B. L'INSTITUTION JUDICIAIRE DÉSTABILISÉE PAR L'ACCUMULATION DE RÉFORMES LÉGISLATIVES

1. Des réformes législatives qui ont accru la charge de travail des juridictions

Votre mission a souhaité faire un état des lieux des principales réformes législatives des dix dernières années qui ont accru la charge des juridictions. Cet état des lieux est présenté dans le tableau ci-après.

Les réformes législatives ayant accru la charge des juridictions depuis 2007

En matière civile :

- La loi n° 2007-508 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs a rendu obligatoire une révision quinquennale des mesures de protection, ce qui a fortement sollicité les juges d'instance. La loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, y a remédié partiellement en permettant de prononcer une mesure pour une durée plus longue.

- La loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites aux femmes a instauré l'ordonnance de protection, qui permet au juge aux affaires familiales (JAF) de mettre à l'abri les victimes de violences conjugales.

- La loi n° 2010-1609 du 22 décembre 2010 relative à l'exécution des décisions de justice a transféré le contentieux du surendettement du juge de l'exécution au juge du tribunal d'instance. Ce transfert de contentieux, qui aurait dû être neutre, a coïncidé avec le chantier de la révision quinquennale des mesures de tutelle, ce qui a transitoirement posé problème aux tribunaux d'instance.

- La loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge , rendue nécessaire par une décision du Conseil constitutionnel, impose un contrôle du juge des libertés et de la détention sur les hospitalisations sous contrainte. La loi n° 2013-869 du 27 septembre 2013 modifiant certaines dispositions issues de la loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge, a encore accru la charge des juridictions, en réduisant de 12 à 8 jours le délai de saisine initiale du juge, et en imposant que l'audience se tienne dans une salle aménagée de l'établissement d'accueil.

- La loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers a transféré au juge judiciaire le contentieux de la légalité des mesures de rétention administrative.

En matière pénale :

- La loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale a posé le principe de la collégialité de l'instruction. Si celle-ci n'a jamais vu le jour, en revanche, 91 pôles de l'instruction ont été créés afin de garantir l'organisation de co-saisines, ce qui a nécessité la création d'une trentaine de postes de juge d'instruction et de greffiers.

- La loi n° 2007-1198 du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs , en instituant des planchers de peine, a augmenté le nombre d'emprisonnements fermes prononcés en cas de récidive, ce qui a pesé sur la charge de travail des juges de l'application des peines, des magistrats du parquet et des services d'exécution des peines.

- La loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire , en multipliant les possibilités d'aménagement de peines et en élevant le seuil des peines aménageables, a accru la charge des juges de l'application des peines.

- La loi n° 2014-535 du 27 mai 2014 portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l'information dans le cadre des procédures pénales a rendu obligatoire l'interprétation et la traduction des éléments essentiels de la procédure lorsque le suspect ne comprend pas le français, ce qui a renchérit le coût desdites procédures.

- La loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines a créé la contrainte pénale et la libération sous contrainte, qui exigent un suivi plus étroit des condamnés et une charge supplémentaire significative. Il en va de même de l'obligation d'un passage devant le juge de l'application des peines pour les peines prononcées depuis plus de trois ans ou de l'obligation d'un examen de la situation de l'intéressé aux deux tiers de la peine.

- La loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement a prévu de nombreuses réformes, parmi lesquelles l'introduction du contradictoire dans les enquêtes préliminaires, qui est susceptible d'accroître significativement la charge de travail des parquets.

- La loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale a prévu un allongement significatif des délais de prescription, qui va mécaniquement engendrer une augmentation du nombre d'affaires à traiter par les parquets.

Source : commission des lois du Sénat.

Ces réformes concernent tant la matière civile que pénale et ont souvent accru la charge de travail pesant sur les magistrats et les fonctionnaires, aggravant l'engorgement des juridictions . De l'avis de votre mission, des chefs de cour et de juridiction, ainsi que des magistrats et fonctionnaires qu'elle a rencontrés lors de ses déplacements, les conséquences qui en résultent n'ont pas été correctement évaluées, ni préalablement, ni a posteriori , s'agissant des moyens humains et matériels nécessaires à leur bonne mise en oeuvre.

