B. UNE FRANCOPHONIE TOURNÉE VERS L'ÉCONOMIE ET L'INNOVATION

Pour demeurer vivante, une langue doit rester fonctionnelle, utile.

1. Développer l'espace économique francophone

Alors que notre collègue député Yves Tavernier avait déjà évoqué la nécessité de « favoriser la francophonie économique » dans son rapport de 2000 124 ( * ) , le sommet de Kinshasa de 2012 a mis à l'honneur la dimension économique de la Francophonie et Jacques Attali y a consacré, en 2014, un remarquable rapport, accompagné de 53 mesures 125 ( * ) qui apporte du contenu à cette déclaration d'intention et donne corps à la notion de francophonie économique qui existait sans être véritablement nommée. Il met ainsi en lumière la dimension économique de la francophonie qui avait été jusque-là largement occultée par la dimension culturelle, plus souvent mise en avant.

Il n'est donc pas utile que vos co-rapporteurs y reviennent plus avant, si ce n'est pour rappeler les enjeux considérables attachés au développement de cet espace économique francophone (qui correspond à l'OIF) et notamment que 15 % de la richesse mondiale se trouve aujourd'hui dans cet espace et génère 20 % des échanges commerciaux mondiaux . Le potentiel de développement économique, compte tenu des taux de croissance africains attendus, y est également remarquable.

L'Afrique, un continent en pleine croissance économique

« La croissance économique est depuis plus d'une décennie de 5 % par an en moyenne (en Afrique), juste derrière l'Asie et loin devant l'Europe. L'Afrique a connu la plus forte croissance dans les échanges internationaux entre 2000 et 2011, avec une augmentation des importations au Sud du Sahara de 16 % par an en moyenne. L'Afrique est le continent qui épargne le plus après l'Asie. La capitalisation boursière a été multipliée par neuf depuis les années 1990, et plus de 2 000 entreprises sont désormais cotées. L'Afrique est l'une des rares régions à avoir enregistré une hausse des entrées d'investissements directs étrangers en 2011 et 2012 alors que les flux mondiaux baissaient sur la même période. L'indice du développement humain s'est amélioré de 15,6 % entre 2000 et 2010 pour la seule Afrique au Sud du Sahara. La part de l'Afrique subsaharienne dans les conflits violents dans le monde est passée de 55 % à 24 % entre 2002 et 2011. Les classes moyennes africaines représentent entre 300 et 500 millions d'individus. Plus de 80 % de la population est connectée à un réseau de téléphonie mobile. Les flux financiers issus des migrants sont estimés à plus de 30 milliards de dollars américains en 2012, soit quatre fois plus qu'en 1990, un montant encore légèrement inférieur à celui de l'aide publique au développement versée par les pays de l'OCDE (47 milliards de dollars américains en 2011). La population africaine doublera d'ici 2050 pour atteindre quasiment 2 milliards d'individus. Les dépenses des ménages africains devraient passer de 840 milliards de dollars américains en 2008 à 1 400 milliards de dollars américains en 2020. 72 milliards de dollars américains d'investissements annuels dans les infrastructures sont attendus. La population urbaine du continent s'accroîtra de 414 millions à plus de 1,2 milliard d'ici 2050. Le rapport se conclut sur neuf propositions dont plusieurs sont en lien direct, pensons-nous, avec la langue française quand elles concernent la formation professionnelle, l'enseignement en ligne, les réseaux d'affaires au niveau des petites et moyennes entreprises (PME), des secteurs clés comme le numérique, les industries culturelles, la santé, le tourisme ou la sécurité, le soutien apporté à l'organisation pour l'harmonisation du droit des affaires (OHADA), les relations administratives et politiques de haut niveau, la diaspora africaine et les collectivités locales, la connaissance de l'Afrique par les jeunes générations en favorisant davantage de volontaires internationaux en entreprises en Afrique ou la production et la diffusion d'informations économiques. »

Source : OIF, 2014, La langue française dans le monde, op.cit. au sujet du rapport « Un partenariat pour l'avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l'Afrique et la France » 126 ( * )

Si l'on considère une trentaine de pays francophones 127 ( * ) , ils représentent :

- 6 % des réserves mondiales de ressources énergétiques,

- 7 % de la population mondiale,

- 8 % du produit intérieur brut (PIB) mondial,

- 11 % des terres agricoles,

- 12 % des exportations mondiales,

- 14 % des investissements directes étrangers entrants 128 ( * ) .

