I. PREMIÈRE TABLE RONDE : POURQUOI DE NOUVELLES MALADIES INFECTIEUSES CONTINUENT-ELLES D'ÉMERGER ?

Présidence de Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective du Sénat

Fabienne Keller, rapporteure

Didier Bompangue, professeur associé à l'Université de Kinshasa

Sylvie Briand, directrice du département Maladies épidémiques et pandémiques à l'Organisation mondiale de la santé (OMS)

François Bricaire, chef du service Maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière

Véronique Chevalier, directrice adjointe de l'UR AGIRs (animal et gestion intégrée des risques) au Cirad

Philippe Cramer, médecin, auteur du livre « Le défi des maladies infectieuses »

Patrice Debré, professeur d'immunologie à l'Université Pierre et Marie Curie

Jean-François Delfraissy, coordinateur interministériel Ebola, directeur de l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales, ANRS

Jean-François Guégan, directeur de recherche à l'IRD

Didier Hoffschir, conseiller scientifique auprès du directeur général de la recherche et l'innovation, ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche

Lucien Hounkpatin, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, spécialiste des rites funéraires

Frédéric Le Marcis, professeur d'anthropologie sociale à l'ENS Lyon

Catherine Leport, professeure des universités, praticienne hospitalière

Christophe Peyrefitte, virologue, spécialiste des fièvres hémorragiques

Thierry Pineau, chef du département santé animale à l'Inra

Gérard Salem, géographe de la santé, Université Paris-Ouest, ICSu

Bertrand Schwartz, responsable du département biologie-santé à l'Agence nationale de la recherche, ANR

Bernard Vallat, directeur général de l'Organisation internationale de la santé animale (OIE)

Fabienne Keller , rapporteure

Je vous propose d'aborder la première table ronde : « Pourquoi de nouvelles maladies infectieuses continuent-elles d'émerger ? » Je cède la parole à celle grâce à qui je me suis impliquée dans ce sujet - je n'oublie pas Patrick Zylberman et Patrice Debré, qui interviendront par la suite -, Catherine Leport.

Catherine Leport, professeure des universités, praticienne hospitalière

Madame Keller, vous nous conviez aujourd'hui à nous interroger, dans le cadre d'une démarche prospective, sur les moyens de prévention et de gestion des crises liées aux maladies infectieuses émergentes. Nous vous remercions de l'intérêt persévérant et de la grande conviction que vous manifestez pour ce sujet depuis plusieurs années.

La plupart d'entre nous sommes scientifiques, cliniciens, chercheurs. Nous saisissons avec plaisir l'opportunité de travailler avec le groupe de personnes que vous avez réunies depuis le début de vos travaux, pour nous aider à traduire concrètement les observations que nous transmettons.

Au nom du comité de pilotage du séminaire du Val-de-Grâce sur les maladies infectieuses émergentes, je salue votre démarche et souligne qu'elle s'inscrit dans une certaine continuité et interactivité avec les acteurs. Différents rapports ont déjà creusé le sillon sur ce sujet. Je citerai ceux de Philippe Kourilsky, de l'Institut Pasteur, de Didier Raoult, qui dirige à Marseille l'unité de recherche sur les maladies infectieuses et tropicales émergentes, ainsi que celui des parlementaires Jean-Pierre Door et Marie-Christine Blandin, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques.

Les ateliers que vous organisez au Sénat et les séminaires du Val-de-Grâce ont un objectif commun : mobiliser et rapprocher les expertises politiques et scientifiques. L'intérêt de cette démarche est de relier recherche et formation, d'un côté, prise de décision et action, de l'autre : comprendre et expliquer pour prévenir et gérer.

À cet égard, je mentionnerai la conférence qu'a donnée le professeur Rita Colwell lors du dernier séminaire du Val-de-Grâce sur ses travaux consacrés à l'approche géoclimatique de la maladie réémergente permanente qu'est le choléra. Je l'ai intitulée Du séquençage à haut débit au sari filtrant . Le professeur Colwell a présenté un formidable éventail des connaissances sur le choléra. Elle a expliqué que l'on peut extraire et identifier le génome de la bactérie, aussi bien dans l'environnement que dans les selles d'origine humaine, et ce en une dizaine de minutes. Elle a surtout démontré comment de tels travaux peuvent trouver des applications très concrètes sur le terrain. Notamment, elle a montré l'intérêt d'une mesure très simple qui consiste à filtrer l'eau à travers un sari ou un tissu en nylon pour éliminer la bactérie. En combinant les observations des sciences humaines et sociales, les études des anthropologues et des ethnologues, une démarche éducative a été mise en oeuvre pour permettre aux populations de s'approprier cette mesure et prévenir le choléra.

Le séminaire que nous organisons maintient et entretient de façon pugnace une démarche d'expertise et de prospective collective, et promeut les échanges d'informations et d'expériences entre l'ensemble des acteurs, décideurs, scientifiques, journalistes, citoyens. Antoine Andremont, expert dans l'étude sur la résistance aux antibiotiques, nous y a fait découvrir une nouvelle approche, en interaction avec le monde animal et l'environnement. On sait que la consommation d'antibiotiques est l'un des facteurs de la résistance aux antibiotiques. Mais mesure-t-on aujourd'hui qu'elle en est responsable à hauteur de 28 %, alors que 63 % relèvent du contrôle de la « corruption » ?

Je tiens à souligner que la démarche scientifique que nous menons ne pourrait avoir lieu sans le soutien de multiples institutions partenaires représentées ici. Je salue enfin l'encouragement que prodigue Fabienne Keller à cette démarche, notamment pour la mise en place depuis quelques mois du site www.malinfemerg.org consacré aux maladies infectieuses émergentes.

Fabienne Keller , rapporteure

Merci pour cette introduction à notre débat. Monsieur Le Marcis, vous êtes professeur d'anthropologie sociale à l'École normale supérieure de Lyon et vous connaissez très bien les pays où Ebola a été émergent. Pouvez-nous nous faire part de votre action au Burkina Faso et en Guinée, et nous aider à discerner deux ou trois priorités à mettre absolument en oeuvre sur le terrain ?

Frédéric Le Marcis, professeur d'anthropologie sociale à l'École normale supérieure de Lyon

J'aborderai trois points clés.

Premièrement, je ferai référence, en guise de boutade, à un ouvrage du docteur Jacques Pépin, biologiste et historien, qui raconte l'histoire d'une zoonose apparue dans la forêt du Cameroun voilà à peu près trente ans. La zoonose se propage, prend un train pour Brazzaville, où elle rencontre l'urbanisation, le travail « ségrégué », la prostitution et l'intervention de la santé publique, dont les campagnes de vaccination systématique qui se déroulent avec une unique seringue. Si bien que cette zoonose est devenue une maladie mondiale connue aujourd'hui sous le nom de sida. Il aura donc fallu trente ans pour comprendre comment une zoonose est devenue une épidémie mondiale. Non seulement il est urgent de réfléchir, mais il est également prudent de prendre le temps de la réflexion.

Deuxièmement, j'aimerais faire un point sur les prétendues évidences. Je travaille en Guinée Conakry forestière dans le cadre du projet REACTing ( Research and action targeting emerging infectious diseases ), financé par le programme Horizon 2020 de l'Union européenne et organisant l'essai, mené par l'Inserm, sur l'efficacité du favipiravir pour lutter contre Ebola. Alors que l'origine d'Ebola est souvent imputée à la déforestation, il se trouve que, du fait des conflits dans la région au cours des dernières années, la déforestation a ralenti. Si les systèmes de santé sont censés soigner les gens, on observe depuis un an en Guinée que c'est le système de santé qui produit l'épidémie. Les habitants sont ainsi infectés durant leur transport en ambulance, lorsqu'ils sont considérés comme malades « suspects ». Ils sont également infectés dans des centres de santé où malades « suspects » et « confirmés » sont mélangés en attendant les résultats des examens. Comment ne pas comprendre les réticences de la population à se tourner vers le système de soins ?

