N° 645

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2013-2014

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 juin 2014

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur les stéréotypes masculins et féminins dans les manuels scolaires ,

Par M. Roland COURTEAU,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente , M. Roland Courteau, Mmes Christiane Demontès, Joëlle Garriaud-Maylam, M. Alain Gournac, Mmes Sylvie Goy-Chavent, Chantal Jouanno, Françoise Laborde, Gisèle Printz, vice-présidents ; Mmes Caroline Cayeux, Danielle Michel, secrétaires ; Mmes Maryvonne Blondin, Nicole Bonnefoy, Corinne Bouchoux, M. Christian Bourquin, Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Bruguière, Françoise Cartron, Laurence Cohen, MM. Gérard Cornu, Daniel Dubois, Mmes Marie-Annick Duchêne, Jacqueline Farreyrol, M. Alain Fouché, Mmes Catherine Genisson, Colette Giudicelli, MM. Jean-Pierre Godefroy, Jean-François Husson, Mmes Christiane Kammermann, Claudine Lepage, Valérie Létard, Michelle Meunier, Sophie Primas, Esther Sittler et Catherine Troendlé.

AVANT-PROPOS

Ce n'est qu'en 1924 que les programmes scolaires sont devenus identiques pour les filles et les garçons, et il a fallu attendre 1975 1 ( * ) pour que la mixité soit rendue obligatoire dans tous les établissements scolaires (écoles, collèges et lycées).

Le défi de l'égalité entre filles et garçons à l'école et la prise de conscience de ses enjeux est donc relativement récent : en 1989, Nicole Mosconi 2 ( * ) , auteure de « La mixité dans l'enseignement scolaire : un faux semblant ? » dénonçait l'absence d'évolution des pratiques pédagogiques, qu'exigeait pourtant la généralisation de la mixité à l'école. Depuis, deux conventions interministérielles pour l'égalité entre les filles et les garçons et les femmes et les hommes dans le système éducatif, dont la dernière a été signée en 2013 3 ( * ) ont poursuivi l'ambition de mettre en oeuvre une politique d'égalité commune à plusieurs ministères.

Dans le cadre de ces conventions, de nombreux outils pédagogiques ont été élaborés et l'objectif d'égalité entre les filles et les garçons inscrit comme obligation légale et mission fondamentale pour l'éducation nationale.

En prenant pour objet d'étude le manuel scolaire, la délégation souhaitait prendre la mesure de l'évolution des représentations sexuées transmises aujourd'hui à l'école .

C'est en effet dès l'enfance que s'ancrent les représentations du monde, dont découle la possibilité de s'épanouir dans une société égalitaire. Pour notre délégation, l'égalité des filles et des garçons est la première dimension de l'égalité des chances que l'École doit garantir aux élèves.

Or, ce que la délégation a entendu au cours de nos auditions et déplacements nous a pour le moins inquiétés : la plupart des professionnels constatent une permanence dans la reproduction des stéréotypes de genre et des préjugés, tant dans les outils que dans les méthodes pédagogiques.

Loin de nous l'idée de vouloir pointer du doigt ou de chercher des responsables.

Comme le rappelait Sylvie Cromer, sociologue, chercheure à l'Université de Lille 2 et à l'INED, les manuels ne sont jamais le reflet du monde dans lequel on vit, mais toujours une projection imaginaire d'un ordre social sexué qui ne correspond pas nécessairement à la réalité. Ils montrent les représentations stéréotypées dans lesquelles nous baignons tous et que nous reproduisons, même de façon inconsciente.

Pourtant, si l'une des missions essentielles de l`école réside bien dans la transmission des valeurs d'égalité et de respect entre les filles et les garçons, c'est de l'ensemble de la communauté éducative que dépend la réussite de ce projet. C'est à elle de relever ce défi.

Les premiers résultats du programme des ABCD de l'égalité sont prometteurs. Ils montrent aussi que le combat contre les préjugés sexistes est une démarche délicate et difficile, qui peut être facilement détournée, qu'il faut donc soutenir et accompagner.

