B. SIMPLIFIER SANS NOURRIR L'INSTABILITÉ NORMATIVE

L'instabilité des normes législatives et règlementaires, singulièrement dans le domaine de l'urbanisme et de la construction, est aujourd'hui perçue par les élus locaux, les administrations locales et déconcentrées, les porteurs de projet, et même les juges administratifs et les avocats, comme étant la principale cause de complexité , à tel point que la demande prioritaire adressée au groupe de travail par ses interlocuteurs n'est pas tant d'apporter des simplifications au droit que de mettre fin à cette instabilité, voire de cesser de légiférer dans ces domaines. Une question fondamentale se pose donc : comment simplifier sans déstabiliser ?

1. Un paradoxe : la simplification est à la fois nécessaire et redoutée
a) Le champ urbanistique : un cas extrême d'instabilité normative

Le rythme et l'importance des évolutions du droit dans le champ de l'urbanisme et de la construction ont été vertigineux au cours de la dernière décennie. Le nombre annuel de lois, ordonnances ou décrets ayant un impact sur le code de l'urbanisme, soit qu'ils modifient directement ce code, soit qu'ils modifient des législations connexes (environnementales, par exemple), mais avec un effet en retour sur les règles d'urbanisme, a connu une forte inflation, avec un pic de 34 textes en 2014. En dix ans, on a compté 64 lois, 22 ordonnances et 104 décrets qui ont modifié le régime des plans locaux d'urbanisme, qui est le document central de l'urbanisme communal ou intercommunal.

Source : Groupe de travail, établi à partir de la table chronologique annexée au code Dalloz, édition 2016

Cette accumulation de textes est d'autant plus déstabilisante pour les acteurs locaux qu'elle révèle une incapacité du Parlement et du pouvoir exécutif à définir une vision cohérente dans le temps sur les problématiques urbanistiques. Ce sont en effet souvent les mêmes questions qui sont traitées dans les lois qui se succèdent, parfois pour compléter un aspect du problème qu'une analyse préalable insuffisante avait conduit à ignorer, parfois pour opérer un revirement complet de politique.

On peut illustrer ce dernier cas avec l' exemple des schémas de cohérence territoriale (SCOT) . La loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement a fait le choix de positionner les SCOT sur un rôle fortement prescriptif et de les généraliser sur l'ensemble du territoire à l'horizon de 2017 -choix cohérent avec la décision opérée alors de ne pas engager un mouvement vers des plans locaux d'urbanisme (PLU) intercommunaux. À peine quatre ans plus tard cependant, la doctrine s'inverse : le législateur décide de donner la priorité aux PLU intercommunaux et de remodeler la carte intercommunale dans le sens d'une couverture intégrale du territoire par des EPCI de taille sensiblement plus grande. Dans ce nouveau contexte, les SCOT « grenellisés » n'ont plus guère de sens, ce qui annonce déjà, à plus ou moins brève échéance, un repositionnement des SCOT sur leur rôle antérieur d'orientation stratégique et sur une échelle territoriale plus vaste, intermédiaire entre les nouvelles grandes régions et les nouvelles intercommunalités. Ainsi, les SCOT, créés pour incarner le temps long de la planification territoriale, à un horizon de quinze à vingt ans, ont vu leur régime bouleversé deux fois en moins de cinq ans...

Le premier cas, celui de la pratique qui consiste à traiter une question par petites touches sans vue d'ensemble, peut être illustré par l' exemple des constructions en zones non urbanisées :

- le régime des STECAL 36 ( * ) a été durci par la loi du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR). Pour atténuer l'effet malthusien de ce changement de régime, cette même loi a assoupli les possibilités de changement de destination dans les zones agricoles des PLU et a introduit une possibilité limitée d'extension des bâtiments. Comme ces assouplissements étaient soumis à une modification du règlement des PLU, le desserrement de la contrainte s'est traduit dans un premier temps... par un blocage des constructions ;