Troisièmement, il existe un problème de confiance entre États et populations. Les défaillances du système de santé, cumulées à la réponse militarisée qui produit de la violence sur le terrain, ont instauré un climat de défiance. Une bipartition du monde entre Nord et du Sud est également perceptible : par exemple, on accuse Médecins sans frontières d'être le propagateur de l'épidémie. Au sein même des pays du Sud, l'élite est tellement corrompue que la population ne parvient pas à avoir confiance dans le bien-fondé de son implication. Or la confiance est au coeur du dispositif de riposte. Les moyens techniques, comme ceux qui ont été utilisés pour tenter de soigner Thomas Eric Duncan, ne suffiront pas. Il faut commencer par rétablir la confiance pour qu'un dispositif soit fonctionnel.

Au fond, il est question ici de reconnaissance : reconnaissance des populations dans leurs expériences et dans la façon qu'elles ont d'appréhender les dispositifs. Si on commence par s'intéresser à ce que pensent les populations et à leur vécu, on évite les raccourcis du style « réticence = ignorance et violence ». Cela permettra d'avancer.

Fabienne Keller , rapporteure

Merci pour ces paroles fortes, sur la confiance et la reconnaissance.

Professeur Didier Bompangue, vous avez fait un énorme travail sur le choléra en République démocratique du Congo (RDC). Spécialiste sollicité dans le monde entier, vous étiez la semaine dernière encore en Inde. Pouvez-vous partager votre connaissance des facteurs qui expliquent la persistance des épidémies dans la région des Grands Lacs, que vous connaissez bien ?

Didier Bompangue, professeur associé à l'Université de Kinshasa

J'aborderai la thématique de façon globale en partageant avec vous plus une série de questions qu'une véritable intervention. Est-il possible d'enrayer la tendance évolutive actuelle des maladies infectieuses ? Tant que nous ne changerons pas nos modes de fonctionnement, la réponse restera négative. Il est en revanche envisageable d'anticiper, de contenir ces phénomènes au niveau de leurs zones d'émergence, et donc de réduire l'étendue des dégâts. Pour cela, il est nécessaire d'améliorer la résilience du système à l'échelle globale et d'intégrer le fait que le risque est permanent. Il importe d'inscrire la notion de risque dans l'inconscient collectif pour que les populations comprennent que le risque n'existe pas qu'ailleurs.

La vraie question est peut-être non pas de se demander pourquoi les maladies continuent à émerger, mais plutôt : comment améliorer la résilience de nos sociétés face à ces enjeux globaux qui apparaissent à leur démarrage comme des enjeux locaux ? La difficulté réside dans le fait que, souvent, les problèmes émergent loin des solutions. Aujourd'hui, tout le monde est focalisé sur Ebola. Il y a cinq ans, je suis intervenu à la demande de l'Unicef en Guinée pour une épidémie de choléra. En arrivant en Guinée forestière, je me suis dit : « Ce paysage est typique d'émergence d'une anthropozoonose de type chikungunya ou Ebola. » Cinq ans plus tard, c'est ce que nous vivons. Il est donc possible d'anticiper l'identification des zones d'émergence de ces fléaux liés aux maladies infectieuses.

Par ailleurs, est-il possible de mutualiser nos ressources, d'être plus réactifs, de repenser nos approches de formation ? En France, combien de masters francophones abordent le sujet des maladies infectieuses dans une approche globale ? Comment faire en sorte que la pluridisciplinarité ne soit pas qu'un simple slogan ?

Il importerait, dans nos sociétés, de remettre le collectif au centre, plutôt que les individualités. Pourquoi ne pas songer à récompenser les groupes multidisciplinaires plutôt que de distinguer tel ou tel individu ?

Au final, la gestion des maladies infectieuses aujourd'hui devrait passer par une révision de plusieurs aspects de la gouvernance actuelle de ces maladies en commençant par la formation.

Fabienne Keller , rapporteure

J'ai conscience qu'en demandant à chacun d'entre vous d'intervenir très brièvement je crée de la frustration. Mais cela va nous permettre de concentrer le discours et l'analyse. L'idée est de favoriser au maximum les échanges.

Professeur Bricaire, vous êtes chef du service Maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Vous avez une très grande expertise sur les épidémies, sur Ebola, sur la grippe. Pouvez-vous partager vos réflexions et votre analyse à propos de l'impérieuse nécessité de partager des compétences transversales pour bien comprendre les maladies ?

François Bricaire, chef du service Maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière

J'aimerais rebondir sur cette évidence : nous vivons dans un monde d'infectiologie auquel il faut nous adapter. Quoi que nous fassions, il y aura toujours des agents pathogènes pour agresser l'humanité.

Deuxième élément, qui en est la conséquence : pour faire face, il convient de mettre en place une organisation multidisciplinaire. Il est impossible de lutter contre des agents infectieux sur un plan purement médical. Les facteurs à l'origine des émergences relèvent d'aspects sociologiques, anthropologiques, climatologiques, etc. D'où des épidémies qui apparaissent là où on ne les attend pas. Il est donc nécessaire de réagir avec une extrême souplesse, au niveau tant technique que politique. Un manque de souplesse en début d'épidémie entraîne le risque de voir le phénomène, sinon nous échapper, en tous cas progresser.

Nous devons structurer les actions au niveau transversal, pour pouvoir les moduler de façon régulière.

Fabienne Keller , rapporteure

Comment ?

François Bricaire, chef du service Maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière

À partir du moment où un fait est constaté ou quand il apparaît qu'une situation est appelée à évoluer, parce que l'agent infectieux est arrivé à un endroit où on ne l'attendait pas ou que la virulence est plus importante que prévue, il convient de pouvoir réagir très rapidement. Pour Ebola, par exemple, alors qu'une épidémie marquée était attendue en zone forestière, c'est à Conakry que la question s'est posée, et ce de manière très préoccupante. Si la mise en place de mesures efficaces autour de Conakry nécessite plusieurs mois, un temps précieux a été perdu. Nous devons impérativement, tous ensemble, coordonner les actions pour mettre en place des moyens de lutte efficaces.

Fabienne Keller , rapporteure

Voilà des réflexions de nature à vous interpeller, professeur Delfraissy. Coordonnateur interministériel Ebola, vous dirigez en outre l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales. Quelles sont vos réflexions sur ces questions de mise en place des moyens et de calendrier

Jean-François Delfraissy, coordonnateur interministériel Ebola, directeur de l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS)

J'en reviens à la question de la confiance. Si un climat de confiance ne s'installe pas entre politiques, scientifiques et populations, le reste ne fonctionne pas. Les actions se préparent en amont et en période « inter-crises ». Tel est mon premier message.

Je souhaite en transmettre un deuxième. Pour lutter, il faut mieux connaître, et pour mieux connaître, il faut mener des recherches, les financer et les organiser. Nos sociétés du Nord ne se sont intéressées à Ebola que quand la peur d'une pandémie mondiale s'est installée. Deux cas concrets illustrent mon propos. Nous avons en France un laboratoire P4 financé par l'Inserm, forcément très coûteux. Chaque année, la question se pose : comment continuer à le « faire tourner » ? Il faut bien voir que l'investissement se retrouvera sur la durée. Au niveau mondial, les crédits de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en matière de maladies infectieuses ont subi, voilà quatre ans, une coupure massive, car priorité a été donnée aux maladies non transmissibles telles que l'obésité, les maladies cardio-vasculaires, les cancers. La décision, difficile à prendre, fut politique.

Soyons-en convaincus : la préparation aux pandémies doit être une priorité. Si nous nous intéressons aux pathologies qui nous occuperont ces vingt prochaines années, nous pensons au vieillissement. Mais une grande pandémie de maladie infectieuse aura aussi probablement lieu, par voie aérienne, de type grippal. Cette situation doit être anticipée, des financements prévus, et la recherche s'organiser en fonction.

La France est déjà assez bien positionnée. L'Inserm et le ministère de la recherche ont commencé à suivre cette stratégie de préparation de la recherche en urgence, dans le cadre du projet REACTing. L'idée est d'organiser la recherche en amont, ou en période inter-crise. La France dispose en outre de réseaux dans les pays du Sud, ainsi que de grandes plateformes issues de l'Institut de recherche pour le développement (IRD), de l'ANRS, de l'Institut Pasteur. Notre savoir-faire dans le domaine des maladies infectieuses est reconnu. Force est d'ailleurs de constater que les données sur Ebola émanent davantage de la France que des États-Unis.

