C. ... SANS POUR AUTANT CRÉER, À LONG TERME, LES CONDITIONS D'UNE CROISSANCE ÉCONOMIQUE FORTE

1. La réduction du temps de travail a été un rendez-vous manqué avec le renforcement de la compétitivité...

Pour résumer, et c'est là le principal argument des avocats de la réduction du temps de travail (RTT), les effets négatifs pouvant résulter de cette dernière ont été soit évités, soit « assimilés » par le système économique . Ainsi, le passage aux 35 heures aurait permis de créer des emplois sans dégrader la compétitivité ni même la situation financière des entreprises. À court terme, une telle affirmation semble être confirmée par les données disponibles - des développements ultérieurs montrent même que le coût pour les finances publiques lié aux allègements de charges a été en grande partie compensé.

En réalité, le principal problème inhérent à la réduction du temps de travail réside dans le fait que celle-ci a été un rendez-vous manqué avec le renforcement de la compétitivité ; en effet, les allègements de charges pesant sur le travail, qui auraient permis d'affermir la compétitivité des entreprises - et non pas seulement de la maintenir -, mais aussi de créer des emplois, ont été utilisés afin de compenser le coût du passage aux 35 heures. Tout au plus, le principal apport des lois « Aubry » a été de faire entrer davantage de flexibilité dans l'organisation du travail.

Pour présenter les choses autrement, les lois « Aubry » ont su mobiliser deux leviers puissants pour créer des emplois et renforcer la compétitivité des entreprises, à savoir les allègements de charges et une flexibilité accrue de l'organisation du temps de travail, dont les effets ont néanmoins été affaiblis par la baisse de la durée légale du travail .

2. ... et a dégradé le potentiel de croissance de la France
a) La réduction du temps de travail a contribué à minorer la croissance potentielle française...

Par ailleurs, la réduction du temps de travail (RTT) paraît avoir eu des incidences négatives sur le potentiel de croissance de la France . À cet égard, un récent rapport de l'OCDE note que « le PIB de la France a crû en moyenne de ½ point de moins que dans l'ensemble de l'OCDE. Cette faible croissance des revenus s'explique par un recul du nombre moyen d'heures travaillées, recul tout juste compensé par les gains de productivité horaire, dont la croissance a été inférieure à la moyenne de l'OCDE » 34 ( * ) . En effet, les données les plus récentes de l'OCDE montrent qu' au cours de la période 2004-2014, la productivité du travail a progressé de 0,7 % en France par an en moyenne , contre 1,2 % en Allemagne et de 1,1 % dans l'ensemble des pays de l'OCDE.

Or, aussi bien le nombre d'heures travaillées que l'évolution de la productivité déterminent le niveau de la croissance potentielle . À titre de rappel, le PIB potentiel peut être défini comme le produit intérieur brut pouvant être obtenu durablement, c'est-à-dire sans produire de déséquilibre sur les marchés des biens et du travail . En cela, le PIB potentiel se distingue fondamentalement du niveau maximal de production réalisable à un instant donné ; en effet, il s'agit d'un niveau d'activité « soutenable » sur longue période, qui n'entraîne pas d'accélération de l'inflation ou d'accroissement des salaires .

La croissance potentielle correspond donc à l'évolution du niveau de production « soutenable » , soit du PIB potentiel.

Bien que n'étant pas observable, ce dernier peut néanmoins être estimé par le biais de différentes méthodes qui se répartissent entre trois grandes approches : l'approche purement statistique, l'approche structurelle et l'approche mixte. Dans le cadre de l' approche purement statistique , le PIB potentiel est assimilé au PIB tendanciel. Parmi les méthodes « empiriques » les plus connues figurent le recours au filtre de Hodrick et Prescott 35 ( * ) , qui permet de distinguer, au sein d'une série temporelle, une composante cyclique et une composante tendancielle, et la méthode des ruptures de tendance. Dans l' approche structurelle , le PIB potentiel est déterminé à partir d'une fonction de production en évaluant les quantités de facteurs de production qui permettent un niveau d'activité soutenable 36 ( * ) . Aussi la croissance potentielle est-elle conçue comme la somme de la croissance des facteurs de production disponibles - stock de capital, nombre d'emplois, heures travaillées par tête, qui peuvent être augmentés de leur « qualité » qui dépend, par exemple du niveau de qualification 37 ( * ) - et de la croissance de la productivité globale des facteurs (PGF) 38 ( * ) . L' approche mixte , enfin, mobilise tout à la fois des outils statistiques et des hypothèses structurelles.