On estime que le partage du français est générateur, en moyenne, de 22 % d'échanges commerciaux et de 6 % de croissance du PIB par habitant supplémentaires.

L'espace économique francophone est donc un atout (et potentiellement une source future de croissance économique pour l'ensemble de la zone) mais il doit, lui aussi, être entretenu . Un scénario pessimiste d'évolution de la francophonie, évoqué par Jacques Attali, « entraînerait la destruction de 120 000 emplois en France dès 2020, soit 0,5 point de chômage en plus et un demi-million en 2050, soit 1,5 point de chômage en plus » 129 ( * ) compte tenu des « pertes de parts de marché pour les entreprises françaises, (de) l'effondrement du droit continental au profit du droit anglo-saxon des affaires, ainsi que (d') une perte d'attractivité pour les universités, la culture et les produits français et en français » 130 ( * ) .

Au cours des travaux de votre groupe de travail, la question des normes juridiques a été évoquée. La langue est en effet porteuse de concepts juridiques, administratifs, économiques qui lui sont propres.
Par exemple la culture anglo-saxonne privilégie le copyright tandis que la francophonie utilise le « droit d'auteur » moral et patrimonial.
De la formation des cadres d'un pays, futurs administrateurs ou législateurs dans une langue ou dans une autre, peut résulter une gestion complètement différente des droits des artistes et de la propriété intellectuelle.
Il en est de même de l'impact des formations francophones des acteurs économiques, favorisant - ou non - la compatibilité des appels d'offres locaux avec les réponses possibles - ou non - des acteurs francophones.

2. Entreprises et francophonie

Dans une vision économique libérale, l'existence de langues différentes est un frein aux échanges, en particulier économiques. La littérature économique reconnaît volontiers que le plurilinguisme constitue un « coût de transaction », comparable à une taxe d'environ 7 % 131 ( * ) qui intègre les coûts de communication pure, mais aussi un petit surcoût lié à une moindre confiance dans le partenaire commercial. Dans ce contexte, on comprend pourquoi le monde des affaires a tendance à n'adopter qu'une seule « langue des affaires », l'anglais.

Dans son ouvrage précité 132 ( * ) , l'auteur Yves Montenay rapporte plusieurs exemples édifiants d'entreprises « françaises » qui, au gré de leur internationalisation, abandonnent progressivement l'usage du français en interne, au profit de l'anglais. C'est le cas notamment d'Altran qui passe en 2014 à l'anglais pour son journal interne. D'une manière générale, les entreprises françaises, publiques comme privées, ne se montrent pas de très bons élèves en matière de francophonie.

Pourtant, les entreprises rencontrées par vos deux co-rapporteurs ont témoigné de la richesse du plurilinguisme en leur sein lorsqu'elles réussissent à le faire prospérer.

- chez Total 133 ( * ) , on reconnaît bien volontiers que la langue du « oil & gas » est sans conteste l'anglais ; le français est utilisé à parité avec l'anglais dans tous les documents destinés à l'ensemble des salariés, ainsi que pour le site Internet, ce qui fait dire aux représentants de Total auditionnés par vos co-rapporteurs que le groupe est « bilingue » ;

- chez Michelin , tous les cadres, y compris internationaux, viennent pour deux ans en moyenne au siège du groupe, à Clermont-Ferrand ; ils y apprennent le français en vivant en France en famille ; les interactions avec le siège se font ensuite en français et en anglais ; l'innovation dans le groupe se fait en français et les termes techniques français sont parfois utilisés partout dans le monde 134 ( * ) ; même une partie des ouvriers en Espagne, en Roumanie, en Allemagne ou en Italie parlent le français.

