N° 101

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017

Enregistré à la Présidence du Sénat le 3 novembre 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur la laïcité et l' égalité femmes-hommes ,

Par Mme Chantal JOUANNO,

Sénatrice

(1) Cette délégation est composée de : Mme Chantal Jouanno, présidente , Mmes Corinne Bouchoux, Hélène Conway-Mouret, M. Roland Courteau, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Brigitte Gonthier-Maurin, M. Alain Gournac, Mmes Christiane Kammermann, Françoise Laborde, Michelle Meunier, M. Cyril Pellevat, vice-présidents ; M. Mathieu Darnaud, Mmes Jacky Deromedi, Danielle Michel, secrétaires ; Mmes Annick Billon, Maryvonne Blondin, Nicole Bonnefoy, M. Patrick Chaize, Mmes Laurence Cohen, Chantal Deseyne, M. Jean-Léonce Dupont, Mmes Anne Émery-Dumas, Dominique Estrosi Sassone, Corinne Féret, M. Alain Fouché, Mmes Catherine Génisson, Éliane Giraud, Sylvie Goy-Chavent, Christiane Hummel, Mireille Jouve, M. Marc Laménie, Mme Claudine Lepage, M. Didier Mandelli, Mmes Marie-Pierre Monier, Patricia Morhet-Richaud, M. Philippe Paul .

AVANT-PROPOS

Très préoccupée par le constat de la remise en cause des droits et libertés des femmes, dans de trop nombreuses parties de notre territoire et dans certains discours, en lien avec des dérives extrémistes qui instrumentalisent la religion à des fins politiques , la délégation aux droits des femmes du Sénat a souhaité inscrire à son programme de travail une nouvelle réflexion sur cette situation incompatible avec les valeurs de notre République .

Qu'elles soient attribuées à des pratiques culturelles ou qu'elles relèvent du fait religieux, les attitudes ainsi identifiées vont bien au-delà des injonctions vestimentaires sur lesquelles s'est trop souvent crispé le débat public , qu'il s'agisse du voile , de la burqa ou, plus récemment, de la polémique suscitée par la mode dite « pudique » proposée par de grandes enseignes occidentales ( abayas , hijabs ...) ou des questionnements suscités, au cours de l'été 2016, par le « burkini ».

Ces agissements investissent des champs de plus en plus étendus de notre quotidien . Ils prétendent régenter le contenu des enseignements, limitent parfois l'accès des femmes aux soins médicaux et aux activités sportives. Ils contestent des droits essentiels des femmes, comme la libre disposition de leur corps. Ils légitiment parfois les violences faites aux femmes et les excluent de l'espace public pour les cantonner au foyer sous l'autorité de leur mari, de leur père et de leurs frères.

Le débat public investit désormais des questions, inenvisageables il y a encore 25 ans, comme la possibilité pour les femmes et les hommes d'accéder en même temps à la piscine ou même de se serrer la main, ce qui explique que le débat sur le fait religieux dans notre pays se soit progressivement étendu aux thèmes de la mixité et de l'égalité entre femmes et hommes.

Depuis plusieurs années, la délégation est alertée par les témoignages d'associations ou d'élus de terrain sur la situation faite aux femmes au nom d'un prétendu retour à la tradition . Plus encore, certains de ces témoignages relaient le sentiment d'abandon et d'injustice ressenti par celles qui se sentent négligées par des pouvoirs publics que la crainte d'être accusés de xénophobie semble empêcher de réagir face à l'inacceptable .

L'avenir de la mixité 1 ( * ) , en 2003, puis en 2010 les mariages forcés et les crimes d'honneur 2 ( * ) ont ainsi été inscrits au programme de travail de la délégation.

Le contexte actuel, international et national, est quelque peu différent :

- les attentats de janvier et novembre 2015 et de juillet 2016, le développement d'un terrorisme affichant des revendications religieuses , la révélation des atrocités barbares commises contre les femmes par Daech et par le « gangstéro-intégrisme » 3 ( * ) doivent nous inciter à nous élever avec détermination contre les dangers d'un message porteur des pires violences contre les femmes, motivées par le fanatisme et l'obscurantisme ;

- les agressions dont des femmes ont été victimes pendant la nuit du 31 décembre 2015 à Cologne imposent une prise de conscience urgente des limites de la démission devant des comportements scandaleux que ni la culture, ni la tradition ne sauraient justifier. Il est d'ailleurs inacceptable que la réplique à ces agressions ait pu être, comme cela été suggéré, d'inviter les femmes à adopter un comportement discret pour leur éviter de choquer des hommes incapables de comprendre que leurs croyances ou leurs pulsions ne font pas la loi ;

- dans le même temps, à l'intérieur de notre territoire, la menace que représentent des discours politiques extrémistes impose de ne pas encourager de tensions xénophobes , alors même que les attentats subis par notre pays depuis 2015 et l'ignoble assassinat du Père Hamel, le 26 juillet 2016, ont suscité - à juste titre - une très vive émotion et une indignation immense .

