B. QUELLE RECONNAISSANCE JURIDIQUE DES PERSONNES « INTERSEXES » ?

Interrogé par les co-rapporteures sur la problématique de la reconnaissance juridique des personnes « intersexes », le ministère de la Justice a indiqué que la France, comme la plupart des autres pays de l'Union européenne a, depuis 2015, entamé une réflexion approfondie autour des questions d'état civil de ces personnes , qui a vocation à être enrichie par plusieurs travaux :

- d'une part, ceux de l'équipe du professeur François Vialla , dans le cadre de la mission de recherche « Droit et Justice ». Ces travaux, intitulés De l'assignation à la réassignation du sexe à l'état civil : étude de l'opportunité d'une réforme , ont donné lieu au dépôt d'un rapport intermédiaire à la fin de l'année 2016, document de travail autour duquel se poursuivent les réflexions, à l'aune des évolutions législatives et jurisprudentielles récentes ( cf. infra ) ;

- d'autre part, ceux du Comité de Bioéthique (dit comité DH-BIO) du Conseil de l'Europe . Dans ce cadre, des travaux de réflexion ont été entrepris en 2016 sur la situation des enfants en général, et plus particulièrement sur leurs droits en matière de santé. Ainsi une vaste étude a été commandée à une équipe de juristes de l'université d'Uppsala, laquelle traitera également de la situation des enfants exposés à des pratiques cliniques controversées, notamment les enfants « intersexes », ainsi que du cadre juridique susceptible de les protéger contre les risques et les incertitudes scientifiques identifiées.

Le ministère indique à cet égard que « La délégation française sera attentive à ce qui ressortira de ces travaux (...) s'agissant de la question du consentement de l'enfant, de son discernement, du consentement des parents et de ce que revêt la question du « bien de l'enfant » dans la problématique de l'assignation sexuelle par la médecine, notamment au regard du facteur religieux et de préjugés du corps médical. » 114 ( * )

Les co-rapporteures constatent donc avec satisfaction que des réflexions sont en cours, et qu'elles peuvent laisser présager de futures évolutions favorables aux personnes « intersexes » , en ce qui concerne notamment les difficultés auxquelles elles sont confrontées en matière d'état civil.

1. Les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes « intersexes » en matière d'état civil
a) Des procédures encore rigides d'inscription, de modification ou de rectification de l'état civil, problématiques au regard du droit à l'autodétermination des personnes « intersexes »

L'une des problématiques qui a particulièrement interpellé les membres de la délégation au cours des auditions concerne les difficultés auxquelles peuvent être confrontées les personnes « intersexes » en matière d'état civil .

Rappelons ici que les actes de l'état civil sont des actes authentiques, dressés par les officiers de l'état civil, lesquels exercent leur activité d'agent de l'État sous le contrôle du procureur de la République 115 ( * ) . Ces actes constatent les événements essentiels de la vie des personnes (naissance, mariage, décès) et sont enrichis de mentions apposées en marge de ceux-ci et ayant une incidence sur l'état des personnes (mention de la reconnaissance d'un enfant, mention d'un changement de prénom/nom/sexe, etc.)

De surcroît, instrument de contrôle social , l'état civil intéresse l'ordre public dès lors que les officiers de l'état civil ont pour mission de veiller à ce que toute personne soit pourvue d'un état civil régulier. De manière corrélative, l'état civil permet également aux tiers d'être informés sur l'identité des personnes .

Pour autant, selon le ministère de la Justice, l'état civil n'est pas « figé », dès lors que l'apposition en marge des actes de l'état civil des personnes de diverses mentions permet de refléter l'évolution de l'état des personnes, telles que les mentions relatives au changement de prénom/nom/sexe.

Les personnes atteintes de variations du développement sexuel se heurtent pourtant à de réelles difficultés en matière d'état civil , aussi bien en ce qui concerne les déclarations de naissance qu'en ce qui concerne les procédures de modification et de rectification des actes de l'état civil 116 ( * ) .

