II. LE DIALOGUE PARLEMENTAIRE FRANCO-POLONAIS SUR LES GRANDS SUJETS DE L'ACTUALITÉ EUROPÉENNE

La délégation a participé à quatre sessions de travail conjointes avec ses homologues de la commission des affaires étrangères et européennes du Sénat polonais présidée par M. Marek Rocki. Ces réunions ont porté sur le défi migratoire (A), le partenariat oriental (B), l'Union de l'énergie (C) et le numérique (D), ce à quoi se sont ajoutés, en dehors des réunions formelles, des échanges particulièrement éclairants sur un autre thème, celui du détachement des travailleurs (E).

A. LE DÉFI MIGRATOIRE

1. La Pologne et la crise des migrants

Face à la crise migratoire, la position de la Pologne a été, pour le moins, extrêmement sceptique avec des inflexions sensibles jusqu'au mois dernier.

En effet, dès l'été 2015, la Pologne a, comme les trois autres pays du groupe de Visegràd (Hongrie, République tchèque et Slovaquie) exprimé ses réserves de principe sur une fixation, au niveau européen, du nombre de réfugiés à accueillir par les différents États membres 16 ( * ) .

Le gouvernement polonais participa néanmoins aux mécanismes de « relocalisation » adoptés par le Conseil les 14 septembre 17 ( * ) et le 22 septembre 2015 18 ( * ) . Sur un total de 160 000 personnes à relocaliser au sein de l'Union, il est ainsi prévu que la Pologne doive en accueillir 7 000. La forte opposition d'une partie de l'opinion polonaise à ces décisions s'exprima toutefois dans des manifestations et pesa incontestablement sur la campagne en vue des élections parlementaires.

À l'issue de ces élections, sans remettre en cause formellement les décisions du Conseil prises sous le gouvernement de M. Ewa Kopacz, les nouvelles autorités gouvernementales se sont exprimées à de multiples occasions pour insister sur les dangers du mécanisme de relocalisation , indiquant clairement que la priorité devrait être donnée à l'action dans les pays d'origine des migrants. C'est dans cet esprit que la Pologne a annoncé un programme d'aide aux réfugiés syriens hébergés dans des camps au Liban, dans le cadre duquel elle financera l'hébergement et la nourriture de 6 000 à 10 000 personnes.

Cependant, la Pologne annonçait au mois de janvier que, dans le cadre du programme européen de relocalisation, elle était prête à accueillir 400 personnes sur son territoire en 2016.

Puis, suite aux attentats de Bruxelles, un durcissement du ton de Varsovie s'est fait ressentir . Dès le lendemain (le 23 mars), la présidente du Conseil des ministres, Mme Beata Szydo, annonça que son pays n'accueillerait finalement pas de migrants sur son sol dans le cadre du programme de répartition de l'Union.

Le 9 mai, les transferts vers la Pologne des 100 premiers demandeurs d'asile (s'imputant sur les quotas des 7 000) furent annulés pour des raisons techniques 19 ( * ) . Néanmoins, sans qu'il s'agisse d'une remise en cause de la participation de la Pologne au mécanisme, cet incident s'est accompagné d'une intensification des critiques émanant de l'ensemble des pays de Visegràd. Si, depuis le mois d'avril, ces critiques se concentrent sur les sanctions financières 20 ( * ) envisagées par la Commission à l'encontre des États qui refuseraient de respecter leurs obligations, les propos à l'encontre du principe même des relocalisations demeurent très durs. Le 7 mai dernier, le ministre des affaires étrangères polonais, M. Witold Waszczykowski, déclarait ainsi sur la chaîne privée d'information en continu polonaise TVN24 que : « 70 ans après la Deuxième guerre mondiale, quelqu'un, dans cette partie civilisée et prétendument progressiste de l'Europe, propose des déportations massives vers des pays où les réfugiés ne veulent pas aller ».

C'est dans ce contexte que la délégation avait souhaité qu'une des tables rondes soit consacrée aux migrations, de façon à mieux comprendre la position de ses homologues polonais.

2. Les enseignements de notre rencontre

Le premier message que nos interlocuteurs, y compris de la nouvelle majorité, ont tenu à nous envoyer est l'attachement de la Pologne au respect du droit européen en matière d'immigration .

Ces affirmations peuvent laisser supposer qu'il n'y aura pas de remise en cause formelle des décisions prises par le Conseil concernant des quotas de migrants. À l'inverse, il est très probable que ce principe de « respect du droit européen » s'entende de manière stricte, c'est-à-dire excluant toute modification des règles actuelles qui permettraient, comme l'envisage la Commission européenne, d'instaurer un mécanisme de relocalisation obligatoire des demandeurs d'asile qui soit permanent, contrairement à celui mis en oeuvre en septembre 2015 à titre transitoire et dans des circonstances exceptionnelles. Il ne nous semble en revanche pas du tout à exclure que les autorités polonaises appliquent le programme actuel de relocalisation en se montrant très exigeantes quant au respect de l'ensemble des conditions. Des situations telles que l'annulation intervenue il y a quelques semaines concernant les 100 premiers demandeurs d'asile pourrait alors se reproduire. En effet, plusieurs parlementaires nous ont confirmé qu'ils n'adhéraient pas au principe même de la relocalisation obligatoire dans la mesure où il contredit celui de la souveraineté nationale .