De tels actes pourraient conduire à des généralisations abusives et à une confusion regrettable entre religion et extrémisme . Or il est de notre devoir de républicains de faire confiance à ceux et celles qui, au sein des religions, combattent les dérives extrémistes et de ne pas avoir une approche subjective de ces questions.

Dans le même temps, il est impératif de faire acte d'autorité vis-à-vis de ceux et celles qui fragilisent notre « vivre ensemble » au nom de ce qu'ils considèrent comme le sacré et l'honneur, de traditions culturelles ou d'allégations religieuses incompatibles avec les droits et libertés des femmes inscrits dans notre loi fondamentale .

Faute d'un tel sursaut en faveur de l'égalité entre femmes et hommes, dont l'importance décisive au sein de nos valeurs aurait dû être affirmée et martelée dès les premières alertes, on assiste actuellement à des recompositions inédites telles que la récupération par l'extrême droite des notions de laïcité, voire de féminisme, dont l'ironie n'échappera à personne... Toute la classe politique porte la responsabilité de cette absence de fermeté dont notre pays risque de payer un prix très élevé.

Convaincue que tout recul de l'égalité entre femmes et hommes constitue une véritable atteinte aux valeurs de notre République et à la démocratie , la délégation s'inquiète donc des dangers liés aux extrémismes politiques et religieux , dont les influences combinées menacent dans notre pays la dignité des femmes .

Pour défendre l'égalité qui fait partie intégrante de notre projet de société, la délégation est convaincue qu'il faut se garder du déni et de l'angélisme .

Le fait que les droits des femmes soient parfois remis en cause par les femmes elles-mêmes , au nom de leur culture, voire de leur liberté, n'atténue aucunement le questionnement de la délégation et ne saurait être considéré comme une justification de cette situation contre laquelle nous nous élevons. Certains pourraient précisément être tentés de baisser les bras face à des injonctions limitant les droits et libertés des femmes, au motif que ce sont parfois aujourd'hui des femmes qui les défendent. Or il s'est toujours trouvé des paroles féminines pour conforter la prééminence des hommes, pour critiquer l'émancipation des femmes et pour cautionner le maintien de celles-ci dans un état d'infériorité, voire de soumission.

Dans un premier temps, la délégation a centré son travail sur les conséquences émancipatrices, en France, de la laïcité pour les femmes . Elle a ainsi, en mars et avril 2015, analysé le lien entre femmes et laïcité du point de vue de la philosophie, de l'histoire et de la science politique.

Cette approche a toutefois rencontré ses limites pour diverses raisons.

Tout d'abord, le débat sur la laïcité , notion désormais assortie d'adjectifs divers (« fermée », « ouverte », « inclusive »...), conduit parfois à se demander si ce principe, quant à sa définition et à ses conséquences, est encore capable de porter un véritable consensus face à l'ampleur et à la gravité des questionnements actuels. Or c'est d'unité que notre société a besoin .

Ensuite, la laïcité, bien qu'elle ait encouragé au fil du temps en France l'accès des femmes à de nombreux droits (droits civils, autonomie économique, égalité au sein du couple, maîtrise de la fécondité...), n'a pas été conçue à l'origine dans cette perspective . L'attitude envers les femmes constitue même un « impensé » de la loi de 1905 4 ( * ) , votée par des hommes soucieux, entre autres préoccupations, de limiter l'influence du clergé sur leurs compagnes... La laïcité n'est donc pas, par elle-même, porteuse de libération pour les femmes.

Enfin, la laïcité ne permet pas de comprendre la religion en tant que phénomène autonome et dynamique, « capable de donner une énergie sans limites à des témoins prêts à mourir pour leur cause » 5 ( * ) .

Or c'est cette énergie qui affecte aujourd'hui notre « vivre ensemble » à travers les menaces que les extrémismes font peser sur les droits des femmes, dans certains cas d'ailleurs avec leur consentement...

Faut-il, au nom de la liberté de conscience permise par la laïcité, tolérer des atteintes à l'égalité entre les femmes et les hommes qui se multiplient dans notre pays du fait de provocations utilisant parfois la religion dans un but politique ?

La délégation a donc jugé que, pour répondre à cette question, sa réflexion sur le thème « femmes et laïcité » impliquait aussi une réflexion sur la place des femmes dans les religions , sous l'angle de l'égalité entre femmes et hommes.

