II. L'AFFIRMATION PROGRESSIVE D'UNE POLITIQUE MONÉTAIRE NON CONVENTIONNELLE

Associée aux interventions de l'Union européenne et du Fonds monétaire international dans les pays de la zone euro placés sous assistance financière, la Banque centrale européenne a, depuis 2010, développé ses propres instruments destinés à endiguer la crise de liquidités que traverse, à des degrés divers, le secteur bancaire européen tout en tentant de faire baisser les coûts de refinancements auxquels sont confrontés certains États membres en difficulté. Le rôle de la dette souveraine sur les marchés financiers est en effet fondamental, leurs taux servant de référence. Il s'agit, pour la BCE, d'atténuer les tensions excessives observées sur les marchés et de contribuer ainsi à soutenir l'offre de crédit à l'économie réelle. Ce faisant, elle entend répondre à l'objectif de stabilité des prix et de stabilité financière qui lui ont été assignés par le Traité.

La BCE a, dans cette optique, utilisé les instruments de politique monétaire conventionnelle, à l'instar de la baisse des taux, mais aussi de dispositifs relevant de la politique monétaire non-conventionnelle. Celle-ci comprend toute mesure visant à influencer directement le coût et la disponibilité du financement externe des banques, des particuliers et des sociétés non financières Au sein de celle-ci, on peut distinguer les mesures non-conventionnelles indirectes ou endogènes, à l'image de l'ouverture de nouvelles lignes de refinancement et les mesures non-conventionnelles directes ou exogènes, comme le rachat des obligations sécurisées opéré dès 2009.

Par ailleurs, si elle joue effectivement un rôle dans la lutte contre la crise et qu'elle participe aux missions de la troïka dans les pays sous assistance financière, la BCE n'apparaît pas comme prescriptrice de rigueur budgétaire. Elle ne veille pas à l'application du Pacte de stabilité et de croissance ni ne prend de décision en lieu et place de l'eurogroupe en ce qui concerne la poursuite des programmes d'assistance financière. Sa visibilité dans la réponse européenne apportée à la crise tient aussi la faiblesse du pare-feu financier mis en place par l'eurogroupe, via le Fonds européen de stabilité financière (FESF) puis le Mécanisme européen de stabilité (MES).

Avant d'aborder spécifiquement les mesures de politique monétaire, il convient d'insister sur le rôle de la communication de la BCE depuis le début de la crise. La BCE a, dès sa création, institué des conférences de presses suivant ses prises de décision, ce qui a constitué une nouveauté dont s'est inspirée par la suite, la Fed. Certains observateurs relèvent néanmoins un changement qualitatif et quantitatif opéré depuis la nomination de Mario Draghi à la tête du de la BCE en novembre 2011. Une comparaison établie entre les annonces faites en 2002 et 2014 mettent en avant une réelle inflexion en faveur d'une plus grande explication des décisions de la BCE. La durée des présentations lors des conférences de presse a ainsi doublé sur la période. 40 % du temps de ces conférences est par ailleurs consacré en 2014 à la justification de la prise ou non de décision contre 10 % en 2002.

À l'image de la Fed , la BCE a depuis souhaité développer un véritable magistère de la parole, anticipant la prise de décision effective et martelant ses objectifs, au premier rang desquels apparaît expressément depuis 2012 la défense de l'euro. La BCE a ainsi modifié officiellement sa stratégie de communication en 2013 pour se rapprocher de celle mise en oeuvre aux États-Unis ou au Royaume-Uni : la forward guidance . Il s'agit d'influencer durablement les anticipations sur l'évolution des prix à moyen et long terme grâce à une communication active, sans pour autant toujours prendre effectivement des décisions. Cet effort de transparence apparaît particulièrement adapté en situation de taux d'intérêts très faibles. Ainsi, en annonçant à l'avance les niveaux futurs des taux d'intérêt, la BCE précise ses intentions et dissipe l'incertitude reposant sur ses futures décisions. Le recours à la forward guidance est réévalué à chaque réunion du Conseil des gouverneurs. Il s'agit clairement d'une rupture par rapport aux pratiques passées, ou la visibilité de la politique des taux de la BCE ne dépassait pas un mois.

