COMMENT PROMOUVOIR DE NOUVELLES MOBILITÉS ?

M. Georges Amar, prospectiviste et consultant en mobilité. Je vais vous proposer, en quelques minutes, un raccourci de réflexions prospectives, à partir de l'idée, certainement partagée, selon laquelle le développement de la mobilité sous ses formes actuelles est globalement insoutenable et appelle à l'innovation, voire à « l'innovation de rupture ». Quel sens donner à cette expression ? Peut-on en faire de la prospective ? Tel sera le contenu de mon propos.

Il peut sembler quelque peu paradoxal de prétendre faire de la prospective des ruptures. Cela est pourtant envisageable, à condition de s'intéresser à une manière particulière de procéder : il faut, en effet, adopter non pas une démarche prospective cherchant à prédire des faits, des événements, des dates, mais une prospective dont la tâche est d'essayer de repérer et formuler des changements de paradigme. Il s'agit ainsi de détecter simultanément les paradigmes dominants en voie d'obsolescence et les paradigmes émergents.

Je vous propose d'effectuer cet exercice, complexe, dans le domaine de la mobilité, en procédant graduellement et en s'attachant notamment à mettre en lumière quatre grands stades, en allant du plus facile à imaginer - qui n'est d'ailleurs pas nécessairement le plus aisé à mettre en oeuvre - jusqu'à l'hypothèse d'innovations presque inconcevables ou appelant de nouveaux imaginaires de la mobilité.

Commençons par le premier de ces stades, que je qualifierai d' « innovation technologique à concept constant ». J'en citerai deux exemples : le métro automatique et la voiture électrique ou hybride. La ligne 1 du métro parisien est intégralement automatique depuis trois ans : cela vous trouble-t-il particulièrement d'emprunter cette ligne plutôt qu'une autre ? Cela change-t-il quelque chose au concept de métro ? Pas vraiment. Il s'agit pourtant d'une innovation technologique extrêmement importante, avec des performances très intéressantes mais qui ne change pas le « concept ». Il en va de même pour ce qui est des voitures électriques ou hybrides.

Le second stade est celui de « l'innovation conceptuelle ». Assez souvent, la réalité précède la fiction : face à des innovations déjà effectives, réelles, qui fonctionnent, nous peinons à saisir le bond conceptuel qu'elles représentent. Or il est parfois problématique de ne pas prendre conscience de changements de paradigmes déjà à l'oeuvre mais que l'on ne perçoit pas et que l'on ne sait pas nommer. Cela a des impacts en termes de politiques. L'exemple le plus typique de ce phénomène réside sans doute dans le développement d'innovations telles que Vélib, Autolib et autres BlaBlaCar. Le concept sous-jacent commun à ces innovations et porteur d'avenir n'est pas forcément évident à percevoir et à formuler. J'ai toutefois fini, après moult réflexions, par lui trouver une dénomination qui, certes, n'est pas très élégante, mais qui vaut pour le paradoxe qu'elle recèle : il s'agit du « TPI », pour « transport public individuel ». Ces systèmes sont, en effet, à la fois publics et individuels, ou ni publics, ni individuels. Ils sont simultanément l'un et l'autre, et ni l'un ni l'autre. Il ne s'agit pas réellement là de prospective, dans la mesure où le TPI existe déjà, mais plutôt d'une prise de conscience. Ce concept recèle un paradoxe apparent qui est intéressant : nous croyons en effet, traditionnellement, que transport public et transport individuel sont deux éléments différents et, en bonne logique du tiers exclu, qu'ils rendent impossible tout autre forme de transport. Dans cette optique, le TPI n'existe pas tant il relève de l'oxymore. Il fait figure aujourd'hui de concept impossible. Pourtant, ce type de mobilité se développe et m'apparaît comme un paradigme émergent plein d'avenir. Si vous croyez, comme moi, que le TPI est un concept d'avenir, alors cela a une conséquence à la fois intellectuelle et pratique, qui est que le transport public et le transport individuel sont, de fait, des paradigmes dominants en voie d'obsolescence. Transports public et individuel sont des concepts du passé. Autrement dit, le transport public sera de plus en plus individuel, dans le traitement de l'usager, par exemple ; quant au transport individuel, il va devenir de plus en plus public. Lorsque j'entends des propositions politiques visant à favoriser le transport public, je trouve cela, en tant qu'ancien salarié de la Ratp, très sympathique, à ceci près qu'il s'agit bel et bien d'un concept du passé s'il est entendu au sens strict, c'est-à-dire caractérisé par une homogénéité du service. Cette catégorie conceptuelle n'est plus d'actualité et ne préfigure pas le futur.

Le troisième stade concerne les « changements de signification profonds », liés à l'émergence de la vie mobile, qui englobe et dépasse largement le transport. Le transport occupe une heure par jour ; la vie mobile potentiellement toute la vie, dans la mesure où tous les aspects de l'existence peuvent se faire de manière mobile. Je souhaite lever ici un possible malentendu : la vie mobile ne signifie pas l'agitation permanente, l'hystérie dans le mouvement. C'est même presque l'inverse, puisqu'il s'agit au contraire de domestiquer la mobilité, de la civiliser. Nous sommes en ce sens au tout début d'une civilisation de la mobilité, dans laquelle la règle sera le calme dans la mobilité. Permettez-moi de vous citer quelques exemples illustrant ce phénomène. Voici quelques années, le voyagiste français Nouvelles frontières a mené une campagne de communication très intéressante : il a accolé à son nom la mention « nouvelles rencontres », signifiant ainsi implicitement que le vrai voyage ne consistait pas à additionner les kilomètres, à aller le plus loin possible, mais à nouer de nouvelles relations. Il existe nombre d'autres exemples de ces mutations de significations. Lorsque la voiture sera automatique, on prendra ainsi conscience qu'elle est un lieu, un lieu mobile (de travail, de rencontre, de « blabla », etc .). Le nouveau paradigme de la mobilité n'est pas la domination de la mobilité, mais réside dans le fait que la distinction entre mobile et immobile s'estompe. On est mobile comme on respire. Cela devient naturel. Les lieux eux-mêmes deviennent mobiles. En un sens, la vie entière devient un système de mobilité.

Le quatrième et dernier stade est le plus prospectif et le plus paradoxal. Il correspond à des transmutations complètes de la mobilité. Je pense que l'on va par exemple, vers une forme d'esthétique, d'art de la mobilité. La mobilité va devenir belle et signifiante. Il s'agira d'une expérience sensorielle, qui nous permettra peut-être de faire de la restriction une valeur. L'économie de moyens est, en effet, un principe artistique. Lorsqu'elle deviendra une esthétique et cessera d'être perçue comme une contrainte économique ou morale, alors cela ouvrira la voie à une tout autre signification de la mobilité.

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