C. LE DANEMARK FACE À L'INDÉPENDANCE PROGRAMMÉE DU GROENLAND

Le Royaume du Danemark est composé de la péninsule danoise ainsi que de deux territoires situés en Arctique ou à proximité, les Îles Féroé et le Groenland. En raison de la forte dévolution de pouvoirs à ces deux collectivités, les questions arctiques sont traditionnellement du ressort de ces dernières. Mais face à l'accélération des transformations de l'Arctique et l'activisme de certains États comme de certains grands groupes énergétiques et miniers, le Danemark a voulu s'affirmer lui aussi comme un acteur avec qui compter dans la région.

C'est pour cette raison qu'il a adopté une stratégie pour l'Arctique en 2011 et pour les neuf années qui suivent. Toutefois, il doit faire face aux aspirations d'indépendance grandissantes du Groenland ces dernières années.

1. La stratégie pour l'Arctique du Danemark de 2011 et ses évolutions

Le 22 août 2011, le Danemark a présenté une stratégie pour l'Arctique, fruit de près d'un an de négociations entre les trois entités du Royaume. L'objectif est clairement de profiter des richesses espérées. La ministre des Affaires étrangères danoise, Mme Lene Espersen, a même déclaré à l'époque que le Danemark, le Groenland et les Îles Féroé se réjouissent de pouvoir « vendre des pelles aux chercheurs d'or d'aujourd'hui » !

Néanmoins, il existe des liens étroits entre les ressources naturelles et la sécurité internationale, aussi le Danemark se félicite que 97 % de ces richesses se situent dans la zone exclusive des États, car cela réduit la source de conflit potentiel à 3 %. En outre, la sécurité maritime est difficile à assurer et des progrès seront nécessaires en ce domaine. Enfin, la participation d'autres acteurs internationaux est une nécessité aux yeux du Danemark.

Partant de ces constats, la stratégie fixe plusieurs axes directeurs :

- assurer un avenir pacifique, prospère et durable à une région convoitée par la coopération interne et internationale et stratégiquement vitale ;

- prévenir les conflits que son vaste potentiel économique pourrait susciter et éviter une militarisation de l'Arctique ;

- protéger la culture et le mode de vie des populations de l'Arctique.

À cela, s'ajoute un volet consacré à la défense et à la sécurité qui comprend trois volets :

- le caractère central du droit international et des instances de coopération pour la prévention et la résolution des conflits ;

- la nécessité du renforcement de la sécurité maritime ;

- l'importance de faire respecter l'exercice légitime de la souveraineté.

Enfin, dans le cadre de la coopération internationale, le Danemark a soutenu la demande de l'Union européenne d'accéder au statut d'Observateur au sein du Conseil Arctique.

La mise en oeuvre de cette stratégie n'a été assortie d'aucun plan d'action précis ou d'un budget propre, bien qu'un représentant spécial pour l'Arctique au sein du Ministère danois des Affaires étrangères ait été nommé. Une revue vers 2014-2015 a également été prévue. Bien que celle-ci n'ait pas encore eu lieu, trois points retiennent l'attention.

En premier lieu, la question de la sécurité en mer continue d'inquiéter le Danemark , en raison de l'augmentation du trafic constaté près du Groenland. Que ce soit en ce qui concerne le naufrage d'un navire de passagers ou une marée noire due à l'échouage d'un bâtiment transportant du pétrole, le risque d'un accident est très élevé. Des solutions devraient être envisagées sans attendre l'adoption du Code de navigation polaire, comme imposer aux navires de circuler en binôme.

Certes, le Danemark a légèrement augmenté ses investissements en termes de sécurité et de défense en Arctique alors qu'ils ont globalement été réduits de 15% ces dernières années. Un état-major arctique a été installé à Nuuk, capitale du Groenland, en 2012 afin d'assurer la surveillance et la sécurité environnementale et la coordination concernant la recherche et les secours en mer. Des études sont en cours visant à définir les moyens à développer pour satisfaire les besoins (drones, satellites) d'observation et de communications au Groenland.

Pour autant, le renforcement de la surveillance des côtes groenlandaises passe par l' amélioration de la cartographie des côtes et des fjords groenlandais. Or, sur ce point, les autorités danoises reconnaissent que leurs moyens ne sont pas à la hauteur de la tâche. Elles estiment qu'en l'état actuel des ressources, il faudrait 1500 ans pour effectuer le relevé hydrographique de l'ensemble des côtes groenlandaises ! Pour cette raison, le Danemark est en quête de partenariats pour la mise à disposition de moyens spécialisés : bâtiments hydrographiques, aéronefs de patrouille maritime, couverture satellitaire...