- à peine quelques mois plus tard, la loi du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, a de nouveau assoupli les possibilités d'extension mais en changeant les règles à respecter pour les autoriser. Nouveau blocage des constructions et nouvelles modifications des PLU à opérer pour intégrer les nouvelles règles ;

- enfin, moins d'un an après, la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques a procédé à un nouvel assouplissement en autorisant les annexes tout en instaurant de nouvelles règles. Troisième blocage des règles et troisième engagement d'une procédure de modification des PLU pour les mettre à jour de la législation...

b) Une instabilité des règles d'urbanisme qui perturbe l'ensemble des acteurs

Le changement perpétuel des règles du jeu a pour effet de désorganiser complètement les repères et les pratiques professionnelles des acteurs. Il ne leur donne pas le temps nécessaire aux apprentissages et accélère l'obsolescence des investissements consentis pour se mettre à niveau, produisant un effet de découragement devant l'importance des « mises à jour » répétées qu'ils doivent opérer et celles... qu'ils peuvent escompter pour l'avenir.

Outre un effet d'épuisement et de désarroi, le rythme accéléré d'évolution du droit entretient une très forte insécurité juridique pour les autorisations individuelles et pour les documents d'urbanisme. La norme évolue en effet désormais selon une temporalité de court terme, de l'ordre de quelques mois, alors que l'élaboration des projets de construction et d'aménagement, ainsi que l'adoption des documents de planification, se déploient en général sur un horizon de plusieurs années.

Ainsi, il n'est pas rare qu'un projet de planification ou d'aménagement conséquent, commence sous un régime juridique donné et qu'il se termine avec un autre -quand il n'a pas, entre son commencement et son terme, dut intégrer aussi plusieurs évolutions juridiques intermédiaires ! Dans ce contexte mouvant, les dispositions transitoires se multiplient et se superposent. La jurisprudence n'a pas le temps de se stabiliser que les dispositions qu'elle est censée clarifier sont déjà abrogées. Les acteurs, y compris le juge administratif, finissent par ne plus savoir quel est le droit applicable à un projet...

La conséquence ultime de cette instabilité normative est l'allongement, le renchérissement, l'annulation ou l'abandon des projets de planification, d'aménagement et de construction, et ce alors même que la France souffre d'un manque criant de logements.

c) Une défiance envers l'instabilité qui rejaillit sur la politique de simplification

Par cela même qu'elles modifient le droit, les mesures de simplification, en viennent désormais à être perçues avec suspicion, comme un facteur de complexification potentiel davantage que comme une opportunité de faire mieux à moindre coût.

Ce scepticisme, très perceptible dans les réponses à la consultation nationale réalisée par le groupe de travail, est d'autant plus marqué que les acteurs ont beaucoup de mal à évaluer l'efficacité des mesures de simplification déjà adoptées et ce pour plusieurs raisons :

- au milieu du flot perpétuel des changements normatifs, les importantes mesures de simplification intervenues ces dernières années finissent par passer relativement inaperçues. Ainsi, aussi bien lors de la consultation nationale menée par le groupe de travail que lors de l'audition de personnes censées être des spécialistes au fait des dernières évolutions du droit, le groupe de travail a pu constater que l'état des lieux qui lui était présenté de la complexité des normes d'urbanisme correspondait en réalité, bien souvent, à un état du droit obsolète . Plusieurs simplifications récentes étaient peu ou pas connues, de sorte que les acteurs réclament souvent des simplifications qui existent déjà !

- parallèlement à la simplification des procédures, se poursuit un mouvement de complexification des politiques publiques sur le fond . Il y a donc deux causes qui jouent en sens opposé. Or, ce que les acteurs de terrain perçoivent, c'est seulement le niveau de complexité globale et celui-ci peut continuer de croître en dépit de l'importance des simplifications procédurales. Il y a donc un décalage entre un effort de simplification réel, qui touche seulement aux formalités et aux procédures, et la complexité ressentie. Ce décalage alimente un discours un peu désabusé sur le thème : « On nous annonce sans arrêt des mesures de simplification, mais sur le terrain les choses ne sont pas plus simples ».

