B. DÉBAT

M. Jacques Grosperrin

Je tiens, monsieur l'académicien, à vous féliciter pour la sincérité dont vous faites preuve dans l'analyse de la réforme des programmes du collège, qui dépasse le clivage entre les partis.

Vous considérez avec raison que la suppression du latin et du grec, ainsi que des classes d'excellence, affecterait les collèges en difficulté, ces dispositifs permettant de créer une certaine mixité sociale et d'offrir un enseignement de qualité aux élèves d'origine modeste.

Vous l'avez déploré, l'enseignement du français a peut-être été délaissé pour ne pas mettre en difficulté les élèves qui en étaient le plus éloigné, l'exigence étant vue comme discriminatoire. À vouloir être trop bienveillant à l'égard des enfants les moins favorisés, on les empêche d'accéder à l'ascension sociale.

La tendance à la culpabilisation se retrouve dans la part belle faite, dans les programmes, aux questions sensibles comme la colonisation ou l'esclavage, au détriment des humanités et des Lumières. L'évocation de faits historiques importants contribue à susciter chez les élèves le sentiment d'appartenance à la nation. Comment expliquez-vous ce désamour de la France pour elle-même et son aversion pour son histoire ? Pourriez-vous esquisser les pistes d'une réforme de l'enseignement de l'histoire pour remédier à ce sentiment d'une France fatiguée d'elle-même ?

M. Alain Vasselle

J'ai le sentiment, monsieur l'académicien, que vous vous faites l'écho de ce qu'on peut lire et entendre dans le monde de l'enseignement sur nos territoires où, semble-t-il, la coupe du mécontentement déborde.

Les programmes se trouvent en dehors du domaine législatif ; à quel autre levier pouvons-nous faire appel pour agir ? Je n'ose imaginer qu'en tant qu'académicien vous n'ayez pas été consulté sur cette réforme des programmes. Si vous l'avez été, votre argumentation a-t-elle réussi à convaincre ? Quelles réponses vous ont été opposées en retour ?

Mme Marie-Christine Blandin

Je m'exprime à double titre, au nom du groupe des écologistes et en tant que membre assidu du Conseil supérieur des programmes (CSP). Je vous remercie, monsieur Nora, pour le ton de cet exposé argumenté, à la fois modéré et résolu.

Je vous sais gré d'avoir honnêtement signalé dans les médias que le CSP avait rétabli la chronologie dans les programmes d'histoire. Je regrette que mes collègues de l'opposition ne se félicitent pas tous les jours de cette action salutaire.

Les programmes proposés par le CSP sont provisoires, annoncés comme tels et ont été soumis à consultation pendant un mois. D'ailleurs l'initiative prise lors du colloque de la Sorbonne sur le champ de l'histoire émane du CSP et non de la ministre de l'éducation nationale.

S'agissant des lois mémorielles, les écologistes partagent totalement votre point de vue. Ils laissent aux historiens l'écriture de l'histoire et votent contre ces lois mémorielles, affrontant ainsi le courroux de leurs collègues.

Sur la question des programmes, je rappelle que la loi sur la refondation de l'école crée une instance indépendante, le CSP, composé de dix-huit membres dont six parlementaires, chargé d'élaborer des projets de programmes, l'élaboration des décrets revenant à la ministre de l'éducation nationale. Je ferai remarquer que les plus contestataires de nos membres ne sont jamais présents. Sur la méthode, le CSP a élaboré une charte qui s'appuie sur les travaux d'un groupe de travail, composé de fonctionnaires de la direction générale de l'enseignement scolaire, d'enseignants, d'intellectuels et de chercheurs au sein duquel des pressions ont pu s'exercer et des conflits s'exacerber. Le CSP est souverain et avisera in fine au vu des résultats de la consultation. S'agissant des lois mémorielles, le CSP n'a pas subi de pression. Il a cherché un point d'équilibre entre repentance et omerta, en ne souhaitant bien entendu ni l'une ni l'autre.

En ce qui concerne les accusations portées par les médias à l'encontre du CSP, je dirai que les journalistes ont parfois tendance à se fier aux informations déjà publiées par leurs confrères plutôt que de lire les programmes. Parmi ces accusations, celles relatives à la suppression du latin et du grec sont hors de propos puisque le CSP n'a rédigé que le socle de connaissances de compétences et de culture ainsi que les projets de programmes.

