II. LA COOPÉRATION PARLEMENTAIRE FRANCO-ALLEMANDE

A. LA CRISE MIGRATOIRE AU CoeUR DE L'AUDITION DES COMMISSAIRES EUROPÉENS

La délégation de la commission des affaires européennes du Sénat a procédé à l'audition conjointe, avec les membres de la commission des questions de l'Union européenne du Bundesrat, de MM. Dimitris Avramopoulos, commissaire en charge des affaires intérieures et des migrations, et Neven Mimica, commissaire en charge de l'aide au développement et de la coopération, sur le thème des migrations.

Le nombre de migrants et réfugiés arrivés par voies maritimes et terrestres dans six pays - Bulgarie, Chypre, Espagne, Grèce, Italie, Malte - situés aux frontières de l'Union européenne a dépassé le million en 2015, selon les chiffres fournis par le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). 816 752 personnes sont ainsi arrivées en Grèce, soit l'essentiel des 1 005 504 arrivées enregistrées au 21 décembre 2015.

Cette crise migratoire sans égale depuis la Seconde guerre mondiale appelle à un devoir de solidarité de tous les acteurs européens afin de ne pas mettre en péril le projet européen lui-même. Le droit d'asile doit ainsi pouvoir être pris en charge dans de bonnes conditions. Le versement des aides aux États membres pourrait ainsi être conditionné au respect des principes de solidarité et d'équité. Pourquoi l'Union ne verserait-elle pas moins d'aides aux États membres qui refusent d'accueillir les réfugiés ?

Si la Commission européenne a pu jouer un rôle « moteur » en la matière, elle affronte les réticences de plusieurs États membres. Des interrogations subsistent en effet sur la mise en oeuvre d'un mécanisme pérenne de répartition des réfugiés au sein de l'Union européenne. Celle-ci doit, bien évidemment, répondre à ses obligations mais aussi garder le contrôle de ses frontières extérieures et des flux migratoires car ce sont, en définitive, ses équilibres politiques, économiques et sociaux qui sont en jeu et son identité qu'elle est en droit de préserver. Est-il, à cet égard, réaliste, pour la Commission européenne, de décider d'une clé de répartition des réfugiés au sein de l'Union sans l'accord des États membres ? Un échec dans la mise en oeuvre du plan de relocalisation ne serait pourtant pas sans risque pour la construction européenne elle-même, compte tenu de la désaffection croissante de l'opinion publique à l'égard de l'Union européenne.

Au cours de son audition, le commissaire Avramopoulos a jugé que la crise actuelle mettait en cause le projet européen ainsi que l'espace Schengen. L'Europe, a-t-il souligné, doit manifester sa solidarité et sa responsabilité en allégeant, notamment, la pression qui s'exerce sur l'Allemagne et ses Länder. Il a exprimé sa grande déception quant à la mise en oeuvre du plan de la Commission du 9 septembre 2015 visant à relocaliser 160 000 réfugiés. Seuls 11 pays sur 28 ont déclaré qu'ils participeraient à la répartition plus équitable et 250 personnes seulement ont été, jusqu'à aujourd'hui, relocalisées.

Après avoir « loué » l'Allemagne pour son rôle constructif dans l'application de l'agenda de la Commission, le commissaire a plaidé pour le renforcement et le développement des « hot spots » (deux seulement fonctionnent actuellement : l'un à Lampedusa, l'autre à Lesbos), qui permettent d'enregistrer et d'identifier les migrants. Il s'est élevé contre toute remise en cause de la libre circulation dans l'espace européen. Cette libre circulation doit être la règle, le « rétablissement » des frontières nationales l'exception. Le contrôle des frontières extérieures de l'Union constitue un autre impératif : à cet égard, le nouveau plan présenté le 15 décembre 2015 par la Commission substituant à Frontex une nouvelle agence au mandat renforcé et dotée de moyens techniques et humains autonomes (avec notamment un bureau chargé de l'éloignement) doit être pris en considération.