En deuxième lieu, le développement de l'Arctique met à mal la coopération au sein du Royaume . Derrière un consensus affiché, il existe des divergences et des tensions entre le Danemark, les Îles Féroé et le Groenland. Ces difficultés, qui trouvent leur source dans les relations sensibles entre ancienne puissance coloniale et ex-colonies, se trouvent exacerbées dans la période actuelle. Cela est particulièrement vrai pour le Groenland, en raison notamment de la personnalité entière du Premier ministre groenlandais, Halesqa Hammond, qui compte sur la richesse du sol et du sous-sol du Groenland pour parvenir à l'indépendance vis-à-vis du Danemark.

Et c'est dans ce cadre qu'un différend entre le Danemark et le Groenland est apparu et qui concerne la question très sensible de l'exploitation de l'uranium, sujet de préoccupation pour les autorités danoises. En effet, si en application de la loi d'autonomie renforcée de 2009, le Groenland dispose de ses ressources, l'extraction et l'exploitation du minerai ont des implications sur la politique de défense et de sécurité qui relève du Royaume du Danemark. Or, le Danemark s'est toujours montré méfiant à l'égard de l'uranium et du nucléaire et dispose par conséquent de peu d'expertise technique et juridique. Une coopération renforcée avec le Groenland est nécessaire sur ce sujet, mais l'ambition indépendantiste de ce dernier la rend difficile.

2. L'indépendance programmée du Groenland
a) Un territoire autonome du Royaume du Danemark, un territoire d'outre-mer de l'Union européenne

Avec un territoire grand comme quatre fois la France et une population légèrement supérieure à 56 000 habitants, le Groenland est le pays le moins densément peuplé au monde . Il existe une raison simple à cela : jusqu'à présent, la glace recouvre 95 % du territoire et l'activité humaine ne peut se développer que sur les côtes.

Colonie du Danemark depuis le XVIIIème siècle, Le Groenland a aujourd'hui le statut de communauté autonome au sein du royaume du Danemark. En 1979, la loi sur l'autonomie du Groenland a transféré aux autorités autonomes du territoire presque toutes les responsabilités jusqu'alors exercées par les autorités danoises. Le Danemark reste responsable de la défense, des affaires étrangères et de la sécurité intérieure, même si la participation du Groenland à ces domaines s'est progressivement étendue. Cette autonomie mérite toutefois d'être relativisée du point de vue économique puisque plus de 40 % du PIB du Groenland provient de transferts financiers de l'État danois.

En outre, depuis 1985, date de son retrait du marché commun, le Groenland est associé à l'Union européenne en tant que pays et territoire d'outre-mer (PTOM). Jusqu'en 2006, conformément au « protocole sur le régime particulier applicable au Groenland » annexé au traité établissant la Communauté européenne, les relations entre la Communauté et le Groenland ont été limitées à l'application d'un accord de pêche garantissant aux navires communautaires l'accès aux eaux territoriales groenlandaises en échange d'une compensation financière importante. Le Groenland ne recevait aucune autre assistance financière, par exemple, du Fonds européen de développement (FED) comme c'est le cas pour les autres PTOM, pour couvrir ses besoins de développement.

Depuis 2007, un accord de partenariat est entré en vigueur afin d'étendre la coopération entre l'Union européenne et le Groenland au-delà du seul domaine de la pêche. Les domaines concernés sont les suivants : l'éducation et la formation, les ressources minérales, l'énergie, le tourisme et la culture, la recherche . Une aide de l'Union s'élevant à 25 millions d'euros par an pour la période 2007 à 2013 finance le programme d'éducation au Groenland qui prévoit une réforme complète du secteur de l'enseignement et de la formation.

Un nouvel accord a été adopté au début de 2014 qui va couvrir la période allant jusqu'à 2020. Le partenariat a été grandement renouvelé et vise à instaurer un dialogue et une coopération sur des sujets d'intérêt commun : changement climatique, environnement, transport maritime, recherche et innovation. De plus, ce partenariat renouvelé vise à couvrir les faiblesses structurelles de l'économie du Groenland. Il s'agit notamment d'aider le Groenland à diversifier durablement son économie, à améliorer la qualité de sa main d'oeuvre, à y développer les systèmes d'information.