Dès lors, il apparaît que le recul du nombre d'heures travaillées par tête - en lien avec la réduction de la durée légale du travail - , dans un contexte de faible progression de la productivité globale des facteurs (PGF) en France - et non pas seulement de la productivité du travail -, a fortement pesé sur le PIB potentiel français , en grevant la quantité des facteurs de production disponibles. Il convient, en outre, de noter que la réduction du temps de travail ne s'est pas accompagnée d'une augmentation significative du capital , qui aurait pu compenser tout ou partie de la baisse de la quantité globale de travail, les effets de celle-ci sur l'investissement n'ayant été que ponctuels, comme cela a été montré précédemment.

Si le PIB potentiel correspond, à bien des égards, à un niveau de production théorique, qui résulterait de l'utilisation des facteurs de production à leur niveau structurel, soit sans entraîner de tensions sur les prix, il n'en constitue pas pour autant un concept « hors sol ». En effet, en dépit des incertitudes inhérentes à l'estimation du PIB potentiel, celle-ci ne s'en appuie pas moins sur la réalité économique . De même, la croissance potentielle renvoie, fondamentalement, à la croissance envisageable d'une économie sur longue période.

Aussi la croissance potentielle ne constitue-t-elle pas seulement un enjeu théorique, mais également un enjeu de politique économique . En effet, la croissance potentielle de la France offre une image de ce que pourrait être, demain, la croissance effective de l'économie de notre pays.

Tableau n° 5 : Consensus de la croissance potentielle
de la commission des finances du Sénat (octobre 2014)

Prévisionnistes

2015

2016

2017

2018

2019

Moyenne

2015-2019

Axa AM

0,8 %

1,0 %

1,25 %

1,5 %

1,5 %

1,2 %

COE-Rexecode

1,2 %

1,2 %

Euler Hermes

1,5 %

1,5 %

Exane

1,1 %

1,1 %

1,1 %

1,1 %

1,1 %

1,1 %

Groupama AM

1,2 %

1,2 %

1,2 %

1,2 %

1,2 %

1,2 %

Natixis

0,8 %

0,9 %

0,9 %

0,9 %

0,9 %

0,9 %

Oddo Securities

1,0 %

1,0 %

Oxford Economics

0,9 %

1,1 %

1,2 %

1,2 %

1,3 %

1,1 %

PAIR Conseil

0,9 % (1)

1,0 % (1)

1,1 % (1)

1,2 % (1)

1,3 % (1)

1,1 % (1)

1,2 % (2)

1,3 % (2)

1,5 % (2)

1,6 % (2)

1,7 % (2)

1,5 % (2)

MOYENNE

1,1 %

1,1 %

1,2 %

1,2 %

1,3 %

1,2 %

Minimum

0,8 %

0,9 %

0,9 %

0,9 %

0,9 %

0,9 %

Maximum

1,5 %

1,5 %

1,5 %

1,6 %

1,7 %

1,5 %

(1) Scénario 1 de PAIR Conseil, dit « trajectoire fil de l'eau », soit à politique économique inchangée en zone euro.

(2) Scénario 2 de PAIR Conseil, dit « scénario policy mix européen adapté », retenant l'hypothèse du déploiement d'un policy mix en zone euro « plus adapté » en termes de politique monétaire, de politique budgétaire et fiscale ainsi que d'investissement public.

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données transmises par les instituts cités)

À cet égard, les estimations de la croissance potentielle se révèlent relativement faibles. À en croire une récente étude menée par l'Insee 39 ( * ) , selon l'ampleur des incidences de la crise sur le rythme d'évolution de la productivité globale des facteurs (PGF), la croissance potentielle de l'économie française serait comprise entre 1,2 % et 1,9 %, avec un scénario central à 1,5 % 40 ( * ) . De même, le consensus de la croissance potentielle établi par la commission des finances fait apparaître une estimation moyenne de la croissance potentielle pour la période 2015-2019 de 1,2 % par an (cf. tableau ci-avant).