Il me paraissait donc utile de diffuser une information rationnelle et juste, à défaut de laquelle on ne sait plus qui dit quoi et on tue l'espoir. Je répète que le CSP mène une consultation et qu'il entend tout le monde sans faire de repentance.

Enfin, je rappelle que l'enseignement privé sous contrat, dont vous avez regretté le risque d'opportunisme, est soumis aux mêmes règles que l'enseignement public.

M. Daniel Percheron

Monsieur Nora, c'est un grand plaisir de vous entendre. J'ai été moi-même professeur d'histoire en lycée technologique et j'ai l'expérience des milieux populaires.

Je partage votre analyse sur les émotions nationales, sur cette liaison entre la famille, le mariage pour tous, l'école et l'évolution du collège... à savoir le moule républicain. Dans ma région, entre 1980 et 2000 et à population constante, le nombre de ménages a explosé, au moment où nous accueillions l'enseignement de masse dans le cadre de la décentralisation. Cette massification de l'enseignement n'a pas abouti à l'égalité des chances, qui est le rêve des politiques et des élites. Les enquêtes PISA nous rappellent que même si nous dépensons le plus au monde par élève dans le secondaire, les inégalités sociales demeurent dans la formation de la jeunesse.

Je pense que le roman national se termine à la libération de Paris, plutôt qu'en 1922. L'action de la Résistance a laissé croire à la victoire de la France. Mais la repentance doit être exclue de notre histoire nationale ; il n'est pas question d'en accepter la thèse ou la trame. Cette histoire subit l'influence des États-Unis, où la situation est différente puisque la question sociale ne peut être traitée sans évoquer la question raciale.

S'agissant de l'enseignement du français dans les lycées, l'orientation me semble être une des clefs des problèmes de l'enseignement secondaire. Ma génération comptait 140 000 bacheliers, nous avons aujourd'hui 143 000 bacheliers scientifiques, ce qui signifie que le lycée de centre-ville s'est maintenu à travers la massification. Les classes moyennes et les élites ont gardé le mode d'emploi de l'excellence scolaire. Il faut qu'à l'heure de l'enseignement professionnel, de l'apprentissage, de la formation tout au long de la vie, nous trouvions le moyen de relier la trame de nos lycées professionnels à cette filière unique, où la méritocratie est une sorte de sésame.

Enfin, je partage votre analyse sur le latin et le grec. La filière de l'étymologie est essentielle ; je pense qu'elle est irremplaçable pour les Français. L'étude historique de l'Antiquité est également très importante ; ainsi l'histoire de l'Empire romain, du Haut-Empire à son effondrement, peut être le point de départ, sinon d'un roman national, d'un roman européen.

Mme Colette Mélot

Monsieur l'académicien, je partage beaucoup de vos propos sur la réforme du collège, notamment sur le discours hypocrite d'une possible égalité entre tous les élèves. Or, l'égalité de l'offre scolaire est source d'inégalités, les élèves n'ayant pas tous les mêmes besoins. Pensez-vous que la formation des maîtres soit en adéquation avec l'école d'aujourd'hui ? Les nouvelles technologies ne changent-elles pas la façon d'apprendre ?

M. Jean-Claude Gaudin

Je souhaite revenir sur la question des lois mémorielles. Un de nos anciens collègues, M. Robert Badinter, s'est toujours opposé à ce genre de lois au Sénat. Une de nos éminentes collègues, présidente de groupe, qui désirait de longue date voir adoptée une proposition de loi reconnaissant le génocide arménien, a réussi en 2001 à convaincre un membre de chaque groupe de rédiger un texte commun, contre l'avis du Président de la République, M. Jacques Chirac, et contre l'avis du Premier ministre, M. Lionel Jospin. Mais nous sommes des hommes libres et indépendants, quoique soumis à différentes pressions dans nos collectivités territoriales. Que ce soit le Val-de-Marne ou Marseille, elles comprennent une nombreuse population d'origine arménienne, d'ailleurs parfaitement intégrée. Le Sénat a réussi à faire adopter ce texte sur la reconnaissance du génocide contre l'avis des tout-puissants de l'époque. Depuis, MM. Sarkozy et Hollande se sont souvent rendus en Arménie et ont finalement adhéré à l'idée d'une loi visant à pénalisesr la négation de ce génocide. Une loi a été votée en ce sens au Parlement et soixante parlementaires ont saisi le Conseil constitutionnel, qui l'a censurée. Cette loi viendra bien un jour, même s'il faut du temps !