2. L'insuffisance des études d'impact et l'absence de prise en compte de la dimension opérationnelle des réformes

Les conséquences concrètes des réformes législatives sur le fonctionnement des juridictions sont souvent insuffisamment détaillées dans les études d'impact des projets de loi 20 ( * ) , voire ignorées, ce que votre mission juge particulièrement dommageable, et ce qui est par ailleurs régulièrement dénoncé par les parlementaires lors de l'examen des projets de loi. Les juridictions dans lesquelles votre mission s'est déplacée se plaignent, à juste titre, de cette impréparation des réformes, qui a ensuite des conséquences très concrètes lors de leur mise en oeuvre : pas ou pas assez de redéploiements ou de créations de postes, en cas de mission nouvelle, pas de réflexion sur l'organisation, développement tardif des nouvelles procédures dans les outils informatiques...

Parmi les exemples récents, peut être citée la création statutaire, par la loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au Conseil supérieur de la magistrature, du juge des libertés et de la détention en tant que juge spécialisé 21 ( * ) . Cette création s'est opérée sans qu'un état des lieux suffisant n'ait été dressé par le ministère sur les conséquences organisationnelles ou les moyens nécessaires à cette réforme. Le juge des libertés et de la détention s'était d'ailleurs déjà vu confier, à moyens constants et sans étude d'impact approfondie, des compétences nouvelles, comme celle relative aux contestations des décisions de placement en centre de rétention administrative 22 ( * ) , compétence relevant auparavant du juge administratif, mais qui n'a fait l'objet d'aucun transfert de postes.

Peut également être citée la réforme de la protection juridique des majeurs en 2007 23 ( * ) , qui a fait l'objet de nouvelles mesures par voie d'ordonnance en 2015 24 ( * ) , et dont les applicatifs informatiques, d'après un président de tribunal de grande instance entendu par votre mission, ne sont toujours pas opérationnels près d'un an et demi après la publication de l'ordonnance. La Cour des comptes met par ailleurs en évidence dans un rapport de 2016 25 ( * ) concernant la révision des mesures de tutelle prévue par la réforme de 2007, « qu'en regard de l'augmentation du nombre d'affaires, les moyens nouveaux attribués n'ont guère été proportionnels » et que « la mise en oeuvre n'a pas été conforme » aux prévisions de l'étude d'impact annexée au projet de loi.

Peut encore être citée la réforme de la procédure prud'homale, en 2015 26 ( * ) , qui n'a toujours pas été intégrée dans les applicatifs informatiques selon les informations indiquées à votre mission.

Par ailleurs, s'ajoute à l'insuffisance des études d'impact initiales, l' absence d'obligation d'évaluation des amendements du Gouvernement , parfois à l'origine de réformes de grande ampleur, procédé largement utilisé entre la première lecture devant le Sénat et la première lecture devant l'Assemblée nationale de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI e siècle 27 ( * ) . Si les initiatives des parlementaires, tant propositions de loi qu'amendements, ne sont pas non plus soumises à l'obligation d'étude d'impact, elles ne peuvent toutefois, en application de l'article 40 de la Constitution, prévoir la création ou l'aggravation d'une charge publique.

Cette imprévisibilité concerne également les textes réglementaires . En outre, les circulaires ministérielles , censées être des outils d'aide à la correcte application de la loi, peuvent être sources de complexité supplémentaire . Il en est ainsi des circulaires de politique pénale. Censées permettre l'application d'une seule et même politique sur le territoire, votre mission a pu constater qu'elles pouvaient être des facteurs de complexité supplémentaire dans l'exercice des missions des parquets. La Conférence nationale des procureurs de la République, entendue par votre mission, évoquait à ce titre l'émission en 2016 de près de 106 circulaires d'application de la loi par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), représentant près de 4 000 pages à maîtriser pour les magistrats du parquet.


* 20 Telles que prévues par la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.

* 21 Cette réforme entre en vigueur le 1 er septembre 2017.

* 22 Disposition de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France, entrée en vigueur le 1 er novembre 2016.

* 23 Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.

* 24 Ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 portant simplification et modernisation du droit de la famille.

* 25 Cour des comptes, « La protection juridique des majeurs, une réforme ambitieuse, une mise en oeuvre défaillante », communication à la commission des finances de l'Assemblée nationale, septembre 2016, pages 49 et 50. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.ccomptes.fr/Accueil/Publications/Publications/La-protection-juridique-des-majeurs-une-reforme-ambitieuse-une-mise-en-aeuvre-defaillante

* 26 Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

* 27 Votre mission souligne toutefois que l'étude d'impact initiale du projet de loi avait été saluée pour sa qualité par le Conseil d'État, selon les équipes du secrétariat général du ministère de la justice entendues par votre mission.

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