Tout cela souligne en outre que la diplomatie sanitaire sera un élément essentiel, en particulier avec les pays africains.

Fabienne Keller , rapporteure

J'y reviendrai probablement, mais nous observons ici tout l'intérêt d'un exercice qui s'appuierait sur l'exemple de la crise d'Ebola, ou sur la grippe, ou sur une variante. L'idée étant de reprendre un événement passé pour réfléchir aux moyens d'améliorer l'organisation.

Je vais maintenant passer la parole à un acteur de terrain. Monsieur Peyrefitte, en qualité de virologue, spécialiste des fièvres hémorragiques, vous vous êtes rendu en Guinée à la fin de l'été en vue de définir le lieu optimum pour apporter des soins aux populations infectées. C'est vous qui avez désigné le site de Macenta pour le compte du ministère des affaires étrangères. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

Christophe Peyrefitte, virologue, spécialiste des fièvres hémorragiques

Je souscris pleinement à tout ce qui a été dit. Pour ma part, j'aimerais ajouter un acteur à ceux qui ont déjà été évoqués : le Service de santé des armées. Notre action se veut discrète, et c'est somme toute logique, mais je tiens à lui rendre hommage.

Lorsque la France a décidé d'installer un centre de traitement d'Ebola en Guinée, la Croix-Rouge a été mandatée pour en prendre le leadership et, sous la responsabilité de l'Eprus et de l'ambassade de France, il nous a été demandé de trouver le lieu le plus approprié. Compte tenu des informations épidémiologiques dont nous disposions, nous avons choisi Macenta, situé à l'épicentre. L'expérience nous l'a montré, pour obtenir l'adhésion de l'ensemble des autorités politiques centrales et surtout locales, il importe de travailler de manière interdisciplinaire, ce qui est extrêmement compliqué. Les autorités de niveau local sont invisibles : il faut les débusquer. En l'occurrence, cette démarche nous a permis de trouver un parking construit par une ONG, avec une plateforme suffisamment solide et des infrastructures. Heureusement, les militaires français jouissent d'une bonne réputation auprès des autorités locales, en raison, entre autres, du travail de fond mené par l'attaché de défense de l'ambassade.

Par ailleurs, pour toute action de terrain, il faut nous inspirer de l'expertise de ceux qui nous ont précédés. En l'occurrence, Médecins sans frontières était l'acteur le plus efficace.

Fabienne Keller , rapporteure

Je vous avais revu à votre retour de Guinée, vous aviez maigri. L'engagement sur le terrain est manifestement aussi physique. Je tiens à vous dire tout mon respect et saluer la compétence et l'efficacité du Service de santé des armées, en particulier sur les territoires très éloignés.

Monsieur Hounkpatin, vous êtes maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, spécialiste des rites funéraires, lesquels sont apparus comme l'un des facteurs importants dans la transmission d'Ebola. Vous participez depuis de longues années à des programmes de réhabilitation et de reconstruction psychosociale dans des secteurs géographiques soumis à la guerre et à des déplacements de population. Cher professeur, j'ai le plaisir de vous laisser la parole.

Lucien Hounkpatin, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, spécialiste des rites funéraires

Après tout ce que nous avons entendu, une question se pose : « Et maintenant ? » Il nous faut mener une réflexion sur la société dans sa profondeur.

Dans ce monde, qu'il s'agisse de naissance ou de mort, nous sommes toujours face à une notion de continuité de la vie. Les questions s'enchaînent : « Comment traiter le corps du nouveau-né pour qu'il devienne humain ? Comment traiter le corps du défunt pour qu'il devienne un ancêtre ? » Nous sommes dans un même processus de vie. Dans cette dimension, rien ne se perd. Tout est dans la créativité et la transformation. Ainsi les rituels traditionnels ont-ils eux-mêmes évolué : avant, on utilisait la calebasse comme contenant ; maintenant nombre de sociétés traditionnelles utilisent la bouteille, transparente.

La maladie, dans ce monde, est un message qu'un individu porte. Comment le traduire ? Nous parlions tout à l'heure de reconnaissance, puis de confiance : mais pour obtenir reconnaissance ou confiance, il faut traduire, trouver les mots qui touchent. Chacun sait ici qu'il n'y a pas de texte sans contexte. Quels mots peuvent permettre d'avoir accès à ces populations ?

Dans notre société occidentale, notamment en psychanalyse, on parle du travail de deuil. Mais dans les mondes africains, on parle du traitement des restes, du traitement du corps du défunt, pour l'accompagner par des techniques d'initiation vers le monde des ancêtres. Problème : un tel traitement suppose un contact avec le corps du défunt. Faut-il interdire ce contact en raison du risque de maladies infectieuses ? Peut-être. Dès lors, comment trouver les mots pour que les populations aient accès à ces pensées, pour les leur traduire dans leur contexte et leur environnement, pour que les mots fassent sens et force dans leurs pensées ?

N'oublions pas non plus la pédagogie. Chez les spécialistes du traitement des morts, la transmission passe par l'initiation. Que signifie chacun des gestes sur le corps du défunt ?

Jusqu'ici, il y a eu beaucoup de « mal morts », car ils n'ont pas bénéficié des rituels nécessaires à leur passage dans le monde des ancêtres. Ces corps ont dû être enterrés le plus rapidement possible. Il faut savoir mieux enterrer les morts pour que les vivants restent animés, sinon ils viennent nous agiter et agiter toute une population. Ne confondons pas réanimation interne et agitation sociale. Réanimons.

La transmission se fera à plusieurs niveaux : à l'école, dans l'institution familiale, auprès des représentants du village. Ces dynamiques nous installent dans la temporalité. Travaillons avec le temps.

Fabienne Keller , rapporteure

Merci, professeur Hounkpatin, de nous avoir offert un temps de réflexion sur la vie et le lien avec le monde des ancêtres.

Professeur Gérard Salem, depuis de longues années, vous vivez une partie de l'année à Dakar. Vous êtes géographe, très investi dans les questions d'urbanisation et de lien entre les maladies et les phénomènes d'urbanisation. Vous avez fait des études très intéressantes sur la propagation de la dengue et du chikungunya, ainsi que sur l'installation du moustique tigre en milieu urbain. Dans cette même délégation de la prospective, Jean-Pierre Sueur a d'ailleurs mené un travail sur l'urbanisation qui va caractériser les prochaines décennies. Cette analyse sur une urbanisation non structurée est tout à fait stratégique pour le moyen et long terme. Pouvez-vous nous faire part de votre analyse sur l'effet de cette urbanisation qui nous inquiète tous ?

Gérard Salem, géographe de la santé, Université Paris-Ouest, International council for science (ICSu)

Concernant l'approche géographique et la santé urbaine, trois mots me semblent pertinents : émergence, diffusion et contrôle.

Sur l'émergence et la diffusion, on a bien compris que la solution est à rechercher du côté non pas de la seule virologie, mais d'un ensemble bien plus large de facteurs : des facteurs sociétaux, culturels, économiques, politiques, changements dans les transports, etc. Une bonne illustration est donnée par les modalités de diffusion spatio-temporelle du VIH. Notre société actuelle se caractérise par des changements rapides : mobilité des personnes, des biens, urbanisation, agro-industrie, création de grands parcs de réserves naturelles, etc. Il s'agit aussi de changements d'autres types, notamment sociaux, culturels, qui rendent le contrôle d'autant plus complexe.

Deux questions importantes n'ont pas encore été abordées.

D'une part, le renforcement des États : les crises liées à l'émergence de maladies, voire l'émergence elle-même, sont aussi le résultat de l'affaiblissement des États en Afrique. Ainsi, la nécessaire « confiance », souvent évoquée, entre la population et le système de soins ne peut être instaurée quand l'État est décrédibilisé. Faut-il rappeler que l'histoire nous enseigne que les épidémies sont bien souvent instrumentalisées à des fins politiques, religieuses, ou autres.