Par exemple, Claudine Colin, présidente de l'association Surrénales , a indiqué que dans le cas des hyperplasies congénitales des surrénales, il arrive qu'une petite fille soit déclarée par erreur comme garçon à la naissance, mais que les démarches de modifications de l'état civil s'avèrent particulièrement compliquées , au grand désarroi des familles. Selon elle, « Cette situation est extrêmement dure psychologiquement. Au sein de l'association, nous avons connaissance de tels cas, y compris dans des villes de taille moyenne. Nous nous efforçons chaque année de faire avancer les choses, sans savoir comment faire. Il est très important de trouver des solutions. » 117 ( * )

Le professeur Mouriquand a relayé la même préoccupation, dénonçant « d'énormes difficultés sur le plan administratif » lorsque certaines petites filles présentent à la naissance des signes de virilisation si importants qu'elles sont déclarées comme étant des garçons.

De même, Vincent Guillot, co-fondateur de l'Organisation internationale des intersexes ( OII ), a exprimé le sentiment selon lequel « les personnes intersexes, non satisfaites de leur sexe administratif, se voient systématiquement refuser l'accès à la rectification de l'état civil. » 118 ( * )

Plus généralement, Christèle Fraïssé, maître de conférences en psychologie sociale à l'université de Bretagne Occidentale, estime qu'il faut que « les enfants et leurs familles soient accompagnés pour que ces enfants exercent leur droit à l'autodétermination et décident du sexe - que l'on peut considérer comme social comme c'est le cas pour nous toutes et nous tous - qui sera inscrit à l'état civil (...). Selon elle, « cela implique que l'état civil puisse être facilement modifié dans le cas où le choix effectué à la naissance ne conviendrait pas à la personne, voire que la mention du sexe à l'état civil disparaisse. » Elle estime ainsi que « la disparition de cette mention constituerait (...) un progrès pour nous tous-tes. » 119 ( * )

Les co-rapporteures ont adressé un questionnaire au ministère de la Justice pour recueillir des éléments d'information sur les solutions qui pourraient être apportées dans ce type de situations, en proposant deux orientations principales :

- assouplir et simplifier la procédure de modification ou de rectification de l'acte d'état civil ;

- ne pas faire figurer la mention du sexe sur l'acte de naissance ou du moins laisser la mention de sexe de l'enfant « intersexes » non renseignée jusqu'à un certain âge, le temps que celui-ci soit capable de discernement.

Le ministère a apporté des éléments de réponse précis et intéressants sur ces différents points , qui paraissent susceptibles d'améliorer, au moins partiellement, la situation des personnes « intersexes » à propos de certaines difficultés évoquées.

b) Des dispositions récentes qui facilitent les procédures de déclaration de naissance, de modification et de rectification des actes de l'état civil

Les rapporteurs remarquent avec intérêt que de récentes dispositions adoptées dans le cadre de la loi de modernisation de la justice du XXI ème siècle 120 ( * ) permettent désormais de faciliter les démarches liées à la déclaration de naissance ou à la modification ultérieure du sexe dans l'acte de naissance 121 ( * ) :

- d'une part, l'article 55 du code civil dans sa nouvelle rédaction 122 ( * ) , entré en vigueur le 20 novembre 2016, a porté le délai de déclaration des naissances de trois à cinq jours . Selon le ministère de la Justice, « L'allongement de ce délai paraît susceptible de permettre l'établissement d'un acte de naissance comprenant l'intégralité des mentions, en particulier celle relative au sexe, pour les hypothèses dans lesquelles le sexe, indéterminé à la naissance, peut être établi par les médecins après analyses complémentaires, ce sexe étant alors soit certain, soit le plus probable. » 123 ( * ) . Le Défenseur des droits estime cependant qu'il serait utile d'allonger encore ce délai au regard de la question des opérations : en effet, plus le délai est court, plus la pression sera forte sur les parents et plus il sera alors difficile d'appliquer le « principe de précaution » précédemment mentionné 124 ( * ) ;

- d'autre part, les nouveaux articles 61-5 à 61-8 du code civil 125 ( * ) , également applicables depuis le 20 novembre 2016, simplifient la procédure de changement de sexe en supprimant l'obligation d'apporter la preuve du changement de sexe par la production d'éléments médicaux et en instaurant une procédure gracieuse ne nécessitant pas de faire obligatoirement appel à un avocat , engagée devant le tribunal de grande instance. Le ministère de la Justice a confirmé que cette nouvelle procédure de changement de sexe, accessible aux personnes majeures et mineures émancipées, pourra bénéficier aux personnes « intersexes » dont l'assignation sexuelle initiale à l'état civil serait erronée 126 ( * ) .