Ce sujet, il faut le souligner, n'avait à ce jour jamais été abordé dans cette logique dans le cadre d'un travail parlementaire. La délégation a choisi de ne pas éluder cette difficulté, consciente qu'« Une laïcité qui esquive s'ampute » 6 ( * ) , comme le soulignait Régis Debray dans son rapport L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque .

Elle est toutefois consciente que le contexte issu du meurtre inacceptable d'un prêtre catholique, le 26 juillet 2016, renforce la complexité du sujet et le rend encore plus sensible.

Le président du Sénat, dans le rapport remis au Président de la République intitulé La Nation, un héritage en partage 7 ( * ) , appelle dans un esprit comparable les pouvoirs publics à approcher les religions « sans rejet et surtout sans crainte » et à éviter de les cantonner « hors de la République » : « Tout au contraire, les pouvoirs publics doivent demander aux cultes de se situer moralement dans l'espace public tel que le définissent la Constitution et les lois de la République française » 8 ( * ) .

Cette nécessité s'applique tout particulièrement à la question de l'égalité entre femmes et hommes. C'est pourquoi la délégation aux droits des femmes a souhaité, à travers le présent rapport, s'intéresser à la religion et à son influence éventuelle, passée et actuelle, sur la situation des femmes dans notre société.

Ainsi que l'a souligné la rabbin Floriane Chinsky lors d'un colloque organisé par la Grande loge féminine de France le 12 mars 2016 9 ( * ) : « Notre vision de la société influence notre vision du spirituel et réciproquement ; nourrir le principe d'égalité femme-homme dans nos spiritualités contribue à l'égalité sociale ».

La religion serait-elle source de domination des femmes par les hommes ? À titre symbolique, rappelons-nous la dot exigée par Bilqis, Reine de Saba : « que le mariage la libère de la religion et du poids de la tradition. » 10 ( * )

Pourrait-elle au contraire, en participant à la lutte contre les extrémismes, contribuer à encourager une conception égalitaire de la société et l'émancipation des femmes, qui sont le plus souvent les premières victimes de ces dérives ?

Pour aborder ces questions, la délégation a, avec l'humilité qui convient et consciente qu'il ne lui incombe pas de porter une parole sur ces questions, décidé de s'intéresser aussi, dans une certaine mesure, aux contenus théologiques. Elle a souhaité comprendre comment l'interprétation de ceux-ci a pu, au fil du temps, évoluer et exercer une influence sur les droits des femmes et sur leur place dans la société.

Dans cette logique, elle a accueilli, le 14 janvier 2016, des femmes ministres du culte, universitaires, biblistes et théologiennes ainsi que des représentants d'associations qui défendent une plus grande place pour les femmes dans le domaine religieux et une interprétation des textes et des traditions dans un sens égalitaire . Elle a également associé à cette rencontre une représentante de la libre pensée et la présidente de la Grande loge féminine de France.

Une telle réunion était inédite, non seulement à la délégation aux droits des femmes, mais aussi au Sénat , même si dans le cadre des travaux préparatoires, le législateur entend généralement, quand le sujet s'y prête, les représentants officiels des principaux cultes présents sur notre territoire.

Bien évidemment, le propos de la délégation n'est ni de prendre parti sur l'organisation et le fonctionnement des cultes, ni de s'inscrire dans des débats théologiques qui sont étrangers à ses missions et qui dépassent largement ses compétences.

La table ronde du 14 janvier 2016 l'a toutefois conduite à estimer que les femmes ont leur place dans le domaine spirituel comme dans toutes les autres activités humaines , et que leur dénier cette place revient à priver l'humanité d'une richesse et d'une profondeur d'analyse dont tous ceux et celles qui ont assisté à ces échanges garderont toujours un souvenir particulièrement fort.

Ces échanges, et la connivence qu'ils ont fait apparaître entre les personnes auditionnées et des membres de la délégation, ont également fait prendre conscience que les engagements des personnes auditionnées le 14 janvier 2016 étaient, dans une certaine mesure, transposables aux combats que porte la délégation .

La rencontre du 14 janvier 2016 a par ailleurs mis en évidence que, dans le domaine des cultes comme ailleurs, la place faite aux femmes est un marqueur de la capacité d'un système à faire de la place à l'« autre », que cet « autre » diffère par son sexe, par son orientation sexuelle ou par son appartenance à une autre religion ou à la libre pensée : reléguer les femmes à l'infériorité, voire à l'invisibilité, montre en quelque sorte une incapacité à faire de la place, tout simplement, à celui qui est différent .