D'autre part, la formation : si des approches globales sont requises, il faut des formations de recherche globales et pluridisciplinaires. Or l'organisation de nos systèmes éducatifs, universitaires et de recherche a fait reculer la pluridisciplinarité. Il n'y a ainsi pas de formation spécifique sur les questions de santé urbaine en France !

Nous devons traiter ces questions maintenant, pour ne pas avoir à le regretter plus tard.

Fabienne Keller , rapporteure

La santé animale ayant été évoquée à plusieurs reprises depuis le début de nos échanges, je vais maintenant donner la parole à Thierry Pineau, chef du département santé animale de l'Inra, qui travaille beaucoup sur le concept One Health , « une seule santé ».

Thierry Pineau, chef du département santé animale de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra)

Mon angle d'analyse est évidemment celui de l'interface homme-animal-environnement et de la santé publique vétérinaire. Il importe de mieux connaître les déterminants des maladies infectieuses émergentes pour être mieux préparés, pour reprendre le concept de preparedness développé par l'OMS et l'Organisation internationale de la santé animale (OIE). Je citerai quelques chiffres révélateurs : 60 % des 1 400 pathogènes de l'homme sont partagés avec les animaux ; les maladies zoonotiques représentent 75 % des émergences et sont responsables de 20 % des pertes en production animale, ce qui accroît encore davantage l'empreinte carbone des élevages.

Huit déterminants peuvent être avancés dans l'explication de ces émergences. Je citerai d'abord l'accroissement de la population, la facilitation des déplacements rapides et à longue distance d'hommes, d'animaux et de denrées. Il y a les changements globaux, les nouveaux équilibres des écosystèmes et l'impact de phénomènes climatiques extrêmes. La modification des usages des terres, l'urbanisation, l'empiètement sur les zones sauvages ont entraîné des interactions inédites aux interfaces de l'homme, de l'animal et de l'environnement. La seconde révolution de l'élevage a poussé à une intensification, à un recours accru aux intrants, médicamenteux en particulier, ainsi qu'à la sélection d'animaux pour des objectifs de production, élevés à de très fortes densités ; la robustesse a été mésestimée parmi les critères de sélection.

Je rappelle également les changements de pratiques en agriculture. Personne n'a oublié l'alimentation des bovins avec des farines animales. Qui plus est, les phénomènes de pauvreté tendent à accroître la promiscuité entre l'éleveur et l'animal et à faciliter la transmission de certains agents pathogènes. Je souligne les problèmes d'instabilité sociale et politique, qui entraînent une désorganisation puis défaillance des services sanitaires et vétérinaires. Les États concernés deviennent des maillons faibles dans le dispositif international et ne remplissent plus leurs missions régaliennes d'évaluation, d'anticipation, de surveillance, de détection, d'alerte et de gestion des risques.

J'aimerais attirer l'attention sur deux éléments précis, qui sont autant d'enjeux pour l'avenir. D'une part, la diffusion des résistances aux antibiotiques, qui, du point de vue épidémiologique, se révèle une véritable pandémie. D'autre part, en lien avec les changements globaux, le déploiement, sur de nouveaux territoires géographiques, d'insectes ou d'acariens qui se trouvent prépositionnés pour recevoir et diffuser des maladies émergentes ou réémergentes, humaines et animales. Ces maladies infectieuses vectorisées sont des enjeux de santé publique et de santé publique vétérinaire du futur.

Heureusement, des actions engagées dans le cadre de la dynamique One Health portent déjà leurs fruits, notamment sur la vaccination et en matière de gestion de l'usage des antibiotiques en élevage. En France, le plan EcoAntibio 2017 est exemplaire à ce titre puisqu'il vise, au travers de quarante mesures, à diminuer de 25 % les usages d'antibiotiques en élevage en cinq ans, objectif largement atteignable au regard de tout ce qui a été d'ores et déjà réalisé en l'espace de seulement deux ans. Je citerai également la mise en place, depuis janvier dernier, dans l'esprit de One Health , d'une task force française consacrée à l'antibiorésistance et la préservation de l'efficacité de l'arsenal antibiotique à notre disposition.

Il existe un réseau français pour la santé animale, mobilisé pour chaque émergence. Les expériences successives nous permettent d'être toujours plus rapides. Ainsi, pour la maladie de Schmallenberg, un vaccin a été mis au point en un temps record, seulement quatre mois.

Je me réjouis de constater que la recherche anticipe. Elle évalue les manques. Elle priorise ses actions. L'Union européenne finance d'ailleurs à cet effet des réseaux de coordination internationale de priorisation à l'échelle mondiale (programme Star-Idaz).

Fabienne Keller , rapporteure

À l'évidence, la matière est très riche.

Madame Chevalier, vous êtes directrice adjointe de l'unité de recherche animal et gestion intégrée des risques au Cirad. Dans ce monde globalisé où les animaux circulent, où les occasions de contact et de transmission sont démultipliées, comment pouvons-nous gérer ces risques ?

Véronique Chevalier, directrice adjointe de l'unité de recherche AGIRs (animal et gestion intégrée des risques) au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)

Le risque est permanent. En tant que chercheurs, notre rôle principal consiste donc à comprendre les mécanismes d'émergence de manière à pouvoir réduire autant que possible l'impact des maladies émergentes.

À mon sens, le premier élément clé est bien la compréhension. Chaque émergence est un cas particulier. Il arrive qu'elle soit due à une introduction de pathogène, un fait unique. Mais elle peut aussi être le résultat d'une conjonction de facteurs et d'événements qui vont mener, par exemple, à l'augmentation de l'intensité de la transmission d'un pathogène, ou bien au passage de la barrière d'espèces ; ou tout aussi bien le résultat d'un seul facteur : il a été récemment démontré que c'est bien une augmentation durable des températures qui est à l'origine de la recrudescence du virus du Nil occidental en Europe du Sud et de l'Est et de la soudaine hausse des cas humains et équins.

Les notions de surveillance et d'anticipation sont prépondérantes. Il existe différentes méthodes et réseaux qui permettent une détection précoce du risque d'émergence. Certaines personnes travaillent par exemple sur l'identification de zones à risques, qui permettent de cibler la surveillance et de mettre les moyens là où ils seront le plus utiles. Certains signaux sont détectables de manière précoce, notamment les signaux syndromiques, fondés par exemple sur la détection d'une augmentation de la consommation de certains médicaments ou de la consultation de certains services hospitaliers.

Je reviens sur la pluridisciplinarité : cela a été dit, elle suppose effectivement non pas seulement la juxtaposition de disciplines, mais bien la mise en commun de méthodes, de connaissances et d'approches communes, surtout le fait de travailler ensemble. Nous manquons vraiment, en France mais aussi à l'échelle mondiale, d'une formation qui apprenne aux chercheurs à intégrer des données issues d'autres disciplines que la leur en acquérant notamment un langage commun.

Connectons-nous toujours plus, dans l'idée de ce concept One Health . Joignons médecine humaine, médecine animale et sciences humaines. N'oublions pas que la santé des uns dépend de celle des autres, y compris la santé des écosystèmes. Nous ne pouvons plus travailler seuls, chacun dans notre domaine.

Fabienne Keller , rapporteure

Monsieur Vallat, vous êtes directeur général de l'Organisation internationale de la santé animale. Quel défi ! Les risques évoqués à l'instant par M. Pineau et Mme Chevalier, c'est à vous de les suivre et de les anticiper. Quel est votre regard et quelles sont les priorités de l'action publique ?

Bernard Vallat, directeur général de l'Organisation internationale de la santé animale (OIE)

Les risques de pandémie ou d'épizootie sont bien réels. Je le répète à mon tour, 60 % des maladies humaines et 75 % des nouvelles maladies sont d'origine animale. Dans l'action, la surveillance du domaine animal est donc déterminante et doit s'inscrire dans les politiques de tous les pays du monde. Un seul pays défaillant au regard de cette dynamique peut mettre en danger le reste de la planète, d'où la nécessité d'investissements publics dans le monde entier.

Les organisations intergouvernementales jouent un rôle majeur. Il faut pour la sécurité de tous les humains une OMS forte, et pour celle de tous les animaux une OIE forte. Je précise que le siège de l'OIE se trouve à Paris.