2. Simplifier sans déstabiliser est possible

Les constats qui précèdent concernant les nuisances de l'instabilité normative et le scepticisme qu'inspire aujourd'hui le projet de simplification ne doivent pas conduire à conclure qu'il faut s'abstenir de toute simplification, mais à se montrer très exigeant sur la méthode de simplification mise en oeuvre et sur le choix des domaines de simplification.

a) Bien choisir les domaines sur lesquels doit porter la simplification

Concilier simplification et stabilité est possible dans plusieurs cas de figure.

Le premier est celui de la simplification ponctuelle, clairement circonscrite , qui améliore immédiatement la situation de certains acteurs sans perturber celle des autres. Le groupe de travail a formulé certaines propositions de ce type relevant du domaine législatif. Ceci étant, l'essentiel des micro-simplifications relève du domaine règlementaire.

Le deuxième cas de figure est celui des simplifications plus structurantes mais qui ont le mérite de ne pas toucher le contenu même des projets portés par les acteurs , qui ne les obligent pas, par exemple, à réviser un PLU ou à actualiser un projet d'aménagement ou de construction. Peuvent entrer dans ce champ les propositions du groupe de travail relatives à l'accélération du contentieux de l'urbanisme ou aux conditions d'articulation et d'évolution des documents de planification.

Une autre piste pour simplifier sans déstabiliser est de privilégier un mode d'édiction de la norme encore trop peu utilisé, qui consiste à expérimenter et à évaluer avant de généraliser , ou qui, dans le respect du principe d'égalité, prévoit les conditions dans lesquelles la norme pourra être interprétée et appliquée de façon différenciée en fonction de circonstances particulières. Autrement dit, il s'agit de privilégier une fabrique de la norme qui fasse primer les réalités de terrain sur le strict respect de la lettre de la règle. Deux propositions du groupe de travail relèvent de l'expérimentation : sur la mutualisation des places de stationnement des ERP réservées aux personnes handicapées et sur la protection des abords des monuments historiques.

Enfin, pour être crédible et efficace, il ne faut pas agir exclusivement sur le stock des normes en vigueur, mais mieux réguler le flux. La politique de simplification normative manquera de crédibilité tant que le Gouvernement et le Parlement ne se plieront pas à une discipline stricte lors du travail de production des normes . Une révision profonde des pratiques de production législatives et règlementaires est nécessaire -nous aurons l'occasion de revenir sur ce point dans la seconde partie de ce rapport.

b) La nécessité de bien évaluer l'impact ex ante des mesures de simplification

Vos rapporteurs ont apporté un soin particulier à tenter d'évaluer les impacts négatifs possibles de leurs propositions. Une piste de simplification qui semble intéressante peut en effet s'avérer contre-productive lorsqu'on analyse ses répercussions en cascades sur d'autres normes ou lorsqu'on prend en compte la façon dont elle va être mise en oeuvre sur le terrain par les acteurs, notamment du fait des contraintes pratiques qui pèsent sur eux.

Par exemple, la réduction règlementaire des délais d'instruction des permis de construire, si elle est mal calibrée avec les capacités de traitement des services instructeurs, aboutit en réalité à la mise en place de pré-instructions « sauvages », à des demandes de pièces complémentaires apparemment inutiles qui sont un moyen commode de suspendre les délais d'instruction ou bien encore à des autorisations tacites non maîtrisées, qui conduisent soit à des décisions ultérieures de retrait des autorisations illégales soit à un contestation contentieuse des autorisations données.

De la même façon, la généralisation du silence valant accord peut se traduire dans certains cas par un allongement du délai de réponse de l'administration, cette dernière pouvant avoir intérêt à laisser s'écouler la totalité du délai plutôt que de fournir un accord explicite qui mobilise un temps de travail des agents sensiblement supérieur pour un résultat finalement identique.