Les propositions de la Commission européenne du 15 décembre 2015
en matière de protection des frontières extérieures

Les circonstances exceptionnelles que le Code frontière Schengen prévoit sont en effet appelées à perdurer face à une crise migratoire que nombre d'observateurs estiment durable, alors même que la menace terroriste tend à se renforcer. Il s'agit dès lors d'adapter le dispositif. Les propositions de la Commission européenne du 15 décembre 2015 vont, à cet égard, dans le bon sens avec l'instauration de vérifications systématiques obligatoires pour les citoyens européens aux frontières extérieures terrestres, maritimes et aériennes de l'Union européenne. Ces vérifications prendront appui sur le système d'information Schengen, la base de données d'Interpol sur les documents de voyage volés ou perdus et les systèmes nationaux pertinents. Les vérifications seront également obligatoires à la sortie de l'Union européenne. La proposition insiste aussi sur la nécessité de vérifier les identifiants biométriques dans les passeports des citoyens européens en cas de doute quant à l'authenticité du passeport ou à la légitimité de sa détention.

La Commission européenne a par ailleurs annoncé la création d'un corps européen dédié à la protection des frontières extérieures. Il regroupera une Agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes, provenant des rangs de FRONTEX et les autorités responsables de la gestion des frontières dans les États membres, qui continueront à assurer la gestion quotidienne de la frontière extérieure. Une réserve de gardes-frontières devrait être ainsi rapidement mobilisable : 1 500 experts devraient être déployés en moins de trois jours. La Commission européenne souhaite atteindre un effectif permanent de 1 000 personnes, y compris les acteurs de terrain, d'ici à 2020.

Au-delà, l'agence disposera d'un mandat élargi :

- Elle aura un rôle de suivi et de supervision. Des agents de liaison seront ainsi détachés dans les États membres pour assurer une présence sur le terrain là où les frontières sont exposées à des risques. Les États membres pourront demander la réalisation d'opérations conjointes et d'interventions rapides aux frontières, ainsi que le déploiement des équipes du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes à l'appui de telles actions. Lorsque les défaillances persistent ou qu'un État membre subit une pression migratoire importante mettant en péril l'espace Schengen et qu'une mesure nationale n'est pas proposée ou n'est pas suffisante, la Commission pourra adopter une décision d'exécution établissant que la situation, sur une portion précise des frontières extérieures, exige une action urgente au niveau européen.

- Elle aura également pour mission d'envoyer des agents de liaison dans des pays tiers voisins et de lancer, avec ceux-ci, des opérations conjointes, y compris sur leur territoire. Un Bureau européen des retours sera créé au sein de l'Agence afin de permettre le déploiement d'équipes d'intervention européennes pour les retours, composées d'escortes, d'observateurs et de spécialistes des questions de retour, qui oeuvreront au retour effectif des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Un document de voyage européen standard destiné au retour contribuera à mieux faire accepter les rapatriés par les pays tiers.

- Elle intégrera enfin la criminalité transfrontière et le terrorisme dans son analyse des risques et coopérera à la prévention du terrorisme avec d'autres agences de l'Union et des organisations internationales.

M. Avramopoulos a encore déclaré qu'il convenait de réexaminer le règlement n° 604-2013 du 26 juin 2013 dit Dublin III qui confère à l'État d'accueil le soin d'instruire la demande d'asile 1 ( * ) dans un esprit de solidarité entre les États membres dès lors que le système actuel n'est, à l'évidence, plus soutenable. Il a aussi insisté sur la nécessité de renforcer la coopération avec la Turquie et les pays des Balkans occidentaux avant de conclure sur l'idée que les migrants, s'ils faisaient l'objet d'une « bonne intégration », pouvaient constituer « une chance » pour nos sociétés.