Il existe des normes intergouvernementales pour que les pays assurent des minimas de préparation et de réactivité face aux crises sanitaires graves. L'OMS dispose même d'un règlement sanitaire international, mais il est mal appliqué. Cent pays ne sont pas encore en conformité avec ses normes.

Dans le domaine de la santé animale, cent quatre-vingts pays ont adopté des normes de qualité vétérinaire. L'OMS elle-même coopère avec l'OIE dans le domaine de la prévention des zoonoses.

À l'évidence, la qualité des systèmes de santé publique et animale laisse à désirer dans de nombreux pays : il est urgent de revoir des législations devenues obsolètes. Les administrations publiques doivent disposer de personnels formés et de moyens suffisants pour être crédibles aux yeux des citoyens. Un investissement mondial est nécessaire, les pays riches aidant les plus pauvres, sachant que, de cette manière, ils se protégeront eux-mêmes.

Je souligne également qu'il faut veiller à ce que les décentralisations excessives dans le domaine de la santé n'affaiblissent pas les systèmes nationaux de décision en cas de gestion de crises.

Fabienne Keller , rapporteure

Sur le dernier point, je ne suis pas tout à fait d'accord. C'est la gouvernance qui importe. Ce ne sont pas seulement les organisations qui construisent les réponses efficaces. L'animation de ces organisations, la préparation, l'anticipation et les exercices peuvent faire la différence. Nous poursuivrons le débat bien sûr.

J'ai le plaisir de laisser la parole maintenant à M. Cramer, médecin qui a coordonné la rédaction d'un ouvrage intitulé Le défi des maladies infectieuses . Pouvez-vous, en quelques mots, nous livrer des enseignements tirés de votre livre ?

Philippe Cramer, médecin, auteur du livre Le défi des maladies infectieuses

Le message que j'aimerais transmettre est l'importance de la transmission de l'information. Le grand public, même averti, connaît très peu le problème des maladies infectieuses.

Ce livre réunit les informations recueillies auprès de certains des plus éminents spécialistes en maladies infectieuses, émergentes en particulier, pour sensibiliser le grand public en lui offrant des explications à sa portée. Y sont abordés, entre autres, le sujet de la résistance aux antibiotiques, les progrès considérables des méthodes de diagnostic ou encore la réhydratation orale, c'est-à-dire le fait de faire tout simplement boire aux enfants déshydratés un liquide à base de sucre et de différents sels, plutôt que d'avoir recours à des systèmes de perfusions compliqués. Cette méthode simple sauve des vies.

Fabienne Keller , rapporteure

Monsieur Debré, vous êtes un grand professeur d'immunologie à l'Université Pierre et Marie Curie. Vous avez aussi été ambassadeur santé au Quai d'Orsay, mission compliquée qui consiste à coordonner l'action du ministère en ce domaine. Vous aviez, à l'époque, organisé un formidable séminaire sur les maladies infectieuses au Gabon, pays particulièrement concerné. Pouvez-vous nous faire partager votre expérience ? Dites-nous également comment et pourquoi vous avez compris très tôt l'importance des maladies infectieuses. Quels sont les leviers pour progresser ?

Patrice Debré, professeur d'immunologie à l'Université Pierre et Marie Curie

J'aimerais, de par mon expérience au coeur de la diplomatie sanitaire, préciser que deux tiers du budget de la France à l'international en matière de santé est aux mains du ministère des affaires étrangères. Voilà déjà longtemps que je m'attache à sensibiliser les organismes et à les rapprocher des diplomates sur le sujet de la prévention des pandémies. Entre la diplomatie pour la santé et la santé pour la diplomatie, c'est-à-dire la santé prise comme une arme politique par les diplomates, la nuance est ténue. J'ai organisé au ministère une grande réunion sur ces sujets, transmis de nombreuses notes. Il reste vrai que changer la politique de la France en matière de diplomatie sanitaire est une tâche compliquée.

Dans le domaine de l'éducation, la réflexion porte sur la question du public à éduquer. Un grand groupe pharmaceutique finance aujourd'hui des interventions dans les écoles, car c'est bien « en temps de paix » et chez un public jeune qu'il faut marquer les esprits, au Nord comme au Sud. En outre, pour revenir à l'idée de pluridisciplinarité, nous avons tenté, à l'université Pierre et Marie Curie, de créer un nouveau master qui soit pluridisciplinaire. Mais les systèmes universitaires du Sud, calqués sur les nôtres, sont tels que nous n'avons trouvé, de l'Afrique subsaharienne à l'Asie du Sud-Est, aucune université intéressée. La réflexion doit donc se poursuivre.

La mobilisation est déjà effective en France, grâce à une bonne coopération entre les organisations de recherche et les bailleurs. Avec Jean-François Delfraissy, Bernadette Murgue et la complicité de l'ensemble d'Aviesan - Alliance des instituts de recherche pour les sciences de la vie -, nous avons monté des actions coordonnées, notamment sur les problèmes de résistance et les vecteurs, qui rencontrent un certain succès.

En termes de stratégie, le manque d'interaction est évident entre l'expertise de nos institutions de recherche, de nos ONG, de nos organismes sanitaires et les forces que nous mettons dans les grands organismes internationaux. Ce fossé doit être comblé. Le ministère des affaires étrangères ne peut s'appuyer que sur une seule expertise médicale pour gérer la totalité du budget considérable que la France consacre à sa diplomatie sanitaire.

Enfin, j'aimerais faire une proposition qui concerne l'état des lieux de la situation au Sud. Qui est en charge, actuellement, d'une analyse de terrain ? Qui est capable d'identifier les manques ? Je propose donc l'établissement d'un Haut conseil de santé pour le développement, par lequel et au travers duquel seraient intégrées les questions relatives à l'émergence des maladies infectieuses.

Fabienne Keller , rapporteure

Madame Briand, vous êtes directrice du département Maladies épidémiques et pandémiques à l'OMS. Vous avez déjà été interpellée tout à l'heure. Vous avez travaillé à l'OMS sur la prévention et le traitement de la grippe, mais aussi sur la structuration d'un cadre international pour mieux suivre les épidémies, notamment Ebola.

Sylvie Briand, directrice du département Maladies épidémiques et pandémiques à l'Organisation mondiale de la santé (OMS)

Je traiterai des facteurs d'émergence, et plus exactement des facteurs d'amplification. La dynamique des maladies infectieuses suit le schéma suivant : d'abord, l'émergence, ensuite une transmission localisée, puis une amplification et, enfin, soit grâce à une campagne de vaccination, soit parce que la population s'immunise, on aboutit à une transmission sporadique. Point très important : les facteurs d'émergence sont probablement différents des facteurs d'amplification.

Aujourd'hui, le Sras, syndrome respiratoire aigu sévère, est contenu. Le sida est toujours en phase d'amplification, Ebola, encore en phase de transmission localisée puisqu'il ne touche que trois pays, mais le risque d'amplification persiste. Ebola reste cependant assez peu transmissible. Son coefficient de transmission oscille entre 1,4 et 1,6, comparé à celui du choléra, qui se situe à 2,4. Mais Ebola est très létal, puisqu'il peut tuer jusqu'à 90 % des personnes infectées.

Les facteurs d'amplification d'Ebola sont de plusieurs ordres : une grande mobilité des populations pour raisons de travail, s'agissant de zones minières importantes, ou d'alimentation ; une organisation sociale en clans ou en ethnies, notamment à Conakry ; un manque de confiance dans les autorités, qui a conduit à un déni de la maladie, une remise en cause des mesures de prévention, une politisation excessive du problème à l'échelon local mais aussi international ; une émergence dans une zone frontière poreuse, avec trois pays touchés ; des mesures de santé publique inacceptables par les populations, par exemple l'obligation d'enterrements sécurisés, ce qui a provoqué des enterrements secrets ou la fuite dans les pays voisins.

Parmi les nombreuses leçons à tirer du cas Ebola, j'en citerai deux qui me paraissent particulièrement importantes.

D'une part, du fait que la maladie correspond à un nouveau pathogène contre lequel il n'existe ni traitement ni vaccin, les mesures de contrôle ont privilégié la quarantaine, l'isolement et la fermeture des frontières. Or, dans notre monde globalisé, il me semble préférable de favoriser la collaboration aux frontières, de mettre en place des systèmes de surveillance transfrontaliers et d'échanges de soins.