C'est l'objet de ce rapport d'information.

Après avoir entendu les représentantes du Centre Hubertine Auclert, ainsi que Sylvie Cromer, spécialisée dans les sciences de l'éducation, le 30 janvier 2014, la délégation a procédé à trois table-rondes qui ont réuni des représentants institutionnels, des professionnels de l'éducation et de l'édition (cf. comptes rendus en annexe) afin :

- d'établir un diagnostic partagé et tracer des pistes de réflexion ;

- de délimiter les responsabilités entre les concepteurs et les éditeurs de programmes scolaires ;

- de réfléchir à la formation des enseignants à la transmission de l'égalité entre les filles et les garçons à l'école.

A l'issue de ces auditions, la délégation estime que :

- les manuels scolaires exercent une influence déterminante sur les représentations des hommes et des femmes et l'existence de stéréotypes sexistes (I) ;

- l'ensemble de la communauté éducative doit être mobilisée pour redonner à l'école son rôle de creuset de l'égalité (II).

I. LES MANUELS SCOLAIRES EXERCENT UNE INFLUENCE DÉTERMINANTE SUR LES REPRÉSENTATIONS DES HOMMES ET DES FEMMES ET L'EXISTENCE DE STÉRÉOTYPES SEXISTES

En prenant pour objet d'étude le manuel scolaire, la délégation souhaitait approfondir sa réflexion sur les moyens de lutter contre les stéréotypes sexués en examinant plus particulièrement les représentations des hommes et des femmes dans les outils pédagogiques utilisés à l'école.

Considérant, en effet, que l'enfance, et tout particulièrement la période scolaire, constitue un moment-clef dans la construction des représentations, la délégation a toujours considéré que c'est dès le plus jeune âge que les stéréotypes doivent être appréhendés et déconstruits.

Évidemment, nous nous sommes dès le début de nos travaux interrogés sur la pertinence de notre choix. Face à la numérisation des documents, qui permet une profusion de sources de connaissances disponible, le manuel scolaire garde-t-il toujours sa valeur de référence ?

Selon Jean-Marie Panazol, directeur de l'École supérieure de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (ESEN) 4 ( * ) , les enseignants se servent aujourd'hui du manuel comme fil conducteur du plan de cours, mais vont chercher la documentation ailleurs, dans toutes les ressources pédagogiques mises à leur disposition, notamment par le réseau public CNDP- CANOPÉ , réseau de création et d'accompagnement pédagogiques.

Le réseau public CNDP-CANOPÉ

Le Centre national de documentation pédagogique ou CNDP est un établissement public à caractère administratif français placé sous la tutelle du ministère de l'Éducation nationale.

En tant qu'éditeur de l'Éducation nationale, il accomplit une mission d'édition, de production et de diffusion de ressources pédagogiques et administratives destinées aux professionnels de l'enseignement.

Il contribue au développement des technologies de l'information et de la communication pour l'éducation (TICE) ainsi qu'à l'éducation artistique et culturelle.

En février 2014, le nom du réseau a changé. Ce nouveau nom - CANOPÉ - créé une identité unique, faisant disparaître l'ensemble des acronymes existants - un nom évoquant un lieu foisonnant et stimulant d'expérimentation et d'échanges.

Nouveaux outils pédagogiques, nouvelles approches, nouveaux supports, nouvelles attentes des enseignants, des parents et des élèves... La canopée symbolise la richesse, la création, le foisonnement, l'acceptation de nouvelles voies pour arriver à une solution.

Mais nous nous sommes vite aperçus que les avis divergeaient radicalement sur le sujet. Ainsi, dans un article récent, intitulé « Former les jeunes enseignantes et enseignants à la mixité : une nécessité », Virginie Houadec, conseillère pédagogique auprès de l'Inspection de l'Éducation nationale (IEN) Toulouse rive-gauche et chargée de formation dans les ABCD de l'égalité, qui a participé à la table ronde du 15 mai 2014, estime que les manuels sont utilisés par les enseignants débutants comme une « bible », suivie aveuglément. Elle va même jusqu'à relever des aberrations, car, selon elle, certains enseignants les considèrent comme plus fiables que les programmes officiels.