Ce souci de pédagogie est renforcé, depuis le 19 février 2015, par la publication des minutes des réunions du Conseil des gouverneurs. Cette transparence est en vigueur au sein de la Fed depuis 1994. La BCE jugeait jusqu'alors que la publication des comptes rendus pouvait affecter la clarté de la politique monétaire aux yeux des investisseurs. La BCE estimait, en outre, que l'absence de publication permettait de de renforcer son indépendance en prémunissant les gouverneurs des BCN d'éventuelles pressions sur leurs prises de position au sein du Conseil des gouverneurs. Leurs interventions sont d'ailleurs rendues anonymes dans les minutes publiées en 2015, là où la Fed y fait figurer les votes individuels.

A. UNE BAISSE DES TAUX INEFFICACE ?

1. Une diminution quasi-continue depuis 2009...

Face aux risques d'une crise de liquidités et d'une pénurie des crédits, la BCE a pris le parti depuis mai 2009 de baisser ses taux directeurs. La perspective d'une déflation généralisée a contribué à renforcer cette tendance en 2014.

Les taux directeurs sont au nombre de trois :

- Le taux d'intérêt des opérations principales de refinancement (refi), qui grève les coûts de refinancement des banques auprès de la BCE. Les opérations de refinancement ( open market ) sont hebdomadaires ;

- Le taux d'intérêt de la facilité marginale de prêt (taux marginal) est appliqué aux prêts d'urgence accordés par la BCE à des établissements financiers, à court de liquidités. Les prêts sont octroyés au jour le jour, le montant des intérêts étant déduit du prêt initial ;

- Le taux d'intérêt de la facilité de dépôt, qui rémunère les dépôts placés par établissements financiers auprès de la BCE.

Évolution des taux directeurs depuis 2009

07/05/2009

13/04/2011

13/07/2011

09/11/2011

08/12/2011

11/07/2012

02/05/2013

07/11/2013

11/06/2014

04/09/2014

Refi

1 %

1,25 %

1,5 %

1,25 %

1 %

0,75 %

0,5 %

0,25 %

0,15 %

0,05 %

Marginal

1,75 %

2 %

2,25 %

2 %

1,75 %

1,5 %

1 %

0,75 %

0,4 %

0,3 %

Dépôts

0,25 %

0,5 %

0,75 %

0,5 %

0,25 %

0 %

0 %

0 %

-0,1 %

-0,2 %

(Source : Banque centrale européenne)

La baisse des taux, particulièrement manifeste en ce qui concerne celui de la facilité de dépôt, est envisagée par la BCE comme la mesure conventionnelle la plus adaptée pour susciter à la fois une offre et une demande de crédit au sein de la zone euro. À la différence des économies britannique ou américaine, le système financier de la zone euro demeure en effet très intermédié, les banques y jouant un rôle majeur. Avec un taux de dépôt négatif, les établissements financiers n'ont aucun intérêt à placer leurs réserves sur les comptes de la BCE. Dans le même temps, la faiblesse des taux incite entreprises ou particuliers à emprunter.

2. ... mais dont les effets sont limités

Tout aussi séduisante qu'elle soit, cette baisse des taux n'est pas un gage de réussite comme en témoigne l'atonie de la demande de crédits. Les crédits aux agents privés au sein de la zone euro, ont, en effet, reculé de 2-3 % en 2013 et 2014. La baisse des taux comporte également un double risque. Le premier consiste en la formation de bulles nourries par la faiblesse des coûts d'emprunt. Le taux ne varie plus véritablement en fonction de l'offre et de la demande et ne permet plus dans le même temps une sélection entre bons et mauvais projets. Les taux ne jouent plus leur rôle d'éviction des investissements non rentables, ce qui est porteur de risque en cas de nouvelle crise financière. Le deuxième écueil consiste en une tentation au rationnement du crédit, les banques étant justement rétives à l'idée de financer des bulles.

L'action de la BCE s'inscrit de surcroît dans un contexte de croissance de l'épargne qui favorise déjà la baisse des taux. L'offre de capitaux (l'épargne) est supérieure à la demande (l'investissement), ce qui tire le prix de l'argent, le taux d'intérêt, vers le bas. La conjoncture atone et la faiblesse des anticipations d'inflation ont contribué à faciliter cette baisse. Les marges de manoeuvre de la politique monétaire conventionnelle demeurent dans ces conditions limitées, dans un environnement qui pourrait devenir structurellement déflationniste, faute de demande. Cette hypothèse est qualifiée de « stagnation séculaire » par les économistes Olivier Blanchard, Paul Krugman et Lawrence Summers.

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