Là encore, le ministère estime que « cette nouvelle procédure peu coûteuse et que l'absence de caractère contentieux s'accordent avec la volonté des personnes intersexuées de faire enregistrer à l'état civil la mention d'un sexe leur correspondant. » Concrètement, au plan de l'état civil, la mise à jour de l'acte de naissance de l'intéressé pourra intervenir dans un délai de quinze jours.

Les co-rapporteures notent toutefois que cette nouvelle procédure ne concerne que les personnes majeures et les mineur-e-s émancipé-e-s, donc pas les mineur-e-s . Entendu par la délégation le 16 février 2017, le Défenseur des droits a suggéré que cette possibilité de changer de sexe à l'état civil soit ouverte aux personnes mineures. Elle serait déclenchée par les représentants légaux de l'enfant et le juge recueillerait le consentement du mineur , conformément aux recommandations du Comité des droits de l'enfant de l'ONU.

La délégation formulera une recommandation pour que soit mise en oeuvre une réflexion sur une évolution de notre droit visant à :

- prolonger le délai de déclaration des naissances au-delà des cinq jours prévus par l'article 55 du code civil ;

- permettre aux mineur-e-s de solliciter un changement de sexe à l'état-civil ;

- ne pas mentionner les informations sur la rectification ou la modification du sexe à l'état civil dans les mentions marginales des extraits d'actes de naissance.

Enfin, l'article 56 de la loi de modernisation de la justice a également simplifié la procédure de changement de prénom (article 60 du code civil). De la sorte, les personnes « intersexes » dont le prénom serait inadapté à leur identité ont désormais la possibilité de saisir sans frais l'officier de l'état civil afin de changer de prénom. Dans ce cadre, les personnes « intersexes » n'ont plus à saisir le juge aux affaires familiales d'une telle demande, lequel intervenait antérieurement au terme d'une procédure nécessitant la représentation obligatoire par un avocat. Cela constitue un indéniable progrès .

c) Envisager la possibilité de laisser la mention de sexe non renseignée pour les enfants « intersexes » jusqu'à un certain âge, le temps que l'enfant soit capable de discernement

Dans la plupart des États membres de l'Union européenne, la loi exige que les naissances soient déclarées et que les nouveau-nés soient enregistrés comme étant de sexe masculin ou féminin .

Selon le rapport The fundamental rights situation of intersex people publié en 2015 par l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, dix-huit États membres autorisent cependant un délai pour l'enregistrement de la naissance des enfants intersexués . Ce délai est d'une semaine en Autriche, en Belgique, en Bulgarie, au Luxembourg et en Slovaquie. Il est supérieur à Chypre, en Grèce, en Hongrie, en Irlande, en Italie, au Portugal, en Roumanie, en Slovénie, en Espagne et au Royaume-Uni.

En outre, à Malte , depuis la loi Gender, Identity Gender Expression and Sex Characteristics Act d'avril 2015, l'enregistrement du sexe peut être retardé sans délai jusqu'à ce que le sexe de la personne soit déterminé . D'une part, la loi prévoit que les représentants légaux de l'enfant dont le sexe n'a pas été déclaré à la naissance devront, avant que celui-ci ait atteint l'âge de dix-huit ans, déclarer auprès de la juridiction civile le genre et éventuellement un nouveau prénom pour leur enfant, avec le consentement exprès du mineur. Le Parquet ordonne ensuite l'enregistrement du genre et, le cas échéant, du nouveau prénom du mineur dans son acte de naissance.

En pratique, en France, il est possible de retarder la détermination du sexe .