Un effort financier est fait, puisque le financement du partenariat s'élèvera à 217,8 millions d'euros, sur la période, en sus de la contrepartie accordée dans le cadre de l'accord de pêche . Ce dernier couvre la période 2013-2015 et prévoit que les pêcheurs européens peuvent prélever jusqu'à 85 765 tonnes de poisson, soit un peu moins que dans le précédent protocole. Il vise essentiellement du capelan, des crevettes roses, du turbot, mais aussi du sébaste ou du cabillaud. En contrepartie, l'Union européenne verse chaque année au Groenland 17,8 millions d'euros, notamment sous la forme d'aides au secteur local de la pêche.

La question de la pêche avait été déterminante dans le choix du Groenland de ne pas entrer dans l'Union européenne par un référendum consultatif en 1982. C'est en effet principalement pour préserver son industrie de la pêche que le Groenland a préféré s'éloigner de l'Union. Ce secteur représente actuellement 95 % des exportations groenlandaises.

b) Le prix de l'indépendance

Le nom du pays en groenlandais est Kalaallit Nunaat , ce qui signifie « la terre des Groenlandais ». Cela illustre le sentiment indépendant d'un peuple qui a su s'adapter à des conditions de vie extrêmes et qui accepte mal de devoir rester sous l'autorité d'un autre.

C'est la raison pour laquelle, 75 % des Groenlandais se sont prononcés pour une autonomie renforcée lors d'un nouveau référendum consultatif en 2008. Ce nouveau statut est entré en vigueur avec le soutien du gouvernement danois, le 21 juin 2009, jour de la fête nationale du Groenland. Il prévoit, entre autres, de donner au Groenland le pouvoir sur sa police, ses tribunaux, et ses garde-côtes, de faire du groenlandais, qui est une langue inuite, la langue officielle. Il accorde également aux Groenlandais le droit de contrôle sur leurs propres ressources . Le texte, soumis à la population, proposait, au total, des transferts de compétence dans trente domaines différents.

Le Groenland reste un pays pauvre. Il existe de graves inégalités économiques. Le taux de suicide est un de plus élevés du monde. Sa jeunesse éduquée, qui profite des programmes européens d'échange Erasmus part étudier à Copenhague ou ailleurs et ne revient pas.

Les dernières élections législatives groenlandaises du 12 mars 2013 ont porté à la tête de l'exécutif du territoire autonome, Mme Aleqa Hammond, du parti Siumut (social-démocrate). La nouvelle coalition gouvernementale regroupe outre les sociaux-démocrates, les conservateurs (Atassut) et le parti inuit. Dans l'accord de coalition présenté le 26 mars 2013, la nouvelle chef de l'exécutif a mis l'accent sur les modalités permettant d'atteindre l'autosuffisance économique du territoire, la responsabilité financière du gouvernement, la lutte contre le chômage et l'encouragement de l'entrepreneuriat.

C'est donc la recherche des moyens pour atteindre l'indépendance qui guide la politique du gouvernement actuel. Et c'est en exploitant la richesse de son sous-sol que le Groenland espère acquérir une indépendance financière qui lui permettra de s'affranchir de l'aide danoise et par là même de sa tutelle.

Cela explique qu'en dépit d'un certain nombre de réticences (en particulier quant aux conséquences sur l'environnement), le Parlement groenlandais ait voté la fin de la tolérance zéro appliquée aux minerais radioactifs le 24 octobre 2013 . Le vote n'est passé qu'à une courte majorité : 16 voix pour et 15 contre. Considéré comme un des votes les plus importants du Groenland, il a également divisé la population puisque 3 000 à 4 000 personnes ont manifesté contre l'autorisation la veille du vote dans la capitale, Nuuk, qui ne compte que 15 000 habitants !

Source : La Documentation française

Le Groenland s'est pourtant lancé vers son indépendance et dans l'exploitation de ses ressources. De nombreux permis d'explorer et de forer ont été accordés comme le montre la carte ci-dessus. Deux risques pèsent néanmoins sur le développement du pays : la faiblesse de l'élite groenlandaise et la réalité qui pourrait l'emporter sur la « supposition » du niveau des ressources.

c) Un avenir incertain

La capacité du Groenland à faire face aux défis de son développement pose question. Comme le rappelle le chercheur Damien Degeorges, « l'élite politique du Groenland n'est constituée que de 44 personnes (9 ministres, 31 parlementaires et 4 maires) : ainsi, un lobbying auprès d'environ 25 personnes suffit pour avoir accès aux ressources stratégiques du Groenland » 6 ( * ) . À cela s'ajoute le fait que l'administration du Groenland est fragile et souvent touchée par le népotisme et la corruption. Comment pourra se défendre cette micro-société face aux grands acteurs mondiaux de la géopolitique énergétique (États, multinationales) que les richesses du Groenland attirent chaque jour un peu plus ?