Il nous a fallu en effet beaucoup de temps pour reconnaître le génocide et c'est un honneur pour la République française et la Haute assemblée de l'avoir fait. Nous subissons forcément l'influence de nos concitoyens, nous sommes à leur écoute et nous portons leurs revendications.

M. Pierre Nora

Permettez-moi de m'adresser directement à vous, monsieur Gaudin. Bien entendu, la défense de l'idée du génocide est pleine de panache et de justice. Toutefois, aux yeux d'un historien le mot est vague. Car si nous nous référons à la définition qui a été donnée en 1945, celle-ci suppose une intentionnalité - or, il y a une quantité de génocides, par exemple au Rwanda, où vous ne retrouvez pas l'ordre initial comme vous pouvez le faire pour d'autres. Surtout, il faut distinguer le génocide dans son sens moral, historique et juridique.

Dans son sens moral, tout le monde est d'accord. L'histoire de l'Humanité est pavée de génocides.

Du point de vue historique, personne ne niera de bonne foi, aujourd'hui, qu'un génocide a été entrepris en Arménie. Si cet accord général existe, ce n'est pas grâce aux lois que vous avez votées. C'est une évidence historique, issue du travail des historiens. Prenez garde que les lois n'empêchent pas le travail des historiens plutôt que de le favoriser. Depuis dix ans un travail très important d'accumulation de preuves, de démonstration et d'approfondissement du problème a été accompli ; il s'est même déroulé avec des historiens turcs.

Il en est tout autre chose sur les plans juridique et législatif. Vous allez adopter une telle loi et vous vous en orgueillissez. Mais, à quoi va-t-elle servir ? La loi Gayssot répondait à un antisémitisme ouvertement exprimé. Mais y a-t-il de l'antiarménisme? Je n'en ai jamais vu. La République a fait ce qu'elle estimait devoir faire par la reconnaissance du génocide. Mais voter une loi qui empêchera les historiens d'étudier cette question, ce n'est que donner satisfaction à vos électeurs arméniens de Provence-Alpes-Côte d'Azur et donner également raison à certains groupes arméniens très activistes.

Par ailleurs, vous me demandez : quid du négationnisme et de la Turquie ? Mais pensez-vous qu'une loi française serait de nature à pousser le gouvernement turc à reconnaître l'existence d'un génocide ? C'est évidemment l'inverse ; cela favorisera un réflexe nationaliste de rejet.

M. Jean-Claude Gaudin

Votre analyse tient mais les Français d'origine arménienne attachent beaucoup d'importance à cette loi. J'assume de défendre ces personnes, cela exige du courage.

M. Pierre Nora

Vous défendez vos électeurs ! Je considère personnellement que ce n'est pas du courage mais bien au contraire de la faiblesse.

J'en viens à la place du jargon dans les programmes, qui concerne essentiellement des disciplines qui pensent être mal estimées. C'est le cas de la géographie, de l'éducation physique et sportive et des arts plastiques. Ce jargon est insupportable ; il suffit à condamner les justifications des nouveaux programmes.

Les professeurs qui ont été formés dans les années 1980 et 1990 avec d'autres programmes auront besoin de temps pour être formés à de nouvelles méthodes d'enseignement. On ne peut pas faire une loi sur l'éducation tous les trois ans. Les réformes à répétition, que chaque ministre veut mener à bien afin de laisser sa marque, sont des catastrophes.

Je n'ai pas jeté la pierre au CSP, qui travaille avec application. Cela ne change pas fondamentalement un phénomène déjà ancien et qui constitue l'expression d'une crise de l'identité nationale. Elle se ressent au sein de l'éducation nationale car elle est aussi une crise de la transmission. C'est pourquoi les inquiétudes se cristallisent sur l'enseignement du français et des humanités.