La circulaire du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l'état civil relatifs à la naissance et à la filiation 127 ( * ) préconise de tolérer provisoirement que le sexe soit indéterminé dans l'attente, toutefois, de pouvoir opter pour la mention « masculin » ou « féminin » . Elle autorise ainsi, à titre exceptionnel et de façon provisoire, de n'indiquer aucun sexe, après autorisation du procureur de la République et après avis du médecin, dans les hypothèses où le sexe de l'enfant peut être déterminé dans un délai d'un ou deux ans, à la suite de traitements appropriés.

Circulaire du 28 octobre 2011, §55. Sexe de l'enfant

Lorsque le sexe d'un nouveau-né est incertain, il convient d'éviter de porter l'indication de « sexe indéterminé » dans son acte de naissance. Il y a lieu de conseiller aux parents de se renseigner auprès de leur médecin pour savoir quel est le sexe qui apparaît le plus probable compte tenu, le cas échéant, des résultats prévisibles d'un traitement médical. Ce sexe sera indiqué dans l'acte, l'indication sera, le cas échéant, rectifiée judiciairement par la suite en cas d'erreur 128 ( * ) .

Si, dans certains cas exceptionnels, le médecin estime ne pouvoir immédiatement donner aucune indication sur le sexe probable d'un nouveau-né, mais si ce sexe peut être déterminé, définitivement, dans un délai d'un ou deux ans, à la suite de traitements appropriés, il pourrait être admis, avec l'accord du procureur de la République, qu'aucune mention sur le sexe de l'enfant ne soit initialement inscrite dans l'acte de naissance. Dans une telle hypothèse, il convient de prendre toutes mesures utiles pour que, par la suite, l'acte de naissance puisse être effectivement complété par décision judiciaire.

Dans tous les cas d'ambiguïté sexuelle, il doit être conseillé aux parents de choisir pour l'enfant un prénom pouvant être porté par une fille ou par un garçon.

Pour autant, le ministère de la Justice, sollicité par les co-rapporteures, reconnaît qu'un tel délai d'un ou deux ans s'avère parfois insuffisant pour assigner le sexe de manière certaine à l'enfant, notamment lorsque les représentants légaux de l'enfant ne souhaitent pas engager des traitements lourds à l'égard de leur enfant et dès lors qu'il ne s'agit pas d'une opération vitale .

Toutefois, le sexe étant un élément d'identification des personnes, le ministère n'envisage pas, en l'état des textes et des réflexions actuelles, de laisser la mention de sexe non renseignée de manière durable .

Les co-rapporteures relèvent par ailleurs que plusieurs personnes entendues ont souligné l'insuffisance de cette circulaire, aussi bien du point de vue du fond que de la forme .

Sur la forme, Astrid Marais, professeure de droit à l'Université de Bretagne occidentale, s'est interrogée sur la portée normative de ce texte : « On peut d'ailleurs se demander si la circulaire de 2011 qui autorise à ne pas déterminer le sexe d'un enfant pendant deux ans ne dépasse pas la simple interprétation pour créer du droit, en contradiction avec la loi qui, elle, impose à l'article 57 du code civil de donner un sexe à l'enfant dès sa naissance, la déclaration devant être faite dans les cinq jours. À mon avis, cette circulaire court le risque d'être remise en cause, étant entendu que la Cour de cassation n'accorde aucune valeur normative aux circulaires » 129 ( * ) .

Elle a donc invité le législateur à intervenir pour « prévenir ce risque » et éviter que les enfants « intersexes », leurs parents et les médecins ne se retrouvent dans une situation très délicate en cas de remise en cause de ce texte.

Sur le fond, la présidente de l'association Surrénales a rappelé que les médecins déconseillent aujourd'hui de donner un prénom mixte, du point de vue de la construction identitaire de l'enfant .

De plus, Laurence Brunet , juriste au Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin, a plaidé pour la modification de cette circulaire . Selon elle, « laisser du temps est une bonne chose, mais (...) ce temps ne devrait pas être uniquement sous tension médicale, et le procureur de la République ne devrait pas être impliqué dans cette procédure ».

