COMMENT ASSOCIER LES UTILISATEURS À LA GESTION ACTIVE DE L'ÉNERGIE ET À LA PRATIQUE DES NOUVELLES MOBILITÉS ?

M. Etienne Klein, directeur du laboratoire sur les sciences de la matière du CEA, membre du conseil scientifique de l'OPECST. Une partie de la difficulté à changer les comportements me semble venir du fait que nous développons toute sorte de stratagèmes intellectuels pour ne pas croire ce que nous savons.

Un exemple en est donné aujourd'hui dans un article publié dans le journal Le Figaro par un grand philosophe, qui explique à l'avance que la conférence dite COP21 sera un échec, avec des arguments qui montrent que, dès que ce que nous savons ne nous fait pas plaisir, alors nous sommes prompts à mimer le scepticisme et à faire semblant de douter, ce qui permet de retarder les décisions ou de critiquer celles qui sont prises.

Outre ce phénomène, il existe une généralisation de ce que Gérald Bronner appelle « le sentiment de savoir » : chacun se croit compétent, à partir de son expérience, de ses connaissances, de ses intuitions, d'un certain bon sens parfois, ce qui peut évidemment compliquer les débats.

Dans son ouvrage intitulé Vérité et véracité , le philosophe anglais Bernard Williams montre, de façon très convaincante, que nos sociétés modernes ou postmodernes sont parcourues par deux courants de pensée qui devraient s'annihiler mutuellement mais se fécondent en fait l'un l'autre. Le premier, qu'il qualifie de « désir de véracité », renvoie au fait que nos sociétés sont matures et que les citoyens ne veulent pas être dupes. Dès lors qu'un discours devient trop consensuel, ils veulent savoir si ce qui est dit l'est parce que cela est vrai ou parce que ceux qui le disent y ont intérêt. Ce désir de véracité, parfaitement sain en fait, vise à déterminer comment crever les apparences, pour accéder aux motivations réelles des locuteurs.

À côté de ce refus d'être dupe, il existe, selon Bernard Williams, une défiance tout aussi grande à l'égard de la vérité elle-même. Ainsi, dès que l'on a accès à une vérité dite, on se demande si elle est subjective, relative, contextuelle, culturelle, historique. Ce faisant, le désir de véracité aboutit à une sorte de déni de vérité. Ces deux éléments sont liés, dans la mesure où le désir de véracité enclenche dans la société un processus critique généralisé, qui vient défaire l'idée qu'il existerait des vérités.

Une importante partie du débat climatique a, selon moi, été polluée par ce double mouvement dans la société. Les scientifiques se sont ainsi vus reprocher de parler tous de la même façon.

Nous pourrions évoquer ici la question des méthodes pédagogiques. Certains appellent à une rénovation complète. Je suis, pour ma part, partisan du tableau noir. Toutes les techniques trop encombrées, numériques ou autres, font à mon sens que les concepts fondamentaux ne sont jamais bien saisis.

Si je pouvais proposer un élément de réponse à la question posée aujourd'hui, je dirais que notre façon de parler de l'énergie ne nous permet pas de prendre conscience de ce qu'est l'énergie. Nous avons ainsi parlé aujourd'hui, cela est récurrent dans les débats de ce type, de production et de consommation d'énergie. Or ces expressions n'ont, pour un physicien, aucun sens. Personne n'a jamais produit ni consommé d'énergie, pour la simple et bonne raison que l'énergie se définit par le fait même qu'elle se conserve. L'énergie qu'un système isolé possède au départ est exactement la même que celle dont il dispose à la fin. Autrement dit, ce que l'on appelle par exemple « consommer un kilojoule d'énergie » consiste en fait à prendre un kilo d'énergie sous une forme de faible entropie (de l'électricité par exemple) pour la convertir en une quantité exactement égale d'énergie sous une autre forme, possédant en général une entropie beaucoup plus élevée (air chaud ou eau chaude par exemple). Ainsi, on ne consomme pas de l'énergie, on produit de l'entropie. De la même façon, on ne peut produire d'énergie, car cela reviendrait à considérer que l'on pourrait, à partir de rien, fabriquer de l'énergie ce qui n'est pas possible. La seule chose que l'on puisse faire est de prendre de l'énergie telle qu'elle est pour la transférer à un autre système ou changer sa forme. C'est tout. Or, votre façon de parler laisse entendre que tant qu'il y aura des ingénieurs dont le métier sera de produire de l'énergie, nous pourrons le faire, ce qui est faux.

Comme l'indiquait le prix Nobel de physique Richard Feynman, « la nature ne peut pas être dupée ». Si nos discours violent les lois physiques, le réel se vengera.

Peut-être existe-t-il toutefois une méthode susceptible d'améliorer la situation : il s'agit d'utiliser la notion d'« esclave énergétique ». Il n'est bien évidemment pas question de faire une quelconque promotion de l'esclavage mais de défendre l'idée que l'on peut prendre comme référentiel le corps humain, qui consomme pour son métabolisme une puissance de cent watts, soit, pour une journée complète, une énergie de 2,4 kWh. Il est intéressant de calculer chaque soir sa « consommation d'énergie » pour se déplacer, se chauffer, s'alimenter, etc ., puis de diviser le résultat obtenu par l'énergie d'un corps humain (c'est-à-dire 2,4 kWh par jour). Le résultat de ce calcul correspondra au nombre d'esclaves énergétiques fictifs - ce sont en fait des machines - qui ont travaillé pour nous au cours de cette journée. Pour un Français moyen, ce chiffre est estimé à environ deux cents ; il est de quatre cents pour un Américain. Bien évidemment, cette donnée varie beaucoup d'un individu à l'autre mais peut donner lieu à de petits calculs très intéressants et instructifs. Ainsi, une ampoule de 40W qui reste allumée toute une journée correspond quasiment à un demi esclave. Sachant par ailleurs qu'un litre d'essence libère 7 kWh, une voiture qui consomme 8l/100km et parcourt 50 km quotidiens représente dix-sept esclaves énergétiques. Cette notion permet de disposer d'une image plus concrète de ce que représente l'énergie.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page