Yves Montenay 135 ( * ) cite d'autres exemples de plus ou moins « bonnes pratiques » favorables à l'usage du français ou plus généralement au multilinguisme :

- chez Renault , le français est la « langue officielle » de l'entreprise et tous les cadres étrangers doivent en avoir une bonne maîtrise, mesurée par un examen spécifique ; les communiqués d'information sont publiés en français et en anglais ;

- Peugeot a lancé des programmes de formation en français en partenariat avec l'Éducation nationale en Chine, au Mexique, au Brésil et en Slovaquie ;

- chez Suez , pour l'essentiel c'est le français et l'anglais qui sont utilisés ; la charte d'éthique est publiée en 48 langues et les documents relatifs à l'actionnariat salarié en 37 langues ;

- chez Lafarge , 92 % du personnel travaillant à l'étranger, la priorité est donnée à la langue locale ; dans les relations avec le siège, l'anglais est la langue de communication sans pour autant que cela soit un dogme ; tous les documents sont publiés en anglais et en français.

Ø Proposition n° 28 : Sensibiliser les entreprises françaises mondialisées à l'usage de la langue française et y développer le plurilinguisme.

Les affaires se font avant tout dans la langue de l'acheteur, du consommateur. Celui-ci, si l'on en croit les scénarios démographiques et de croissance de l'Afrique, sera de plus en plus souvent africain. Il n'existe donc aucune fatalité à ce que l'anglais continue de dominer sur le monde des affaires et des échanges commerciaux.

Les économistes s'accordent pour penser que le partage d'une langue commune augmente le commerce bilatéral d'un peu moins de 40 % 136 ( * ) . Appliqué à l'espace francophone, on estime qu'en moyenne « un pays francophone bénéficie d'un supplément de commerce de 22 % avec un autre pays de cet espace, relativement au commerce qu'il aurait eu avec ce même pays s'il n'avait pas été francophone. Il apparaît également que le supplément de commerce dû au français semble être plus important en période de turbulences économiques internationales, telles que la crise financière de 2008. Ainsi, on peut penser qu'une plus grande proximité culturelle permet de mettre en place des relations commerciales non seulement plus intenses, mais également plus résilientes en période de crise » 137 ( * ) .

C'est ainsi que s'explique l'intérêt des entreprises chinoises pour l'apprentissage du français, mais aussi des pays africains lusophones ou anglophones pour leurs voisins francophones : partager une même langue facilite les échanges.

La demande de certification en français professionnel est croissante et il faut y répondre afin d'asseoir le rôle du français comme « langue des affaires », en particulier dans l'Afrique en croissance. Vos co-rapporteurs voudraient saisir cette occasion pour souligner le rôle éminent joué par la CCI Paris Île-de-France pour la promotion du français professionnel.

Les 11 diplômes de français professionnel

Les diplômes de la CCI Paris Ile-de-France valident la capacité à communiquer en français dans plusieurs secteurs professionnels : métiers de l'entreprise, de la santé, du droit, scientifiques, du tourisme, de la mode et du design... Intégrés dans plusieurs systèmes éducatifs étrangers, les diplômes de français professionnel sont reconnus par de nombreuses grandes écoles et universités et proposés dans les établissements du réseau culturel français et les Alliances françaises.

Le maître d'oeuvre de ces certifications est le Centre de langue française qui propose des tests (le test d'évaluation de français) et des Diplômes de français professionnel passés par environ 50 000 candidats par an (40 000 tests et 10 000 diplômes), et qui forme environ 1 200 stagiaires au français professionnel et 300 professeurs à la didactique du français professionnel et sur objectif spécifique.

Source : OIF, 2014, La langue française dans le monde, op.cit.

Ø Proposition n° 29 : Répondre à la demande croissante de certification en français professionnel

Cette proposition de vos co-rapporteurs rejoint l'une des 53 propositions du rapport de Jacques Attali 138 ( * ) qui préconisait de « développer l'offre d'apprentissage du français professionnel au sein des instituts français, des alliances françaises et des groupes français privés dans les pays émergents ».