Elle estime que le point le plus problématique tient à ce que la décision est du ressort du médecin, dans la mesure où « il faut demander cette autorisation au procureur de la République et pouvoir justifier ce délai par le fait que le médecin estime, après que l'enfant aura suivi un traitement approprié, pouvoir permettre une assignation dans un des deux sexes autorisés par l'état civil à l'échéance d'un ou deux ans » 130 ( * ) .

La délégation juge donc souhaitable :

- une évaluation de la circulaire du 28 octobre 2011 et des procédures qu'elle définit en cas de difficulté à déclarer le sexe d'un enfant à la naissance ;

- une réflexion sur une éventuelle extension du délai maximal de deux ans qu'elle prévoit, au terme duquel l'acte de naissance doit mentionner le sexe de l'enfant, ce délai pouvant être inadapté à certaines circonstances ;

- la mise à l'étude de l'inscription dans la loi de ce délai maximal, qui semble ne pas devoir relever d'une circulaire.

Elle suggère que ces propositions puissent être étudiées dans le cadre des travaux en cours de la mission « Droit et Justice ».

Elle formulera une recommandation en ce sens.

2. Les enjeux et défis posés à l'ordre juridique français par l'éventuelle reconnaissance d'un « sexe neutre »  ou « indéterminé »

Les co-rapporteures ont souhaité s'intéresser à l'hypothèse éventuelle de la reconnaissance d'un « sexe neutre » ou « indéterminé » dans le droit français, et aux implications éventuelles d'une telle évolution pour notre droit.

a) L'acte de naissance prévoit la mention du sexe de l'enfant

L'article 57 du code civil a vocation à s'appliquer aux personnes « intersexes », au même titre que les autres personnes.

La première phrase du premier alinéa de l'article 57 du code civil, qui mentionne le sexe, est ainsi rédigée :

« L'acte de naissance énoncera le jour, l'heure et le lieu de naissance, le sexe de l'enfant, les prénoms qui lui seront donnés, le nom de famille, suivi le cas échéant de la mention de la déclaration conjointe de ses parents quant au choix effectué, ainsi que les prénoms, âges, professions et domiciles des père et mère et, s'il y a lieu, ceux du déclarant . »

Selon le ministère de la Justice , de l'esprit du texte, de même que de l'interprétation téléologique et de celle effectuée par la jurisprudence, il ressort que l'article 57 n'autorise la déclaration que d'un sexe « masculin » ou « féminin » .

A l'inverse, selon l'avocate Mila Petkova , le droit français ne semble pas s'opposer à la reconnaissance de plusieurs identités sexuées. Elle estime que l'article 57 du code civil impose de mentionner le sexe sur l'acte de naissance, sans préciser que le sexe doit être féminin ou masculin.

Elle plaide ainsi pour que la France reconnaisse l'identité « intersexe » en application de ses engagements internationaux : « La reconnaissance de l'identité intersexuée résulte de l'obligation pour la France de sortir d'un système binaire de l'état civil, en application de ses engagements internationaux . Aujourd'hui, au nom du droit à la vie privée, toutes les instances européennes saisies de la question préconisent de sortir du système binaire actuel, pour reconnaître, d'une part, les lignes directrices du Conseil de l'Union européenne du 24 juin 2013 en faveur de la reconnaissance de l'existence d'autres catégories de sexes que le féminin et le masculin , ou les recommandations formulées par le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe sur les personnes intersexuées pour faciliter la reconnaissance des personnes intersexes devant la loi. La France, qui adhère à ces conventions internationales qui reconnaissent le droit à l'autodétermination, est tenue de les exécuter de bonne foi . » 131 ( * )

À cet égard, elle fait valoir que la jurisprudence récente s'est prononcée en faveur du rejet de la binarité du système actuel, au nom du respect du droit à la vie privée ( cf. infra ).

b) Des évolutions jurisprudentielles récentes qui posent la question de la reconnaissance éventuelle d'un « sexe neutre » en droit français

Deux décisions de justice récentes ont interrogé le statut des personnes « intersexes » en droit civil 132 ( * ) .

Tout d'abord, un jugement du Tribunal de grande instance de Tours du 20 août 2015 a ordonné la substitution, dans l'acte de naissance du requérant, de la mention « sexe masculin» par la mention « sexe neutre».