D'autre part, et surtout en l'absence de traitement spécifique, la prise en charge clinique est déterminante. À l'hôpital Donka de Conakry, nous sommes intervenus très rapidement, avec le concours notamment d'experts français. La présence de spécialistes en soins intensifs et en maladies infectieuses, les soins de soutien aux patients et une bonne hydratation ont permis en l'espèce de ramener la mortalité de 90 % à 30 % en début d'épidémie.

Pour mériter la confiance des populations, les centres de soins doivent être valorisés et de qualité optimale, et non pas, bien évidemment, devenir des lieux soit d'isolement, soit de transmission et d'amplification de la maladie. Des centres de soins efficaces permettent une détection plus précoce. Ainsi, dans le cas de la pandémie de H1N1, le premier signal a été donné par des cas de pneumonie plus sévère observés chez des personnes jeunes sans facteurs de risque. La qualité des centres de soins limite en outre les flux migratoires : dès lors que les personnes sont bien soignées chez elles, elles ne vont pas chercher des soins ailleurs. S'agissant du MERS-CoV - coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient -, des habitants d'Arabie saoudite ou de pays limitrophes se sont rendus en Allemagne, au Royaume-Uni, en France pour se faire soigner parce qu'ils n'avaient pas confiance dans le système de santé de leurs pays.

La prise en compte des facteurs sociétaux, et donc de professionnels des sciences sociales, est primordial dans le contrôle de l'amplification d'une maladie émergente. Les mesures de contrôle se doivent d'être socialement acceptables par les populations. Cela n'est pas uniquement valable pour les pays du Sud. Durant la pandémie de H1N1, je me permets de rappeler que la campagne de vaccination n'avait pas été très bien acceptée en France. Les sciences sociales permettent de plus l'analyse des chaînes de transmission et des matrices de contact, pour savoir comment et pourquoi les gens entrent en relation, ce qui permet de couper les chaînes de transmission plus efficacement.

Enfin, les phénomènes de périurbanisation méritent d'être davantage étudiés car ces zones tampons entre le rural et l'urbain sont autant de territoires où les risques se cumulent, où les fonctionnements sociaux sont souvent très particuliers.

Fabienne Keller , rapporteure

Monsieur Hoffschir, vous êtes vétérinaire. Vous travaillez aujourd'hui à la direction générale pour la recherche et l'innovation du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. Pouvez-vous nous parler d'écosystèmes et de biodiversité, l'une de vos thématiques d'étude ?

Didier Hoffschir, conseiller scientifique auprès du directeur général de la recherche et l'innovation, ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche

Il est difficile pour un représentant du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche de s'exprimer puisque, finalement, celui-ci ne s'exprime jamais mieux qu'au travers de la voix de la communauté scientifique.

Le ministère accompagne les concepts émergents, ce qui s'est manifesté par exemple sur le sujet de la biodiversité. Nous pouvons disposer au niveau international d'une plateforme scientifique d'expertise assez analogue à celle du Giec - le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat - et qui comprend notamment tous les aspects de biodiversité de la santé, et pas seulement de protection et de conservation de la nature. Il importe pour nous de mettre à la disposition des communautés scientifiques des équipements qui permettent de les conforter. Par exemple, la capacité du laboratoire P4 de Lyon, précédemment évoqué, va doubler grâce au programme des investissements d'avenir. Nous sommes attentifs à ce que la recherche sur projet puisse encourager l'émergence de nouvelles compétences.

Dans le domaine de l'enseignement supérieur, nous disposons de compétences très fortes et d'un système de formation reconnu. Il faut, me semble-t-il, veiller à ce que étudiants et chercheurs fassent toujours davantage preuve de curiosité d'esprit et soient particulièrement ouverts aux sciences humaines et sociales, notamment par le biais de cursus multiples.

En outre, la formation doit bénéficier au Sud. Il convient de favoriser un développement par la recherche dans les pays avec lesquels nous sommes amenés à collaborer. Je ne peux que souligner le travail tout particulier des établissements dédiés mais aussi de ceux dont nous assurons la tutelle.

Continuons à développer la transversalité entre les établissements de recherche, soulignée par le professeur Patrice Debré. Les alliances de recherche favorisent une réelle coordination entre établissements et leur permettent d'influer sur les investissements et les programmes, et d'avoir une réactivité très forte en cas d'émergence épidémique, comme celle que nous venons de connaître.

Enfin, le partage des connaissances, des travaux de recherche dans le temps long avec le grand public et les décideurs me paraît essentiel. Je salue donc l'initiative qui nous réunit aujourd'hui.

Fabienne Keller , rapporteure

Monsieur Schwartz, vous êtes responsable du département biologie-santé à l'Agence nationale de la recherche. La recherche est-elle la seule piste de progrès ? Pouvez-vous nous parler des priorités ? Quelle est la méthodologie pour décider de ces priorités ?

Bertrand Schwartz, responsable du département biologie-santé à l'Agence nationale de la recherche (ANR)

L'ANR est une agence qui finance l'excellence scientifique sur projet, au travers d'une phase d'évaluation compétitive. Les résultats s'obtiennent en moyenne trois ou quatre ans après la phase de sélection des projets. L'ANR complète donc les actions immédiates et de terrain.

Les éléments de cognition qu'elle apporte touchent le corpus général, grâce à une communauté de plus de 1 300 leaders de recherche. Notre soutien à la recherche dans ce domaine représente, depuis dix ans, environ 25 millions d'euros par an. Si nous nous intéressons aux pathogènes connus, nous devons rester en alerte quant aux branches méconnues du vivant.

L'ANR se développe dans le champ de la transversalité, en incluant ce qui touche à la modélisation du système Terre et ses différents aspects - climat, environnement, urbanisation, comportements humains, etc. L'idée est de disposer d'une boîte à outils pour proposer différents moyens de lutte : stratégies vaccinales génériques, stratégies de diagnostic génériques, connaissances des systèmes vectoriels, réactivité de la population notamment au regard du développement des Big data. Voilà tout un terreau de connaissances préparé à long terme.

Comment gérons-nous les priorités ? Nous avons de nombreux échanges avec les Alliances précitées pour établir le plan d'action de l'ANR et en dégager des axes forts. Depuis deux ans, l'un des axes prioritaire est « pathologies émergentes et résistance aux antibiotiques », dans le cadre du défi « Vie, santé et bien-être ». Un autre axe porte sur les risques sanitaires associés aux changements climatiques. Nous considérons qu'il est de notre devoir de baisser les barrières entre ces différents défis, pour « récolter » tous les projets qui sont aux frontières des différents systèmes et faciliter leur évaluation, en vue de faire émerger de nouvelles communautés et les aider à élaborer de nouveaux dossiers.

Il est à noter qu'un quart des équipes travaillent sur la frontière santé humaine-santé animale, et que l'ANR finance non seulement au niveau national, mais soutient également des programmes internationaux de recherche. Nous sommes activement engagés dans des ERA-Net, en particulier Infect-ERA et Anihwa sur l'infection animale, et participons à la joint programme initiative sur l'antibiorésistance, qu'a évoquée Thierry Pineau. Cette programmation se fait conjointement avec les alliances.

L'ANR n'est pas dimensionnée pour une réactivité immédiate mais, dans des circonstances exceptionnelles, elle peut aider à accélérer certains projets en phase d'évaluation, ce qui a été le cas pour Ebola, et gérer des appels à projets « flash » en cas de crise grave.

Fabienne Keller , rapporteure

Je ne peux m'empêcher de réagir. L'ANR ne doit-elle pas s'adapter à ces nouveaux besoins de recherche, plus urgents et sur de nouveaux champs ? Le débat est ouvert.

Pour conclure cette première table ronde, je laisse la parole à M. Guégan.

Jean-François Guégan, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD)

J'ai choisi de vous présenter quelques exemples illustratifs d'orientation de recherches, inscrits dans le nouveau programme des Nations unies, baptisé FutureEarth .

