C. UN CONTEXTE MARQUÉ PAR DES MODIFICATIONS PONCTUELLES DE LA LOI DE 1881

1. Le transfert des délits de presse dans le droit pénal général en raison de la place circonscrite du juge dans le cadre de la loi de 1881

Au regard des règles procédurales particulières applicables aux délits de presse, en particulier la courte prescription, le législateur a eu tendance à intégrer au sein du code pénal certains délits qu'il considère comme devant faire l'objet d'une répression accrue.

Ce mouvement est ancien : en effet, l'outrage aux bonnes moeurs ou les incitations à désobéir faites aux militaires , qui étaient dans le texte initial de 1881 des délits de presse ont été assez rapidement transférés dans le code pénal.

Toutefois, ce mouvement s'est aujourd'hui accéléré.

L'exemple le plus récent et le plus emblématique de ce mouvement est le délit d'incitation à commettre des actes de terrorisme ou l'apologie de tels actes , délit de presse jusqu'à la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme qui l'a intégré dans le code pénal afin d'en organiser une répression accrue, au regard des effets particulièrement délétères et rapides de la propagande djihadiste sur Internet. Ce comportement est apparu en effet moins comme un délit de presse que comme un délit terroriste en tant que tel, s'intégrant pleinement dans un processus d'actes de terrorisme 60 ( * ) .

Force est de constater qu'à la suite de cette évolution, le nombre de condamnations pour apologies d'actes de terrorisme a fortement augmenté, les peines infligées étant par ailleurs sans commune mesure avec les peines auparavant infligées dans le cadre du contentieux de la presse.

La comparaison entre les condamnations prononcées au titre de l'apologie de crime ou de délit sur le fondement de la loi de 1881 et l'apologie d'actes de terrorisme au titre de l'article 421-2-5 du code pénal montre bien à cet égard que la répression sur le fondement du code pénal est plus forte que celle exercée sur le fondement du droit de la presse.

En effet, alors que quelques condamnations seulement étaient prononcées chaque année pour apologie du terrorisme ou incitation à commettre un acte de terrorisme sur le fondement de la loi de 1881, à la suite de la promulgation de la loi du 13 novembre 2014 précitée, de nombreuses condamnations ont été prononcées, le plus souvent à des peines de prison ferme.

2. La nécessité d'une vision globale sur la loi de 1881 à l'aune d'Internet
a) Le risque pour la loi de 1881 d'une démarche ponctuelle de modification de son périmètre

La loi du 29 juillet 1881 a fait l'objet de nombreuses modifications , mais dans les dernières années, ces modifications sont intervenues très souvent à l'occasion de textes ne concernant que marginalement le droit de la presse, qui ont créé parfois des distorsions.

Ce cas est illustré par l'allongement du délai de prescription de trois mois à un an pour les injures, diffamation ou provocation à la discrimination commises en raison de l'origine ou de la religion par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi « Perben II ».

Puis la loi n° 2014-56 du 27 janvier 2014 visant à harmoniser les délais de prescription des infractions prévues par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, commises en raison du sexe, de l'orientation ou de l'identité sexuelle ou du handicap a unifié les délais de prescription applicables à toutes les infractions aggravées de diffamation, d'injure ou de provocation à la discrimination mais cette modification n'est intervenue que près de dix ans après la modification opérée par la loi « Perben II » 61 ( * ) .

Cette différence a pu expliquer la très faible part de condamnations d'injures, de diffamation ou de provocations à la discrimination prononcées en raison du sexe, de l'identité ou de l'orientation sexuelle ou du handicap, par rapport aux condamnations prononcées pour les mêmes faits commis en raison de motivations racistes ou religieuses.

Par ailleurs, si l'intégration du délit d'apologie d'actes de terrorisme ou de provocation à la commission d'un acte de terrorisme dans le code pénal peut se justifier, en raison de son lien direct avec la commission d'actes de terrorisme, l'apologie de crime contre l'humanité demeure un délit de presse. Nos collègues MM. Hyest et Richard avaient souligné que la modification visant à insérer le délit d'incitation à commettre un acte de terrorisme ou l'apologie d'acte de terrorisme dans le code pénal, de manière ponctuelle, présentait l'inconvénient de faire figure de précédent, d'autres délits de presse pouvant tout à fait être extraits de la loi de 1881 au motif de leur gravité, comme la provocation à l'assassinat ou aux crimes racistes 62 ( * ) .

Ainsi, en première lecture, les rapporteurs avaient proposés de circonscrire ce délit aux seuls faits commis par la voie d'un service de communication au public en ligne , en considérant que les spécificités présentées par Internet pouvaient justifier une telle évolution.

De même, la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France a abrogé le délit d'offense au chef de l'État et a aligné son régime de protection sur celui des membres du Gouvernement et sur les membres du Parlement, à l'occasion d'un amendement adopté par l'Assemblée nationale lors de l'examen d'un texte opérant diverses mesures de transpositions de directives communautaires.

Cette évolution, symbolique à bien des égards, dans la mesure où le nombre de poursuites sur ce fondement a été rarissimes sous la V ème République relevait toutefois de la question plus générale du statut juridictionnel du chef de l'État, comme l'avait relevé votre commission qui avait maintenu ce délit dans un premier temps.

Ces quelques exemples soulignent que les modifications ponctuelles de la loi de 1881 sans vision d'ensemble font peser le risque d'introduire des incohérences au sein d'un texte déjà complexe.

Cette tendance se poursuit pourtant, avec le projet de loi Égalité et citoyenneté , en cours d'examen à l'Assemblée nationale qui comporte plusieurs dispositions relatives à la loi de 1881, revenant sur des équilibres importants du texte, puisque le mineur de seize ans pourrait désormais se voir reconnaitre la possibilité d'être directeur de publication, un régime de responsabilité spécifique étant par ailleurs défini pour lui.