M. Mimica a déclaré, de son côté, que face à la crise des migrants, la Commission européenne proposait une réponse « intérieure », soit une plus juste répartition des réfugiés au sein de l'Europe, et une réponse « extérieure » faisant le lien entre les migrations et la question du développement. Il a rappelé que l'année 2015 était l'année européenne du développement. Ne faut-il donc pas s'interroger, en priorité, sur les causes de l'immigration afin de pouvoir agir sur lesdites causes ? Pour lui, la crise des réfugiés constitue un test pour la construction de l'Union européenne. Il s'agit de faire en sorte que les migrants aient moins d'incitation à quitter leur pays d'origine.

M. Mimica a rappelé que tant l'Union européenne que les États membres s'étaient engagés à consacrer 0,7 % de leur PIB au développement. Certes, l'aide au développement ne constitue pas la solution unique au problème des réfugiés, mais elle constitue une partie d'une réponse plus globale où doivent se coordonner action diplomatique et action politique. Les pays africains subsahariens, a-t-il poursuivi, doivent avoir accès aux ressources financières et aux nouvelles technologies. Les instruments existants peuvent être utilisés de façon plus souple et plus ciblée. Le commissaire a cité en exemple le Fonds fiduciaire pour le développement décidé au sommet de La Valette de novembre 2015. Ledit sommet, a-t-il indiqué, a créé les conditions d'un accord politique entre l'Union et les dirigeants africains pour un meilleur pilotage des flux migratoires.

Conclusions du sommet Union européenne - Turquie - Pays d'Afrique
sur les migrations de La Valette (11-12 novembre 2015)

Les États et les organisations internationales participant au sommet ont adopté une déclaration politique et un plan d'action visant à :

- s'attaquer aux causes profondes de la migration irrégulière et des déplacements forcés de population ;

- intensifier la coopération concernant les migrations et la mobilité légales ;

- renforcer la protection des migrants et des demandeurs d'asile ;

- prévenir la migration irrégulière, le trafic de migrants et la traite des êtres humains et lutter contre ces phénomènes ;

- coopérer plus étroitement pour améliorer la coopération en matière de retour, de réadmission et de réintégration

La Commission européenne s'est engagée à alimenter un Fonds fiduciaire d'aide à l'Afrique à hauteur de 1,8 milliard d'euros, les États membres devant doubler la capacité dudit Fonds pour la porter à 3,6 milliards d'euros.

Après avoir souligné qu'il convenait de distinguer les réfugiés politiques et les migrants économiques, les migrations légales et les migrations illégales, M. Mimica a indiqué que la question des expulsions d'illégaux serait examinée par la Commission au printemps 2016. Il a émis l'idée que les migrations peuvent, aussi, constituer une opportunité pour le développement économique.

Les deux délégations ont complété ces propos en insistant sur la nécessité de repenser le règlement Dublin III, afin que seul le réfugié qui a trouvé un emploi dans un État membre puisse bénéficier de la libre circulation en dehors du pays de première entrée. Les migrations peuvent, à ce titre, avoir un effet macro-économique positif.

La crise appelle par ailleurs des investissements aux frontières extérieures. L'accès aux financements européens devrait ainsi être facilité pour les pays d'accueil, afin, notamment, de renforcer les capacités des points d'accès ( hot spots ) et permettre l'enregistrement et l'identification des migrants.

Une coopération renforcée avec les pays tiers, à l'image de la Turquie, doit être envisagée afin de lutter contre les causes profondes de la migration. Toute aide extérieure doit également être effectuée en direction des camps de réfugiés. La réduction du budget du programme alimentaire mondial ces derniers mois a été l'une des raisons de l'afflux de réfugiés constatée depuis l'été. Plus largement, il apparaît nécessaire de chercher des solutions dans le cadre du volet méditerranéen de la politique de voisinage, auquel il convient de donner une nouvelle dimension, le « Partenariat oriental » avec les pays de l'Est du continent européen ayant été privilégié ces dernières années. Il faut enfin s'interroger sur l'attitude « réticente » de nombreux États africains face à la politique de retour des illégaux.