Je m'appuierai sur un cas particulier, que je connais le mieux, celui d'une mycobactérie environnementale - Mycobacterium ulcerans -, laquelle sévit en Guyane française.

D'une manière générale, les problèmes d'émergence sont complexes car ils se caractérisent par des ruptures des équilibres dynamiques, qui, par nature, sont imprévisibles. En l'espèce, notre analyse s'est voulue la plus globale possible. Nous avons choisi de surveiller dix-sept sites aquatiques en Guyane, et trente-six au Cameroun pour être en mesure de faire des comparaisons entre continents. Nous pensons que ce microbe, qui cause des ulcérations cutanées chez l'homme, serait d'origine tellurique, comme quoi l'émergence infectieuse est réellement un « jeu sans frontières ». Au-delà de la seule recherche de la mycobactérie, nos mesures ont également intégré un ensemble de conditions telles que la déforestation, l'occupation du sol, pour le développement de l'agriculture, et celle des populations humaines.

Nous avons d'abord constaté que la déforestation perturbe les équilibres dynamiques et entraîne une diminution du nombre et de la diversité des organismes vivants porteurs de la mycobactérie. Les communautés d'espèces aquatiques sont déstabilisées, laissant se développer des espèces extrêmement bien adaptées à ce contexte nouvellement « déforesté ». Par malchance, ces dernières sont d'excellents porteurs de la mycobactérie. Tel est le schéma du processus d'émergence.

Ensuite, en analysant les communautés d'espèces, on observe que des prédateurs tendent à disparaître lors de la déforestation et n'exercent plus leur mission de pression de prédation sur leurs proies. Logiquement, celles-ci se multiplient. Or elles se révèlent d'excellents hôtes porteurs de la mycobactérie. De fait, les populations humaines, à l'origine de la modification des processus dynamiques au travers de la déforestation et du développement de l'agriculture, se trouvent exposées à cet aléa environnemental.

En général, l'infectiologie s'intéresse plus particulièrement à la transmission infectieuse dans le compartiment humain par des processus, notamment, de contagion, alors que les approches One Health , One World et EcoHealth - « Écologie de la santé » - développent une vision d'ensemble.

Dans ces situations, les processus d'émergence au travers de la déforestation est donc d'abord dû à une perturbation des équilibres dynamiques des organismes et des différentes espèces vivant dans la forêt. Ceux-ci se trouvent conditionnés à de nouveaux espaces déforestés et, par malchance, un certain nombre d'entre eux sont d'excellents porteurs, véhicules d'agents infectieux.

Considérons les niveaux successifs d'organisation du vivant, depuis les molécules et les gènes jusqu'à l'écosystème et l'environnement global, en passant par les tissus, les organes, les individus, les populations et les communautés écologiques. Étudions maintenant auxquels de ces niveaux se rattachent les trois secteurs de la recherche que sont les sciences biomédicales, les sciences en santé publique et les sciences écologiques.

Les sciences biomédicales s'intéressent à des niveaux fins et vont rarement au-delà du niveau individuel. Les sciences de santé publique s'intéressent aux individus et aux populations, lorsque les sciences écologiques embrassent, depuis quelques années, les différents niveaux. Or l'émergence de nouveaux agents pathogènes concerne les deux niveaux supérieurs, à savoir les communautés écologiques et les écosystèmes, parce que les micro-organismes, responsables de maladies émergentes, sont des éléments à part entière des écosystèmes naturels.

J'en viens aux principales observations que je tiens à formuler.

La problématique d'émergence infectieuse, qu'il s'agisse de la résistance aux antibiotiques ou de l'apparition de nouveaux agents, est avant tout d'ordre écologique et évolutif. Des modifications environnementales engendrées par l'humain peuvent interférer avec des dynamiques microbiennes, comme je l'ai montré avec l'exemple de Mycobacterium ulcerans .

Il est à noter que s'est développée, en France, au cours des dix dernières années, une recherche importante, avec un rôle majeur joué par l'ANR. La carte du déploiement du dispositif « Écologie de la santé » sur le territoire montre la présence de deux grands pôles à Paris et à Montpellier, avec notamment la collaboration de nos collègues du Cirad, de l'IRD et de l'Université.

Nous avons besoin d'une approche intégrative pour comprendre les émergences lorsqu'une forte part de notre recherche se concentre sur des niveaux d'organisation fins. Prenons l'exemple d'Ebola : l'origine du virus, les causes de son émergence et de sa transmission de l'animal réservoir vers l'humain nous sont encore globalement inconnues.

Je soulignerai également l'importance d'intégrer les données à différents niveaux d'organisation et de développer ce que l'on appelle la « biologie des systèmes ». On possède aujourd'hui énormément de données, dont on ne sait comment les intégrer.

Les processus à l'oeuvre dans les phénomènes d'émergence se révèlent souvent identiques. Je crois beaucoup à l'outil analogique. Personne ne l'a utilisé pour comparer l'émergence des virus Ebola et Nipah, alors que tous deux sont portés par des chauves-souris, frugivores poussées en partie à quitter leurs espaces naturels par la déforestation.

Surveillons l'évolution des systèmes, en particulier tropicaux, sur le long terme. Les Américains s'y sont mis voilà une quinzaine d'années, via les Long term ecological research surveys . Au travers de l'IRD, du Cirad et des Instituts Pasteur d'outre-mer, nous avons la capacité de le faire, notamment dans les zones tropicales. Manifestement, il nous faut promouvoir une adaptation de la recherche à ces nouvelles problématiques de long terme.

Échanges avec la salle.

Fabienne Keller , rapporteure

J'invite à présent les intervenants ou les participants de la salle à réagir. Monsieur Le Marcis, vous avez la parole.

Frédéric Le Marcis, professeur d'anthropologie sociale à l'École normale supérieure de Lyon

J'ai entendu aujourd'hui plusieurs lieux communs, et je pense qu'il faut aider les institutions à s'en affranchir.

Le premier est le recours abusif à la notion de pauvreté. Mieux vaut à mon sens aborder la question sous l'angle des inégalités, qui permettent de mieux comprendre les différences d'approche des populations du Nord et du Sud face à l'émergence des épidémies.

Un deuxième est le discours répété à l'envi par un certain nombre d'acteurs, à l'instar de Sylvie Briand ce matin, établissant un rapprochement entre clan, ethnie, et amplification de l'épidémie. Faire ainsi le lien entre une identité essentialisée, des comportements et l'impact supposé sur une épidémie est véritablement problématique. De même qu'il n'y aucun lien direct entre le fait d'être Breton et d'avoir la grippe, il n'y en a aucun entre le fait d'avoir Ebola et d'être Zoulou ou Peul.

Sylvie Briand, directrice du département Maladies épidémiques et pandémiques à l'Organisation mondiale de la santé (OMS)

C'est un raccourci de mes propos. Quand je parle de « clans », je fais référence au modèle social de la Rome antique.

Fabienne Keller , rapporteure

Vous aurez évidemment l'occasion de vous en expliquer. Poursuivez, monsieur Le Marcis.

Frédéric Le Marcis, professeur d'anthropologie sociale à l'École normale supérieure de Lyon

Par ailleurs, il faut bien avoir à l'esprit la réalité des centres de santé dit « faibles ». En Guinée, la majorité des acteurs de la santé sont des stagiaires non payés. Ces centres de santé sont le produit d'une politique spécifique, qui fabrique des situations où personne n'est responsable ni, surtout, durablement engagé dans ces centres de santé.

La pluridisciplinarité est un terme qui a été cité à de nombreuses reprises ce matin. Il est en effet très à la mode. Cependant, dans la réalité, un thésard pluridisciplinaire ne trouve pas de poste en France, parce que l'institution française, et notamment le Conseil national des universités, ne reconnaît pas la pluridisciplinarité. Seules les commissions 52 et 53 du CNRS offrent quelques postes estampillés « pluridisciplinaires ».

Nous avons également beaucoup parlé de confiance. Si la prise en charge dans le cadre de l'épidémie Ebola a provoqué une telle défiance, c'est parce qu'on mélangeait santé populationnelle et santé individuelle : les personnes étaient invitées à venir se soigner dans des camps où 70 % des patients mouraient.