Cette offre d'apprentissage du français doit aussi pouvoir s'adresser à des personnes qui auraient appris le français « dans leur jeunesse » mais l'auraient oublié ou n'oseraient plus le parler et qui constituent un important vivier potentiel de « parlants-français ». Il faut ainsi pouvoir proposer des « Deuxièmes rendez-vous » aux francophiles pour leur permettre de devenir ou redevenir francophones.

Les méthodes d'apprentissage doivent aussi être revues et décomplexer les « apprenants-français » : le niveau visé dépend des besoins de chacun et l'on n'attend pas de chaque francophone qu'il s'exprime comme Victor Hugo. Les anglophones ont souvent moins de préventions et « baragouinent » sans trop d'états d'âme.

3. Sciences et francophonie

Le monolinguisme scientifique mondial inquiète vos co-rapporteurs. L'anglais est la langue ultra-dominante dans les revues scientifiques, dans les colloques internationaux, dans les laboratoires et sa prééminence ne fait que se renforcer, tout particulièrement dans le domaine de sciences dites « dures ».

Le graphique ci-après est édifiant : les publications en langue française sont réduites à la portion congrue.

Nombre d'articles scientifiques publiés en sciences naturelles et ingénierie,
de 2009 à 2012, par langue de publication

Source : Web of science, Thomson Reuters, 2013, cité par OIF, 2014, La langue française dans le monde, op.cit.

Pourtant, chacun s'accorde à dire que l'on est plus précis, plus exact, plus riche dans sa langue maternelle et cette précision, cette exactitude, cette richesse sont indispensables dans le monde scientifique où l'« à-peu-près » n'a pas sa place 139 ( * ) . Des études ont ainsi montré que des colloques menés exclusivement en anglais étaient systématiquement moins riches que les colloques menés avec traduction.

Il est difficile de s'opposer au rouleau compresseur anglophone mais des initiatives peuvent être prises. Notre collègue député Pouria Amirshahi avait ainsi proposé de :

- « se fixer pour objectif la création d'une revue scientifique francophone internationale de référence »,

- « créer un grand portail numérique »,

- « soutenir le développement de traducteurs automatiques performants »,

- « imposer la restitution en français de travaux financés sur fonds publics ».

Vos co-rapporteurs sont favorables à ces initiatives et proposent, quant à eux, d'encourager la recherche scientifique publique à publier aussi en français. Les scientifiques sont, en effet, plus créatifs dans leur langue maternelle, mieux reconnus, promus et financés dans leur organisation de recherche nationale.

Ø Proposition n° 30 : Rendre accessibles en langue française les travaux de recherche scientifique qui bénéficient de financements publics.


* 123 Cours en Ligne Ouverts Massifs, équivalent en français des MOOCS (Massive Open Online Courses).

* 124 Op.cit.

* 125 Op.cit.

* 126 Rédigé à la demande de Pierre Moscovici, ministre français de l'Économie et des Finances, par cinq personnalités françaises et franco-africaines du monde politique et économique, Hubert Védrine, Lionel Zinsou, Tidjane Thiam, Jean-Michel Severino et Hakim El Karoui en décembre 2013.

* 127 Il s'agit ici de définir comme « francophones » les pays qui ont comme langue officielle le français et/ou les pays dont au moins 20 % des habitants parlent le français.

* 128 Chiffres issus de « L'impact économique des langues », op.cit.

* 129 Jacques Attali, op.cit.

* 130 Ibid.

* 131 Anderson et Van Wincoop, 2004, cité par « L'impact économique des langues », op.cit.

* 132 Op.cit.

* 133 Audition du 20 septembre 2016.

* 134 Exemple de la « bichicotte » qui sert à couper la gomme.

* 135 Op.cit.

* 136 Voire 44 % selon Egger et Lassemann, 2012a, cité par « L'impact économique des langues », op.cit.

* 137 Carrère et Masood (2016), cité par « L'impact économique des langues », op.cit.

* 138 Op.cit.

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