Au titre de l'attention dont le Groenland fait l'objet par les grandes puissances, on peut citer l'année 2012 qui a vu non seulement la venue du président sud-coréen Lee-Myung Bak, mais également la réception d'une délégation groenlandaise en Corée du Sud ainsi qu'en Chine.

Par ailleurs, les Groenlandais savent que l'investissement privé sera nécessaire pour exploiter les mines et les stocks de gaz et de pétrole. Ils ont ouvert la porte à un certain nombre de projets. On pense en premier lieu à la pointe sud de l'île, dans le sous-sol du plateau surplombant la ville de Narsaq, où la compagnie australienne Greenland Minerals and Energy Ltd a découvert ce qui pourrait être le plus grand gisement mondial de métaux rares. Il y a également le groupe américain Alcoa , qui envisage l'implantation d'une grande usine d'aluminium sur la côte ouest, à Maniitsoq (Elle pourrait occuper 5 000 personnes à la construction, et créer environ 700 emplois pour un investissement prévu est de l'ordre de trois milliards d'euros ). Mais c'est surtout le projet de la société London Mining , entreprise londonienne mais appuyée par des investisseurs chinois qui défraie la chronique. Un projet de plus de 2 milliards de dollars d'investissement est évoqué pour l'exploitation d'une mine de fer. Afin de contourner le droit du travail groenlandais qui prévoit un salaire minimum, la société a envisagé de faire venir 5 000travailleurs chinois, payés selon les standards chinois et représentant 9 % de la population totale du Groenland...

Aussi, un scénario optimiste pourrait faire du Groenland une nouvelle Norvège : fort de l'exploitation des richesses de son sous-sol, le pays pourrait en quelques décennies passer d'un pays de pêcheur à une « pétromonarchie ». Mais comme le rappelle Thierry Garcin 7 ( * ) , « la précarité du peuplement inuit, ses nombreuses spécificités, la rareté des hommes, le peu de personnes formées ou d'élites, l'exposition remarquable à la corruption ne rendent pas ce parallèle pertinent ».

La crainte est donc grande de voir le Groenland connaitre une « africanisation » et se retrouver entre les mains de grandes puissances étrangères ou de groupes privés chinois, canadiens ou coréens, sans bénéfice réel pour la population et au détriment de l'environnement et du mode de vie traditionnel des Inuits.

Or, ce peuple a conscience que le réchauffement de la région aura sur le fonctionnement même de la société inuit. De même, il s'inquiète de la pollution qu'engendrera l'exploitation des minerais et de l'aliénation du mode de vie traditionnelle. Heureusement, il semble rester prudent comme en atteste la très courte majorité au Parlement pour autoriser l'extraction d'uranium.

En outre, la prudence doit aussi s'imposer quant à l'ampleur des richesses du sous-sol. On n'évoque ici que des richesses présumées et non des richesses avérées. Certes la spéculation laisse imaginer des richesses immenses, mais le Groenland pourrait être amené à connaître une réalité plus triste. Les premiers forages n'ont pas donné autant satisfaction qu'espéré. Une étude danoise récente a montré qu'il faudrait les recettes tirées de l'exploitation à plein régime de 24 mines pour que le Groenland puisse se passer de l'aide financière danoise (d'un montant annuel de 450 millions d'euros). Or, actuellement, seuls 4 à 6 projets sont jugés vraiment sérieux. Un parallèle peut être tracé avec ceux qui en Europe étaient persuadés que le gaz de schiste allaient leur apporter une indépendance énergétique et qui aujourd'hui déchantent devant le peu de ressources dont ils disposent in fine .

Pour autant, en dépit de ses faiblesses, le Groenland en quête d'indépendance semble déterminé à développer rapidement et à grande échelle l'exploitation de ses mines, suscitant un intérêt mondial.


* 6 Damien Degeorges, l'Arctique : une région d'avenir pour l'Union européenne et l'économie mondiale, Fondation Robert Schuman, Question d'Europe n°263, 7 janvier 2013.

* 7 Thierry Garcin, Géopolitique de l'Arctique, Ed. ECONOMICA, mai 2013.

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