Outre le principe de souveraineté, nos interlocuteurs ont aussi évoqué l'obligation qui incombe à chaque État d'assurer la sécurité de sa population . Cet argument n'est pas surprenant puisqu'il reprend les propos officiels tenus par le gouvernement dès le lendemain des attentats de Bruxelles.

La délégation a toutefois trouvé particulièrement intéressant qu'en allant plus loin dans la discussion avec ces interlocuteurs polonais, d'autres motifs soient apparus pour expliquer la position du pays face à la crise migratoire actuelle .

D'une part, l'argument économique a été invoqué s'appuyant notamment sur le fait que les migrants ne constituent aucunement une ressource pour la Pologne dans la mesure où, immédiatement après leur arrivée, ces derniers n'ont pour seul objectif que de rejoindre d'autres pays, principalement l'Allemagne 21 ( * ). Ainsi, la Pologne assumerait des coûts quand l'Allemagne bénéficierait des emplois.

D'autre part, et d'une façon que la délégation a ressenti comme particulièrement profonde, les sénateurs 22 ( * ) ont estimé que la société polonaise n'était en quelque sorte pas préparée à accueillir une immigration massive venue du Proche-Orient ou d'Afrique du Nord . Il en va non seulement des traditions d'un pays, davantage habitué aux migrations de l'Est (plus d'un million d'Ukrainiens seraient arrivés ces dernières années) mais aussi d'une question de choix de société. Nos interlocuteurs estiment que si l'Allemagne a le droit de choisir l'immigration pour répondre à son déficit démographique, et si la France a opté pour un certain modèle d'intégration, chaque autre État membre doit pouvoir faire souverainement ses choix en la matière.

Les réponses à une question posée par notre collègue François Marc quant au rôle joué par le catholicisme, très prégnant dans la société polonaise, ont, dans leur diversité, exprimé à quel point la crise migratoire européenne est bien perçue par la Pologne comme susceptible de toucher à son identité.

La délégation du Sénat français, et en particulier le président Jean Bizet, a fait valoir qu'au nom de la sécurité, il pouvait précisément être nécessaire de partager une part de la souveraineté. Ainsi en est-il par exemple de la mise en place tant attendue de garde-frontières et de garde-côtes européens dans le cadre du renforcement des moyens de Frontex. Il s'agit, pour un État membre qui ne parviendrait pas à assurer la sécurité des frontières extérieures de l'Europe, de pouvoir déléguer à l'Union la mise en oeuvre de ses compétences. Ce principe de « souveraineté partagée » entre l'Union et les États membres n'a pas semblé entraîner de réaction de rejet de la part de la délégation polonaise.

Enfin, les entretiens ont aussi porté sur le volet extérieur de la gestion de la crise migratoire . Conformément aux propos du secrétaire d'État et dans la droite ligne des autorités polonaises qui estiment que la solution à la crise se trouve hors de l'Union, les sénateurs polonais se sont montrés très favorables à l'accord avec la Turquie , qu'ils jugent équilibré. La délégation française a rappelé toutefois que seule une partie des 72 conditions posées à la libéralisation des visas étaient aujourd'hui remplies.

Un certain consensus s'est fait jour pour une action en amont sur le continent africain dans le sens des conclusions du sommet de La Valette (novembre 2015), ce à quoi notre collègue Pascal Allizard a ajouté la nécessité de sécuriser, dans le cadre de l'ONU, 400 kilomètres de la côte libyenne.

Nos interlocuteurs ont tenu à évoquer le jeu de la Russie qui consiste, d'une part, à se rendre indispensable à la résolution du conflit syrien et, d'autre part, à plaider la thèse d'un front commun avec des pays comme la France dans la lutte contre le terrorisme de façon à en tirer de grandes contreparties. Selon nos interlocuteurs polonais, ces contreparties pourraient porter sur la Crimée ou le Donbass.


* 16 Il convient de rappeler que, dans un premier temps, la Roumanie s'était aussi jointe à cette protestation.

* 17 Pour 40 000 personnes.

* 18 Pour 120 000 personnes.

* 19 Les autorités italiennes et grecques n'ayant pas été en mesure de fournir des renseignements suffisants sur l'identité des demandeurs.

* 20 À hauteur de 250 000 euros par migrant non admis.

* 21 Tel fut visiblement le cas de la plupart des 80 000 Tchéchènes accueillis en Pologne en 2008 ou même des quelques dizaines de chrétiens syriens accueillis par des évêques polonais.

* 22 Y compris des membres de l'opposition.

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