'envoi d'électricité vers le réseau général. Ainsi, le caractère intelligent du réseau réduit aussi les investissements exigés par le bon fonctionnement du réseau général d'électricité.

Enfin, si un investissement physique est à l'évidence nécessaire, les améliorations ultérieures des procédés devraient faire l'objet d'un simple téléchargement.

Que faut-il de plus pour inclure la gestion intelligente des réseaux et des consommations d'électricité parmi les objectifs stratégiques de la coopération franco-allemande ayant vocation à inspirer la politique énergétique conduit à l'échelle de l'Union européenne ?


* 2 Voir le rapport n° 1672 publié par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques L'hydrogène : vecteur de la transition énergétique ?, décembre 2013.

* 3 Le transfert par pompage permet de stocker en France 0,2 térawattheure, soit 8 heures de consommation ; les capacités de stockage de méthane sont 300 fois plus élevées, avec 137 térawattheures, soit 130 jours de consommation .

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