***

L'analyse à laquelle s'est livrée la délégation a confirmé que le principe de laïcité, par la multiplicité de ses acceptions, ne suffit pas en soi à garantir l'égalité entre les femmes et les hommes.

Quant aux messages religieux, les travaux de la délégation conduisent à observer qu'ils ont pu conforter un modèle social fondé sur la supériorité des hommes, mais qu'ils ne sont pas en eux-mêmes inégalitaires.

La France est actuellement confrontée, dans des activités et des lieux très divers (à l'école, dans l'espace public, à l'hôpital, à l'université, dans l'entreprise...), à des remises en cause de la mixité et des droits et libertés des femmes auxquelles la délégation ne peut être indifférente. Face à cette situation très préoccupante, elle a souhaité s'interroger sur la portée des messages extrémistes totalitaires qui sous-tendent, dans un but politique , des comportements menaçant les droits et libertés des femmes et mettant en danger les valeurs de notre République . Elle considère que la contestation de l'égalité entre femmes et hommes est en elle-même un marqueur de ces extrémismes .

Or, comme l'observait déjà le 17 décembre 2003 Jacques Chirac, Président de la République, après la remise du rapport de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République 11 ( * ) : « Le degré de civilisation d'une société se mesure d'abord à la place qu'y occupent les femmes ».

La délégation estime qu'une réaffirmation vigilante et sans concession de l'égalité entre femmes et hommes est indispensable à la lutte contre l'obscurantisme et les extrémismes.

C'est sur le respect de l'égalité entre les femmes et les hommes, fondement non négociable de nos valeurs et de notre identité, qu'elle a centré ses propositions.

Elle pose à cet égard comme une exigence démocratique de mieux prévenir et sanctionner les atteintes à l'égalité entre femmes et hommes , qui se multiplient actuellement, par une application plus rigoureuse de la règle de droit , quand elle existe, et par une adaptation des textes juridiques , quand cela est nécessaire.

À la veille des échéances électorales majeures que connaîtra notre pays en 2017 , la délégation estime que les appels vibrants en faveur de l'égalité entre femmes et hommes , régulièrement entendus au cours de l'été 2016 de la part d'hommes politiques de toutes tendances soucieux de défendre cet aspect central de nos valeurs, doivent quitter la sphère incantatoire et prendre la forme d'engagements concrets.

Selon la délégation, c'est à l'aune de la place faite aux femmes, par tous les partis politiques, dans les listes de candidats et de la présence des femmes dans les assemblées parlementaires issues des élections de 2017 que pourra être appréciée la sincérité de ces déclarations.

La délégation a procédé à trois échanges de vues 12 ( * ) (les 30 juin, 29 septembre et 6 octobre 2016) sur le contenu du présent rapport et sur l'orientation de ses conclusions.

Chaque membre de la délégation a été invité-e à présenter des observations personnelles. Les textes de ces contributions sont publiés en annexe.

Le présent rapport a été examiné en deux temps.

Le 20 octobre 2016, la délégation a validé les conclusions du rapport et les orientations du contenu de celui-ci.

Puis le rapport a été adopté sans opposition le 3 novembre, à la majorité des présent-e-s et des représenté-e-s 13 ( * ) .


* 1 Gisèle Gautier, Rapport d'activité 2003 - La mixité menacée ? N° 263, 2003-2004 ; La mixité menacée ? Actes du colloque du 15 juin 2004 , n° 448, 2003-2004.

* 2 Michèle André, Mariages forcés, crimes dit d'honneur , actes du colloque du 8 mars 2010, n° 408, 2009-2010.

* 3 Catherine Clément et Julia Kristeva, Le féminin et le sacré , Albin Michel, 2015, p. 17.

* 4 Jean Baubérot, Histoire de la laïcité en France, que sais-je ?, PUF, 2013, p. 85.

* 5 Jean-Marc Schlegel, « Le grand écart : religions et sociétés séculières », Esprit , février 2016.

* 6 Régis Debray, L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque, nouvelle édition, Odile Jacob, 2015, p. 53.

* 7 Rapport de Gérard Larcher, président du Sénat, au Président de la République, mercredi 15 avril 2015.

* 8 Ces citations figurent aux pages 28-29 du rapport de M. Gérard Larcher.

* 9 « Droits des femmes et contenus théologiques : une confrontation inévitable ».

* 10 Adonis, Violence et islam, entretiens avec Houria Abdelouahed , Seuil, 2015, p. 79.

* 11 Ce rapport a été remis au Président de la République le 11 décembre 2003.

* 12 Voir en annexe le compte rendu de ces réunions.

* 13 Les documents auxquels fait référence ce rapport sont datés au plus tard du 27 octobre 2016 ; les publications postérieures à cette date n'ont donc pas été prises en compte.

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