Dans ces conditions, en tant que déterminant du niveau de la croissance potentielle, le temps de travail doit faire l'objet d'une attention toute particulière.

b) ... ainsi que la progression du PIB par habitant

Par ailleurs, une note de la direction générale du Trésor publiée en juin 2014 a mis en évidence le fait que la réduction de la moyenne des heures travaillées avait largement contribué à la moindre progression du PIB par habitant en France au cours des dernières années . Ainsi cette note résume-t-elle : « Au total, depuis une quarantaine d'années, la France présente un déficit annuel moyen de croissance du PIB par habitant de 0,4 point par rapport aux pays de l'OCDE, lié à la démographie à hauteur de 0,1 point et au taux d'emploi (taux d'activité et taux de chômage) à hauteur de 0,2 point. Sur l'ensemble de la période, la contribution de la productivité par tête au déficit de croissance est globalement nulle. En revanche, depuis le milieu des années 1990, les gains de productivité horaire en France ne suffisent plus à compenser le recul des heures travaillées et la moindre productivité par tête explique l'essentiel du déficit de croissance par rapport à la moyenne de l'OCDE depuis vingt ans (0,5 point) » 41 ( * ) .

En bref, eu égard à ses fondamentaux économiques, la France n'avait pas les « moyens » de se permettre une réduction du temps de travail au début des années 2000 . Certes, un pays comme l'Allemagne a également vu la durée annuelle moyenne de travail effectif reculer à un niveau proche de la France, plus en raison, cependant, du développement du travail à temps partiel que du recul du temps de travail moyen des salariés à plein temps, qui reste nettement supérieur à celui des salariés français 42 ( * ) ; pour autant, comme le montre la note de la direction générale du Trésor 43 ( * ) , le taux d'activité, la faiblesse du taux de chômage, mais aussi le dynamisme de la productivité horaire observés en Allemagne ont permis à cette dernière d'afficher un taux de croissance du PIB par tête supérieur de 0,4 point par rapport à la France depuis 1990.


* 34 OCDE, France : Redresser la compétitivité , Éditions de l'OCDE, Paris, 2013, p. 4.

* 35 R.J. Hodrick et E.C. Prescott, « Postwar U.S. Business Cycles: An Empirical Investigation », Journal of Money, Credit and Banking , vol. 29, n° 1, 1997, p. 1-16.

* 36 Dans ce cadre, il est souvent fait appel à une fonction de production dite de Cobb-Douglas, qui se présente de la manière suivante :

Y=AK 1-á L á

où Y est le PIB, A la productivité globale des facteurs (PGF), K le stock de capital, L l'emploi et á l'élasticité de la production à l'emploi - égale à la part de la rémunération du travail dans la valeur ajoutée, soit environ 65 % en France.

* 37 P.-Y. Cabannes, A. Montaut et P.-A. Pionnier, « Évaluer la productivité globale des facteurs : l'apport d'une mesure de la qualité du capital et du travail », Document de travail de la Direction des Études et Synthèses Économiques de l'Insee G 2013/7, 2013.

* 38 La productivité globale des facteurs (PGF) désigne le « résidu » de croissance qui ne peut être expliqué par la quantité de travail et de capital disponible. Elle représente, en quelque sorte, l'efficacité de la combinaison du capital et du travail.

* 39 P.-Y. Cabannes, A. Montaut et P.-A. Pionnier, op. cit.

* 40 Cette étude de l'Insee fait l'objet d'une présentation détaillée dans le rapport de la commission des finances du Sénat sur le dernier projet de loi de programmation des finances publiques (cf. rapport n° 55 (2014-2015) sur le projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2014 à 2019 fait par Albéric de Montgolfier au nom de la commission des finances du Sénat, octobre 2014, p. 17-18)

* 41 C. Thubin, « Le décrochage du PIB par habitant en France depuis 40 ans : pourquoi ? », Trésor-Éco , n° 131, juin 2014, p. 1.

* 42 N. Costes, L. Rambert et E. Saillard, « Temps partiel et partage du travail : une comparaison France/Allemagne », Trésor-Éco , n° 141, janvier 2015.

* 43 C. Thubin, op. cit.

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