Plusieurs d'entre vous m'ont interrogé sur le désamour de la France. Vue globalement, l'histoire de la France est celle d'un pays qui a été à l'avant-garde de toutes les expériences historiques de l'Europe, depuis le christianisme et les croisades. C'est en France que l'État nation s'est réalisé en premier, avec l'idée que la nation était le véhicule du progrès. Cette conception triomphera avec la Révolution française. La France est également le premier pays à avoir connu la monarchie absolue, puis les Lumières : l'expérience de la raison, d'une raison généralisée appliquée au fond par la Révolution française avec les droits de l'homme. Elle est le premier pays avec l'Angleterre à connaître l'époque coloniale, en bien comme en mal. C'est d'ailleurs ce qui a appris à tous les colonisés les principes qui leur ont permis d'obtenir leur indépendance. De plus, cette expérience coloniale a transformé aussi bien les colonisateurs que les colonisés. La colonisation est une expérience historique fondamentale dont il ne s'agit pas de nier qu'il y a eu des victimes et des profiteurs. Mais, il faut distinguer deux choses. Ainsi, Jaurès était opposé aux abus de la colonisation mais il n'était pas contre la colonisation elle-même, au contraire. L'idée de sortir la France de son obsession de la revanche et de lui offrir un débouché vers le monde extérieur est exactement ce que nos historiens, qui reprochent à l'histoire nationale d'être trop nationale, sont aujourd'hui en train de faire.

J'en reviens à la Révolution, qui a représenté un bouleversement pour le monde entier. On peut continuer ainsi et expliquer ce qu'a eu la France d'extraordinairement progressiste et avant-gardiste.

On peut aussi faire l'apologie de la langue française. Je regrette que l'histoire de la langue française n'occupe pas une place plus importante dans les programmes de français. La France, c'est essentiellement sa langue et la littérature.

Cette littérature n'est d'ailleurs pas comparable aux littératures régionales. C'est pourquoi, mettre sur le même plan le latin et les langues régionales dans le cadre des enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) me paraît inadmissible. D'ici peu, la question de la place des langues régionales viendra de nouveau en discussion devant le Parlement. Que les langues régionales soient pratiquées par ceux qui le souhaitent, très bien ; mais vous savez que certaines associations demandent leur inscription à l'article 2 de la Constitution qui prévoit que « la langue de la République est le français ». À l'occasion de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, vous aviez obtenu qu'il soit inscrit à l'article 75-1 de la Constitution que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Certains plaident pour une reconnaissance des langues régionales qui les placerait sur un pied d'égalité avec la langue française. Je vous conjure de résister à cette tentation !

En ce qui concerne l'enseignement de la France, il conviendrait de délaisser le roman national au profit d'une nouvelle histoire de France, qui s'appuierait sur l'exploration du patrimoine historique et des singularités de la France, au premier rang desquels figure la langue française. Cette histoire se rapprocherait ainsi des Lieux de mémoire , que j'ai entrepris avec la conviction qu'une histoire linéaire n'était plus possible, mais qu'une histoire patrimoniale, qui s'attacherait aux lieux et aux singularités de notre pays, constituait une alternative intéressante au récit classique.

M. Vasselle m'interrogeait sur la réponse donnée aux arguments que je vous ai présentés. Au lendemain de ma tribune, j'ai reçu un message du Premier ministre disant qu'il était entièrement d'accord avec moi - mais cela a été de toute évidence sans conséquence. J'ai également reçu un appel de la ministre de l'éducation qui m'a très courtoisement invité à la rencontrer. Au cours de cette entrevue, elle a manifesté son plein accord avec mes propos et m'a assuré que les projets de programmes étaient encore provisoires et qu'ils avaient encore vocation à évoluer. Elle m'a également affirmé que l'étude de l'islam en cours d'histoire serait déplacé de la classe de 5 e à la fin de la 6 e , des responsables religieux ayant fait valoir que l'apprentissage en décalé par rapport à la naissance du judaïsme et du christianisme était discriminatoire. Comme tous les professeurs peinent à terminer le programme, je ne suis pas sûr que l'étude des débuts de la religion musulmane y gagnera... Je formulerai un reproche en la matière aux programmes d'histoire : seuls les débuts des religions sont étudiés. Or c'est l'histoire de ces religions et de leurs supports sociaux qui est importante. Aucune des trois religions monothéistes n'est à mettre sous le terme « religion », comme si cela désignait la même chose. Le judaïsme, le christianisme et l'islam représentent des histoires, des cultures et des visions de la société très différentes. Cela ne me paraît certainement pas leur rendre justice.

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