Enfin, la loi sur la presse a fait l'objet de nombreuses contestations ponctuelles devant le juge constitutionnel, par le biais de QPC, qui ont entrainé un certain nombre d'annulations, même si le Conseil constitutionnel a majoritairement considéré que les équilibres de la loi de conciliait liberté de communication et protection des droits des personnes.

En conclusion, la méthode utilisée jusqu'ici de réforme à la marge du texte de 1881 a pour effet d'affaiblir ce texte, en lui faisant perdre sa cohérence et en le compliquant encore, entretenant ainsi la tendance à l'écarter au profit du code pénal.

b) La nécessaire interrogation du périmètre retenu actuellement par la loi de 1881

Comme le relève le professeur Patrick Auvret, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse se caractérise dès son origine par son empirisme et par le choix initial d'exclure un certain nombre de délits du champ de la liberté de la presse, de manière plus ou moins logique : « l'empirisme le plus complet règne en la matière et intègre ou laisse en dehors de la loi les infractions de cette nature. La classification de la loi de 1881, est, en effet, plus énumérative que rationnelle. » 63 ( * ) .

L'exemple du délit de presse d'apologie de délit ou de crime non suivi d'effet, prévu par l'article 24 est particulièrement intéressant : en effet, l'apologie de certains délits relève de dispositions pénales de droit commun fixéessur l par le code pénal comme la provocation au suicide et la propagande ou la publicité en faveur de produits, d'objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort prévus aux articles 223-13 et 223-14 du code pénal ou la provocation à s'armer contre l'autorité de l'État ou contre une partie de la population en application de l'article 412-8 du même code ou encore l'incitation à commettre un acte terroriste ou l'apologie de tels actes , prévu par l'article 421-2-5 du même code.

D'autres délits, qui pourraient relever de délit de presse ont également été intégrés dans le code pénal, en considérant que leur répression par la voie des délits de presse ne permettait pas une répression efficace de ceux-ci. Ainsi, l'article 322-14 du code pénal puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende « le fait de communiquer ou de divulguer une fausse information dans le but de faire croire qu'une destruction, une dégradation ou une détérioration dangereuse pour les personnes va être ou a été commise » .

Dans certains cas, ces délits visent précisément à prendre en compte les risques liés aux capacités de diffusion par Internet, en considérant qu'ils ne relèvent pas de la liberté d'expression : ainsi, l'article 322-6-1 du code pénal, créé par la loi du 9 mars 2004, incrimine « le fait de diffuser par tout moyen, sauf à destination des professionnels, des procédés permettant la fabrication d'engins de destruction élaborés à partir de poudre ou de substances explosives, de matières nucléaires, biologiques ou chimiques, ou à partir de tout autre produit destiné à l'usage domestique, industriel ou agricole ». La peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende est portée à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 euros d'amende « lorsqu'il a été utilisé, pour la diffusion des procédés, un réseau de télécommunications à destination d'un public non déterminé », ce qui vise clairement l'utilisation d'Internet.

De même, le fait de révéler l'identité d'un agent public figurant sur une liste définie par le ministre est un délit de presse puni par l'article 39 sexies mais ce délit s'apparente assez étroitement à la violation du secret de la défense nationale, qui fait l'objet de nombreuses dispositions pénales, figurant aussi bien dans le code pénal que dans le code de la défense.

Enfin, la révélation de la filiation d'une personne ayant fait l'objet d'une adoption plénière pourrait par ailleurs faire l'objet d'une sanction, et donc d'une réparation, sur le fondement de l'article 9 du code civil protégeant la vie privée des personnes alors que c'est un délit de presse prévu à l'article 39 quater de la loi de 1881.

Il est donc tout à fait justifié d'interroger le périmètre de la loi de 1881 mais il semble que l'envisager à l'occasion d'une réforme d'ensemble permettrait de le renforcer en lui rendant une cohérence au contraire des « replâtrages législatifs dénués de toute cohérence » 64 ( * ) qu'elle a parfois subis.

En effet, cette situation présente le risque de privilégier l'insertion de nouveaux délits de presse au sein du code pénal, au risque d'entraîner un certain dépérissement de la loi de 1881.


* 60 Étude d'impact : « L'introduction dans le code pénal de la provocation et de l'apologie d'actes de terrorisme permettrait d'appliquer à ces délits des délais de prescription allongés et des règles de procédures plus adaptées (techniques spéciales d'enquête notamment). Il ne s'agit pas en l'espèce de réprimer des abus de la liberté d'expression, mais de sanctionner des faits qui sont directement à l'origine des actes terroristes. Force est de constater dans de nombreuses procédures judicaires, mais aussi de manière générale, qu'Internet constitue un puissant vecteur d'endoctrinement conduisant des individus à se radicaliser en les incitant à commettre des actes de terrorisme. »

* 61 Rapport n° 324 (2012-2013) de Mme Esther Benbassa sur la proposition de loi relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, p. 15. Le rapport est consultable à l'adresse suivante :

https://www.senat.fr/rap/l12-324/l12-3241.pdf .

* 62 Rapport n° 9 (2014-2015) de MM. Jean-Jacques Hyest et Alain Richard, fait au nom de la commission des lois, déposé le 9 octobre 2014, p. 48. Le rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l14-009/l14-0091.pdf .

* 63 JCL n° 3020 Éléments constitutifs des infractions à la loi de 1881, n° 1.

* 64 JCL n° 3020 Éléments constitutifs des infractions à la loi de 1881, n° 5.

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