Je signale un fait concernant les solutions d'hydratation. À Coyah, dans l'un des centres les plus actifs, proche de Conakry, les patients meurent parce qu'ils ne boivent pas.

N'oublions jamais que les populations pensent. Elles ne sont pas ignorantes. Elles se protègent. Elles sont rationnelles. Aujourd'hui, en Guinée, on enterre les morts sans le dire aux familles, sans préciser aux gens où se trouvent les tombes de leurs parents. On tire les corps sur le sol pour aller les enterrer. Dans ce contexte, réfléchissons à ce qu'est une politique de la confiance. Mettons au point des centres de santé ordinaires mais fonctionnels.

Sylvie Briand, directrice du département Maladies épidémiques et pandémiques à l'Organisation mondiale de la santé (OMS)

Je voudrais clarifier mes propos, peut-être mal interprétés. Ebola est une maladie de contact, qui se transmet entre proches. Les premiers infectés sont les membres de la famille, pas forcément voisins, ce qui explique l'amplification constatée dans un certain nombre de lieux. Par exemple, pour les enterrements, les gens viennent de contrées différentes. C'est d'ailleurs de cette manière qu'Ebola s'est retrouvé au Mali.

Jeanne Brugère-Picoux, professeur vétérinaire, membre de l'Académie nationale de médecine

La pluridisciplinarité se retrouve chez les vétérinaires. Aujourd'hui, lorsqu'une maladie animale surgit, d'excellents sites existent pour nous informer, les meilleurs étant ceux de l'OIE et du ministère de l'agriculture. Ces sites sont de qualité parce qu'ils sont gérés par des vétérinaires.

Jean-Paul Moatti, président-directeur général de l'Institut de recherche pour le développement (IRD)

Sur la confiance des populations, ne faisons pas preuve d'un angélisme excessif. Les maladies émergentes sont entrelacées avec des conflits sociaux, politiques, voire militaires. Il existe des enjeux sociopolitiques et sécuritaires sur lesquels on ne peut faire l'impasse et qui influent également sur la façon dont les populations accueillent ou rejettent les mesures mises en place dans la lutte contre une épidémie.

Pascal Boireau, directeur du laboratoire de santé animale de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses)

J'interviens également en qualité de vice-président de la Fédération mondiale de parasitologie, puisque les parasites sont aussi des maladies infectieuses dont l'émergence régulière sur l'ensemble de la planète pose un certain nombre de problèmes, notamment en termes de moyens de lutte.

La réduction de la biodiversité est un facteur d'émergence très clair. Il n'est qu'à voir la sensibilité extrême de nos troupeaux de ruminants, illustrée précédemment par Thierry Pineau. Ces derniers ont été particulièrement affectés par deux maladies tropicales, et ce pendant cinq ans.

Je terminerai en rappelant les propos introductifs tenus à l'occasion du dernier congrès mondial de parasitologie, qui s'est tenu à Mexico l'année passée. Depuis 1970, 1 500 nouvelles molécules existent pour lutter contre les maladies humaines au niveau de la surface du globe. Elles concernent le cancer, le diabète, les maladies longues que l'on doit traiter pendant plusieurs mois. Vingt-cinq nouvelles molécules concernent les maladies infectieuses, et six seulement les maladies parasitaires.

Yaël Legoux, infirmier

Il a été beaucoup question d'éducation, mais seulement concernant les élites politiques et scientifiques. Or, qui fait le lien entre les élites et les populations ? Qui forme les « petits agents », appelés à transmettre le discours politique ou les informations médicales, difficilement compréhensibles pour les populations ?

Martine Lejot, membre du comité directeur de l'association France Lyme

Que doit faire une association de patients comme la nôtre pour être entendue des pouvoirs publics ? De quel recours dispose-t-elle quand, après avoir témoigné, averti, alerté, elle se confronte à un déni des instances ? Quel peut être notre rôle ?

Catherine Leport, professeure des universités, praticienne hospitalière

En tant que médecin clinicien, je suis très sensible à la notion de confiance, au lien qui se tisse entre le médecin et le patient. Mais intervient à ce propos la notion de gestion du temps. Il serait utile d'y consacrer un atelier de prospective. Dans ces enjeux collectifs, la relation individuelle entre le médecin et son patient est le premier maillon pour créer de la confiance envers le système de santé et la diffuser à l'ensemble de la société.

Christophe Peyrefitte, virologue, spécialiste des fièvres hémorragiques

J'aimerais également répondre à la question posée sur la formation des personnels et l'information des populations. En Guinée, grâce au financement de l'Agence française de développement, qui soutient des actions de la Fondation Mérieux, en particulier dans le cadre d'un réseau de laboratoires ouest-africains auquel j'ai moi-même collaboré, un audit effectué dans quarante hôpitaux préfectoraux a permis de mettre en place des formations sous forme de modules pratiques, pour apprendre, par exemple, à réaliser des solutions de décontamination. Elles ont été dispensées aux médecins, aux infirmiers et aux techniciens de laboratoires. Ce programme de formation est toujours en cours, complété par un dispositif développé par l'OMS. Toujours en Guinée, des spots télévisés, des émissions de radio, un système d'envoi de SMS participent à l'information des populations.

Bruno Dondero, professeur à l'Université Paris 1, directeur du Centre audiovisuel d'études juridiques (Cavej)

Sur cette question de la formation des personnels, n'étant « que » professeur de droit, je souligne tout l'intérêt des cours en ligne - Mooc et Spoc -, que nous évoquerons au cours de table ronde suivante.

Thierry Pineau, chef du département santé animale de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra)

J'aimerais insister sur l'importance d'éviter, dans les tout premiers temps d'une émergence, de nous retrouver confrontés à des enjeux de souveraineté entre instituts de recherche nationaux autour des premiers échantillonnages et de la première diffusion des agents pathogènes. Il faut essayer de promouvoir un véritable altruisme international, à l'échelle européenne en particulier, pour faciliter la transmission des échantillons et des informations aux temps précoces de l'émergence, faute de quoi nous perdrons un temps précieux dans l'identification d'une émergence et son traitement opérationnel.

Lucien Hounkpatin, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, spécialiste des rites funéraires

Éducation et transmission sont deux notions fondamentales. Un chirurgien qui réalise une greffe, même si son intervention s'est parfaitement déroulée d'un point de vue technique, observe toujours un temps de latence pour la déclarer réussie car il sait qu'un rejet est possible. En matière d'éducation et de transmission, ayons cette idée à l'esprit.

Christiane Bruel, médecin épidémiologiste, Agence régionale de santé d'Île-de-France

Dans toute lutte contre une épidémie, il est indispensable que la société entière soit partie prenante. Je trouve dommage, par exemple, lors d'épidémies saisonnières de type grippal comme on les connaît en France, que l'on ne profite pas de l'occasion pour sensibiliser la population à des gestes tels que porter un masque, éternuer dans son coude, utiliser une solution hydro-alcoolique ou éviter de se rendre dans des établissements accueillant des personnes âgées. Connaître les bonnes pratiques, à mettre en place rapidement, serait assurément utile pour préparer la population à d'éventuelles futures épidémies peut-être plus graves.

François Bricaire, chef du service Maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière

J'aimerais répondre à la représentante de l'association France Lyme. Il faut bien définir une maladie que l'on qualifie d'émergente. Si on déborde des limites de l'émergence, on devient négatif, ce qui, à mon avis, est tout à fait délétère en matière de politique de santé.

Didier Bompangue, professeur associé à l'Université de Kinshasa

Ce matin, j'ai entendu répéter l'expression « Je ne suis que... ». Cela traduit bien notre culture médico-centrée.

Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise

Les propos que nous avons entendus illustrent bien la difficulté de mettre en oeuvre la pluridisciplinarité, entravée par des habitudes de fonctionnement en silo ou en tuyaux d'orgue. Il apparaît que les chercheurs et les scientifiques sont mobilisés sur leurs sujets et ont bien du mal à communiquer. Partager et mutualiser les connaissances est un véritable enjeu. Peut-être faudrait-il également penser, dans les universités, à former à de nouveaux métiers de médiation et de pédagogie, dans le domaine de la santé.

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