Ce jugement a été infirmé par la Cour d'appel d'Orléans, dans un arrêt du 22 mars 2016, la cour considérant notamment que la création de la mention du sexe neutre relève du seul pouvoir du législateur .

Éléments de contexte sur les décisions du Tribunal de grande instance (TGI)
de Tours et de la Cour d'appel d'Orléans

« À la naissance du requérant en 1951 à Tours, la mention « sexe masculin » a été portée sur son acte de naissance. Celui-ci a saisi le tribunal de grande instance (TGI) afin que soit ordonnée la substitution de la mention « masculin » portée sur son acte de naissance par la mention « neutre » à titre principal et, subsidiairement, par la mention « intersexes » . Invoquant l'article 8 (sous l'angle de la vie privée) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH), il soutenait qu'aucune disposition légale en France n'impose la binarité des sexes.

« Par jugement du 20 août 2015, le Tribunal de grande instance de Tours a fait droit à cette demande après avoir relevé, au visa de l'article 8 de la convention européenne, que le sexe qui avait été assigné à l'intéressé à la naissance apparaissait comme une pure fiction qui lui avait été imposée pendant toute son existence sans que jamais il ait pu exprimer son sentiment profond , ce qui contrevenait aux dispositions de l'article 8§1 de la CEDH, qui prime sur tout autre disposition de droit interne et qui prévoit que toute personne a droit au respect de sa vie privée.

« Le tribunal prend toutefois la précaution d'indiquer qu'il ne s'agit aucunement de « voir reconnaître l'existence d'un quelconque troisième sexe » mais « de prendre acte de l'impossibilité de rattacher en l'espèce l'intéressé à tel ou tel sexe et de constater que la mention qui figure sur son acte de naissance est simplement erronée » .

« Pour sa part, dans ses motifs, la Cour d'appel d'Orléans :

« - au regard du droit interne, reprend le visa de l'article 57 du code civil et rappelle qu'en l'état du droit interne, il n'est pas prévu de faire figurer à titre définitif, sur les actes d'état civil une autre mention que « sexe masculin » ou « sexe féminin » ;

« - au regard du droit conventionnel, concernant l'atteinte portée à l'article 8 de la CEDH, relève « qu'en considération de la marge d'appréciation reconnue aux autorités nationales dans la mise en oeuvre des obligations qui leur incombent au titre de l'article 8 de la CESDH, il doit être recherché un juste équilibre entre la protection de l'état des personnes qui est d'ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel. »

« Elle estime que ce juste équilibre conduit ces personnes à leur permettre d'obtenir, soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que soit modifié le sexe qui leur est assigné, dès lors qu'il n'est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social.

« Ainsi, pour la cour d'appel, ce juste équilibre est atteint par la possibilité prévue par la loi française de rectifier la mention du sexe à l'état civil, même si la demande du requérant ne peut être accueillie en l'espèce (celle-ci étant en contradiction avec son apparence physique et son comportement social, et en l'absence de la possibilité d'une autre mention que celle masculin ou féminin à l'état civil).

« La cour d'appel appelle cependant l'attention du législateur sur la question de la reconnaissance d'une autre catégorie sexuelle qui « soulève des questions biologiques, morales ou éthiques délicates alors que ces personnes présentant une variation du développement sexuel doivent être protégées pendant leur minorité de stigmatisations y compris de celles que pourraient susciter leur assignation dans une nouvelle catégorie ».

So urce : réponse du ministère de la Justice au questionnaire des co-rapporteures

Selon le ministère de la Justice, la solution consacrée par le Tribunal de grande instance (TGI) de Tours est innovante puisqu'elle autorise, au visa de l'article 8 de la convention européenne, que soit portée à l'état civil la mention « sexe neutre » au lieu de la mention « sexe masculin ».

Le ministère de la Justice n'a pas connaissance d'un précédent jurisprudentiel en France dans ce domaine .

Dans son jugement du 20 août 2015, le juge du fond , tout en constatant que l'intéressé était de caryotype masculin XY, fait ainsi primer la notion subjective « d'identité sexuelle » , définie en l'espèce comme « l'impossibilité de définir le sexe [du plaignant] d'un point de vue génital, hormonal et surtout psychologique », cette notion devant primer sur toute définition biologique.