Interrogée à ce sujet, Sylvie Cromer 5 ( * ) , sociologue, qui a notamment été responsable scientifique du programme de recherche européen « Attention Album ! » sur les représentations du masculin et du féminin dans les albums illustrés de 1996 à 1999, a conforté cette appréciation par une observation de terrain : « Dans une matière comme les mathématiques, les enseignants s'appuient en effet encore essentiellement sur le manuel, notamment pour les exercices » .

Dans le même sens, un rapport de l'Inspection générale de l'Éducation nationale de février 2003 portant sur la formation initiale et continue des maîtres, souligne que : « [...] il a souvent été observé que le matériel d'enseignement, édité par l'industrie privée et qui ne se trouve entre les mains des maîtres que parce qu'ils l'ont acheté, joue un rôle capital, parfois excessif, [...] dans la modélisation des pratiques du maître » .

Finalement, cette controverse a vite été dépassée. Comme l'a rappelé Sylvie Cromer, même concurrencé par une profusion d'autres documents et ressources, le manuel scolaire reste un « totem 6 ( * ) ».

En effet, au-delà de sa fonction d'organisation des connaissances à un moment donné, le manuel est aussi un lieu symbolique de construction et d'expression des valeurs d'une société . C'est la raison pour laquelle, partout dans le monde, les manuels scolaires font l'objet de controverses et suscitent des polémiques - même entre les pays - bien au-delà de la seule sphère éducative.

Citons, à titre d'exemple, le guide méthodologique à l'attention des acteurs et des actrices de la chaîne du manuel scolaire, rédigé sous l'égide de l'UNESCO, intitulé Comment promouvoir l'égalité entre les sexes par les manuels scolaires ? ou encore l'ouvrage Sexes et manuels , édité en 2012 par le Fédération de Wallonie-Bruxelles.

Le manuel scolaire est, par ailleurs, un outil de transmission entre l'école et les familles. Parfois unique livre à entrer dans le foyer, en particulier dans les familles culturellement les plus défavorisées, il constitue un puissant levier de changement social.

C'est en ce sens qu'il peut être un vecteur non négligeable de promotion de l'égalité entre les sexes .

A. LE CONSTAT : UN OUTIL PÉDAGOGIQUE TRÈS PERFECTIBLE SUR LE PLAN DE L'ÉDUCATION À L'ÉGALITÉ

Rappelons tout d'abord que le manuel scolaire répond à une définition légale, telle qu'elle résulte de la loi du 10 aout 1981 relative au prix du livre.

Ainsi, le décret n° 2004-922 du 31 août 2004 précise que « sont considérés comme livres scolaires, au sens de l'alinéa 4 de l'article 3 de la loi du 10 août 1981 susvisée, les manuels et leur mode d'emploi, ainsi que les cahiers d'exercices et de travaux pratiques qui les complètent ou les ensembles de fiches qui s'y substituent, régulièrement utilisés dans le cadre de l'enseignement primaire, secondaire et préparatoire aux grandes écoles, ainsi que des formations au brevet de technicien supérieur, et conçus pour répondre à un programme préalablement défini ou agréé par les ministres concernés » .

Cette définition englobe un ensemble de supports, comprenant notamment le matériel d'aide pédagogique aux enseignants. C'est sur l'ensemble de ces documents qu'a porté cette étude.

1. D'une manière générale, les conséquences d'une éducation stéréotypée peuvent handicaper le développement des filles et des garçons

Des études ont montré que, pour les filles, le peu de diversité et la faible valorisation des modèles d'identification proposés, tant dans les médias que dans les manuels scolaires, ont des conséquences en termes d'estime de soi.

Cette faible confiance en soi nuit à leur potentiel et les amène, inconsciemment, à s'identifier aux rôles limités qui leur sont traditionnellement attribués.

Il en résulte :

- un faible engagement des filles pour des métiers scientifiques ou à responsabilité ;

- des choix professionnels stéréotypés ;

- une association permanente entre le féminin, la maternité, l'éducation et les soins aux enfants, les activités ménagères.