Les délégations ont également insisté sur les conséquences de cet accueil au plan intérieur. Dans la perspective de l'arrivée d'un million de réfugiés, l'Allemagne aurait ainsi besoin de 6 000 à 7 000 policiers supplémentaires pour respecter le ratio allemand d'un policier pour 350 habitants. Il convient, par ailleurs, de lever les obstacles « bureaucratiques» qui peuvent s'opposer à l'éloignement des réfugiés qui n'obtiennent pas la protection internationale. Le Gouvernement fédéral entend aujourd'hui augmenter le nombre de reconduites à la frontière, moins d'une dizaine étant effectuées chaque année depuis 2012.

Dans sa réponse aux interventions, M. Avramopoulos a réaffirmé son souci de lutter contre les migrations illégales en encourageant les réadmissions. Il s'est fait, à nouveau, l'avocat d'une répartition plus équitable des réfugiés en Europe en soulignant que beaucoup d'États membres ne réagissaient pas, hélas, sur ce sujet, comme l'Allemagne ou la France. De toute façon, a-t-il poursuivi, la question de la souveraineté des États demeurera. La Commission européenne, tout en exprimant sa profonde déception face aux réactions de certains États membres, étudiera avec soin les expériences allemandes en matière d'intégration, notamment dans les Länder. Il a encore réaffirmé que sans la Turquie, il n'y a pas d'action possible, en relevant tout l'intérêt du plan de réinstallation en Europe des réfugiés accueillis en Turquie.

Le commissaire a annoncé la création prochaine de trois nouveaux « hot spots » en Italie et de deux autres sur des points d'entrée importants dans l'Union. Si les « hot spots » ne fonctionnent pas, a-t-il souligné, la relocalisation « ne marchera pas ».

Ces structures ont aussi vocation à identifier les personnes dangereuses. M. Avramopoulos a rappelé, à cet égard, que de nombreux terroristes du 13 novembre avaient traversé quatre États membres avant d'arriver à Paris d'où la nécessité impérieuse de mieux partager l'information entre les États membres. Il a souligné l'intérêt de la création d'un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes pour contrôler les frontières extérieures de l'Union.

M. Avramopoulos a reconnu que la crise des réfugiés représentait un grand défi et un catalyseur pouvant faire « le lit du populisme ». Le plan de relocalisation, a-t-il poursuivi, nécessite, à l'évidence, un travail de conviction et de pédagogie qui doit être préféré à une politique de « punitions ». En tout état de cause, a-t-il conclu, l'alternative est entre le « courage » ou la « régression ».

M. Mimica a estimé, pour sa part, que l'afflux des réfugiés en Europe ne s'expliquait pas uniquement par la situation des camps de réfugiés mais aussi par les faibles perspectives économiques et sociales des candidats à la migration. Il a indiqué que l'Union mobilisait quelque 9,2 milliards d'euros pour lutter spécifiquement contre les causes des migrations. Il a aussi plaidé pour le renforcement du programme alimentaire mondial (PAM) ainsi que les moyens financiers du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Globalement, a-t-il relevé, l'Europe verse environ 60 milliards d'euros pour aider au développement, 50 milliards provenant des États membres et 10 milliards du budget européen.

Après avoir, aussi, insisté sur la nécessité d'une coopération renforcée avec la Turquie, le commissaire a rappelé que, s'agissant des réadmissions, nos partenaires africains se montraient souvent réticents quant au « principe de conditionnalité » (aide au développement accrue en proportion des efforts de réadmission des pays d'origine). Il a, néanmoins, souligné que ces partenaires devaient être incités « à faire plus » dans le cadre d'un dialogue et d'une meilleure coopération politique.


* 1 Règlement (UE) n° 604-2013 du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride

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