Le ministère relève cependant que le jugement du Tribunal de grande instance de Tours relativise la portée de cette notion, puisqu'il précise qu'il ne s'agit pas de voir reconnaître l'existence d'un « troisième sexe », mais simplement de prendre acte de l'impossibilité de rattacher, en l'espèce, l'intéressé à un sexe donné et de constater que la mention qui figure sur son acte de naissance est simplement erronée.

Enfin, le ministère précise que la Cour de cassation se prononcera prochainement sur cette affaire et que la Chancellerie sera amenée à tirer les conséquences de cette décision . La situation connaîtra donc sans doute de nouveaux développements au cours de l'année 2017.

c) Une reconnaissance plus ou moins explicite dans plusieurs pays

Quelques États européens autorisent aujourd'hui une mention neutre dans le certificat de naissance, par exemple « sexe inconnu » en Grande-Bretagne .

En Lettonie , le sexe n'est pas indiqué sur le certificat de naissance mais la mention « sexe incertain » est autorisée dans les certificats médicaux.

Aux Pays-Bas , si le sexe de l'enfant est incertain, le certificat de naissance peut faire apparaître que le sexe n'a pas pu être déterminé. Dans les trois mois qui suivent, un nouveau certificat est délivré, fondé sur un certificat médical, et le précédent détruit. Si la détermination du sexe est impossible dans le délai de trois mois, le nouveau certificat fait apparaître que la détermination du sexe est impossible , étant précisé que la personne peut à tout moment faire changer cette mention et se faire un assigner un sexe à l'état civil.

Au Portugal , la personne procédant à la déclaration de sexe d'un enfant intersexué est invitée à choisir un prénom mixte ou un prénom facilement adaptable à l'autre sexe afin que le prénom puisse être adapté au sexe finalement déterminé.

En Allemagne, le comité d'éthique a recommandé la mention « autre » dans les certificats et il est possible, depuis 2013, de délivrer des certificats de naissances sans mention de sexe .

En dehors de l'Europe, certains pays comme l'Australie, la Malaisie, le Népal, la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud autorisent déjà l'indication « X » (autre sexe) sur les passeports , tandis qu'en Inde, trois catégories de genre sont prévues sur le formulaire de demande de ce document : « féminin », « masculin », « autre ».

Enfin, le formulaire électronique à remplir pour se rendre au Canada offre aux personnes souhaitant entrer dans ce pays la possibilité d'enregistrer leur sexe comme « indéterminé ».

d) Les défis que poserait une telle reconnaissance en droit français

Les différentes auditions ont mis en lumière le consensus des personnes entendues en ce qui concerne les profondes répercussions que la reconnaissance d'un « sexe neutre » en droit français aurait sur nos règles de droit construites à l'aune de la binarité des sexes .

Comme l'ont rappelé Astrid Marais, professeure de droit à l'Université de Bretagne occidentale, et Philippe Reigné, professeur du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), certaines de ses règles tendent à s'estomper aujourd'hui - avec notamment le mariage des personnes de même sexe -, mais d'autres perdurent, comme celles qui concernent la filiation et la procréation artificielle.

Comme l'indique le ministère de la Justice, « L'identité sexuelle mentionnée à l'état civil constitue (...) un élément nécessaire de notre organisation sociale et juridique en raison notamment de ses incidences sur le droit de la famille, la filiation, la procréation ». La reconnaissance d'un « sexe neutre » entraînerait ainsi « des modifications profondes dans notre système d'état-civil , celui-ci reposant sur le postulat que tous les individus ont un sexe déterminé même si une tolérance est admise quant au délai dans lequel la mention de ce sexe doit être portée à l'état civil. » 133 ( * )

La professeure Astrid Marais partage cette appréciation. Au cours de son audition, le 13 décembre 2016, elle a par ailleurs souligné que l'admission d'un sexe neutre aurait également un impact sur l'avenir familial de l'individu « intersexes » qui voudrait avoir des enfants après être devenu de sexe neutre, puisqu'il lui serait alors impossible d'établir le lien de filiation.