Du côté des garçons , ces mêmes études montrent que la valorisation de certains comportements (se montrer fort, ne pas pleurer, ne pas se plaindre) et l'absence de certaines représentations (métiers du social et de la sollicitude, relation père/enfant, activités domestiques, etc.) vont forger une « nature » masculine figée .

Parmi les conséquences , on peut relever :

- une association entre la masculinité et les comportements perturbateurs, voire violents ;

- des « incompétences émotionnelles » (se manifestant par des difficultés à exprimer et reconnaître ses sentiments). Un lien entre ces incompétences et le taux de suicide chez les adolescents masculins aurait été mise en évidence par plusieurs études récentes 7 ( * ) ;

- une absence de perception de la nécessité de concilier vie personnelle (voire familiale) et vie professionnelle.

Même s'il ne constitue pas le seul média de socialisation, le manuel scolaire est néanmoins un outil pédagogique fondamental. Lorsque les manuels véhiculent des représentations stéréotypées ou des stéréotypes sexistes, ces derniers concourent, via un apprentissage implicite, à l'intégration par les jeunes des stéréotypes présentés.

C'est la répétition de ces mêmes « représentations » 8 ( * ) qui contribue à la reproduction et l'intériorisation de normes de genre. Ceci peut avoir pour effet que l'élève intègre l'idée que, selon que l'on soit une fille ou un garçon , la société attend de lui ou d'elle des comportements différents, qu'il est naturel qu'on ait des centres d'intérêts, des préoccupations, bref une destinée différente .

De la même manière que des manuels qui véhiculent des stéréotypes contribuent à l'intériorisation des normes de genre, il est évident que diversifier les modèles d'hommes et de femmes, de filles et de garçons, encourage les enfants et les jeunes à faire des choix basés sur leurs goûts et leurs aptitudes et leur laisse une plus grande liberté.

En résumé, les limites que crée l'intériorisation de l'assignation de genre sont un frein à un plein épanouissement des filles et des garçons, les confinent chacun de « son » côté et ce dès le plus jeune âge et, finalement, les empêchent de « vivre-ensemble » dans une société égalitaire.

Traquer les stéréotypes de genre à l'école participe donc à la construction d'un projet d'émancipation. Sylvie Cromer le rappelait lors de l'audition du 30 janvier 2014 : L'enjeu d'une éducation non stéréotypée, c'est de transmettre plus de bonheur...


* 1 Loi du 11 juillet 1975 du ministre René Haby.

* 2 Nicole Mosconi, professeure émérite de l'université Paris X, spécialiste de sciences de l'éducation, membre du Centre de recherche éducation et formation (CREF), équipe "Genre, savoir, éducation".

* 3 Signée pour la période 2013-2018, la convention interministérielle pour l'égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif, engage les parties signataires à renforcer leur action en faveur de la promotion de l'égalité entre les sexes.

* 4 Auditionné le 6 mai 2014 par M. Roland Courteau, rapporteur.

* 5 Auditionnée le 30 janvier 2014 par la délégation.

* 6 Sylvie Cromer emploie cette expression pour désigner la valeur symbolique du manuel, au-delà de sa fonction de transmission de connaissances.

* 7 Plusieurs études américaines montrent que les hommes sont moins enclins que les femmes à exprimer leurs émotions particulièrement celles associées à la vulnérabilité, telles que la tristesse, l'amour et la peur. Correspondre au « rôle masculin » impliquerait une dimension de « restriction de l'émotionnalité » et « d'inhibition de l'affection » (King et Emmons, 1990 ; McConatha, Marshall et Armstrong, 1977 ; Snell, Miller et Belk, 1988). Houle Janie, dans sa thèse de doctorat sur le suicide des hommes (2005) énonce « En désapprouvant l'expression des émotions, le rôle masculin contribue possiblement à accroître la détresse psychologique des hommes en les privant des effets bénéfiques associés à ce comportement » .

* 8 Par « représentations », on entend ici tant les illustrations que les textes.

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