Pour tâcher d'éviter autant que possible de tels écueils, le contenu de la proposition de loi a fait l'objet d'échanges francs et circonstanciés avec le Gouvernement et les administrations concernées, tout particulièrement avec la direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages.

Par ailleurs, le groupe de travail a souhaité s'appliquer à lui-même cette contrainte d'évaluation : des crédits ont été dégagés pour qu'un des meilleurs cabinets d'avocats de la place de Paris porte un regard extérieur sur son travail. Cette étude d'impact complète figure en annexe 2 du présent rapport.

L'étude d'impact portant sur la proposition de loi du groupe de travail

Les présidents de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et du groupe de travail ainsi que les rapporteurs ont souhaité solliciter le concours d'un cabinet d'avocats afin de conforter une approche pragmatique et de terrain, en s'adressant à des praticiens du droit de l'urbanisme et de la construction et de son contentieux régulièrement confrontés aux noeuds de complexité de la législation.

Le cabinet choisi sur la base d'une évaluation objective et chiffrée fondée sur l'analyse des prix et de la qualité technique des propositions reçues 37 ( * ) , à savoir le cabinet Sartorio & associés , est intervenu en complément du travail conduit par les sénateurs appuyés par les fonctionnaires affectés au groupe de travail pour procéder à une étude d'impact de la proposition de loi issue du groupe.

Le cabinet a ainsi eu à mesurer les effets concrets de la proposition de loi issue des travaux du groupe. Il lui a été demandé d'évaluer la portée pratique des dispositions proposées en termes de simplification des procédures ou de diminution du risque contentieux. Il s'agissait tout à la fois de sécuriser la proposition de loi, de permettre un regard extérieur sur son contenu et de s'assurer que les mesures projetées ne comportaient pas de risques de complexification des textes mais constituaient bien des simplifications.

Concrètement, cette étude d'impact a été réalisée dans les conditions suivantes : les mesures proposées ont été élaborées, sous l'autorité des rapporteurs, par le secrétariat du groupe de travail à partir des auditions, de la consultation nationale, des suggestions des sénateurs, des réactions des ministères concernées, des contributions extérieures reçues par le groupe. Une fois examinées et approuvées par les rapporteurs, elles ont été transmises au cabinet, qui n'a donc pas été à l'origine de leur confection. En revanche, le cabinet a proposé quelques modifications de façon à améliorer la clarté des dispositions envisagées. La proposition de loi soumise au Sénat est une proposition qui intègre généralement ces évolutions.

Le cabinet a par ailleurs été sollicité pour aider à l'exploitation de la consultation nationale. Celle-ci a en effet généré plus de 10 000 réponses. Le secrétariat du groupe de travail a procédé à une première analyse de ces réponses et sélectionné celles qui pouvaient être exploitées en précisant les axes potentiels de cette exploitation. Il les a alors transmises au cabinet qui a été chargé d'affiner la problématique soulevée, ainsi que l'identification des textes en cause et, enfin des pistes de simplification potentielles. Au terme de cette étape, le secrétariat du groupe de travail a retenu 45 pistes de simplification de nature règlementaire ou ayant rapport à des pratiques professionnelles soumises aux rapporteurs du groupe de travail. Elles figurent dans le « catalogue » de mesures règlementaires de simplification produit par le groupe, mesures qui ont vocation à être examinées par le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) et par le Gouvernement.


* 36 Les secteurs de taille et de capacité d'accueil limitées (STECAL) peuvent, dans les zones naturelles, agricoles ou forestières, être délimités par le règlement du PLU et des constructions y être autorisées à la condition qu'elles ne portent atteinte ni à la préservation des sols agricoles et forestiers ni à la sauvegarde des sites, milieux naturels et paysages.

* 37 Quatre offres ont été reçues.

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