Elle a également posé la question de savoir si la procréation artificielle, actuellement réservée aux couples hétérosexuels, ne devrait pas être ouverte aussi, alors, aux individus de sexe neutre.

Enfin, elle a mis en exergue le fait que d'autres règles de droit pourraient également être perturbées par l'admission d'un sexe neutre , notamment celles qui visent à imposer des quotas afin de garantir l'égalité homme-femme : « Devra-t-on constater que, confrontés aux mêmes discriminations fondées sur le sexe que les femmes, les personnes intersexes devraient bénéficier de quotas ? Dans l'affirmative, comment mettre en oeuvre ces quotas ? »

Ce point a également été mis en lumière par la Direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice, qui n'a pas manqué de relever que « Les divers dispositifs destinés à lutter contre les discriminations femme/homme (en particulier les dispositifs destinés à promouvoir la parité femme/homme) pourraient difficilement subsister dans l'hypothèse de l'instauration d'une catégorie de sexe « neutre », « autre » ou « indéterminé ». » 134 ( * )

Les implications sont donc considérables.

En conclusion, les co-rapporteures estiment que s'il est indispensable de garantir le droit au respect de la vie privée des personnes « intersexes », toute réforme du statut juridique de ces personnes devrait exiger une réflexion très approfondie.

Là encore, on en revient à la nécessité de procéder à l'établissement de statistiques fiables sur les personnes potentiellement concernées , pour évaluer au préalable la portée d'un tel bouleversement.


* 114 Réponse du ministère de la Justice au questionnaire des co-rapporteures.

* 115 En vertu de l'article 34-1 du code civil.

* 116 Le droit distingue les rectifications de l'état civil et les modifications des actes de l'état civil. Les rectifications visent à réparer des erreurs initiales, telles que l'orthographe défectueuse d'un nom, l'absence d'indication de la date ou du lieu de naissance, et s'intègrent, de manière rétroactive, dans l'acte originaire. Les changements des actes de l'état civil concernent quant à eux les modifications qui affectent l'état de la personne au cours de sa vie (mariage, divorce, changement de nom) et agissent pour l'avenir, sans caractère rétroactif.

* 117 Compte rendu de l'audition de l'association Surrénales , le 19 octobre 2016.

* 118 Compte rendu de la table ronde du 12 mai 2016.

* 119 Compte rendu de la table ronde du 12 mai 2016.

* 120 Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI ème siècle.

* 121 Les co-rapporteures prennent acte du fait que le ministère indique à cet égard que, « Sous réserve des conclusions susceptibles d'être tirées des réflexions actuellement en cours, en particulier celles effectuées dans le cadre de la mission de recherche « Droit et Justice », Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la justice, n'envisage pas, en l'état, d'assouplir plus avant les procédures existantes en matière de rectification et de modification des actes de l'état civil ».

* 122 Modifié par l'article 54 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016.

* 123 Réponse du ministère de la Justice au questionnaire des co-rapporteures.

* 124 Voir le compte rendu de l'audition du 16 février 2017.

* 125 Crées par l'article 56 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016.

* 126 Le ministère indique qu'il pourra également être statué sur le changement de prénom de l'intéressé dans le cadre de cette nouvelle procédure.

* 127 Circulaire NOR JUSC1119808C du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l'état civil - BO n° 2011-11 du 30 novembre 2001, §55. Sexe de l'enfant.

* 128 Sur le fondement de l'article 99 alinéa 1 er du code civil selon lequel « la rectification des actes de l'état civil est ordonné par le président du tribunal ».

* 129 Compte rendu de l'audition du 13 décembre 2016.

* 130 Compte rendu de l'audition du 25 mai 2016.

* 131 Compte rendu de la table ronde du 12 mai 2016.

* 132 Tribunal de grande instance de Tours, 2 ème chambre civile, 20 août 2015 et Cour d'appel d'Orléans, chambre réunie, 22 mars 2016.

* 133 Réponse du ministère de la Justice au questionnaire des co-rapporteures.

* 134 Réponse du ministère de la Justice au questionnaire des co-rapporteures.

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