IV. LA POSITION FRANÇAISE DEVRAIT ÊTRE GUIDÉE PAR LA NÉCESSITÉ DE PROTÉGER LA STABILITÉ FINANCIÈRE ET DE GARANTIR UNE CONCURRENCE ÉQUITABLE EN EUROPE

A. IL NE SAURAIT ÊTRE ADMIS QUE DES INFRASTRUCTURES CRUCIALES POUR LE BON FONCTIONNEMENT DES MARCHÉS EUROPÉENS SOIENT SOUMISES À UN RÉGIME JURIDIQUE ET À UNE SUPERVISION DISTINCTS DE CEUX DE L'UNION EUROPÉENNE

1. Préserver la stabilité financière européenne impose de localiser les chambres de compensation systémiques dans l'Union européenne ou d'organiser leur supervision extraterritoriale

Parmi les principales activités financières exercées depuis Londres pour le compte de clients européens, le déséquilibre est particulièrement notable pour les infrastructures de marché . Selon les données de l'étude du cabinet Oliver Wyman 138 ( * ) , alors qu'environ un quart des revenus annuels du secteur financier britannique pour les métiers de banque ou de gestion d'actifs proviennent d'une activité en lien avec l'Union européenne, cette proportion atteint presque la moitié pour les infrastructures de marché. Tel est plus particulièrement le cas des activités de compensation , dès lors que « la logique économique de la compensation favorise les économies d'échelle et l'apparition de monopoles locaux » 139 ( * ) . De fait, les trois quarts de la compensation des dérivés de taux d'intérêt en euros sont effectués à la City .

Depuis la crise de 2007-2008 et les mesures internationales obligeant notamment la compensation centrale des dérivés de gré-à-gré standardisés, les chambres de compensation constituent un acteur incontournable du système financier mondial . En s'intercalant entre l'acheteur et le vendeur, elles assurent à la fois une réduction du risque systémique et un usage plus efficace du collatéral. Qualifiant les chambres de compensation d'acteurs « supersystémiques », Benoît Coeuré précise que « l'essor de la compensation centrale s'est inévitablement accompagné d'un accroissement de la concentration des risques au niveau des chambres centrales de compensation » 140 ( * ) .

Au sein de l'Union européenne, dix-sept chambres de compensation sont autorisées, dont quatre au Royaume-Uni, et supervisées par les autorités nationales. Le règlement Emir 141 ( * ) prévoit un régime d'équivalence pour les chambres de compensation : la Commission européenne reconnaît ainsi seize juridictions comme équivalentes, représentant vingt-neuf chambres de compensation 142 ( * ) . La sortie du Royaume-Uni pose à ce titre une difficulté majeure, dans la mesure où la chambre de compensation LCH Clearnet représente à elle seule 80 % de la compensation mondiale des dérivés de taux d'intérêts. Hors de l'Union européenne, le Royaume-Uni ne sera plus contraint de respecter les règles posées par Emir, ce qui signifie notamment que les compensations de dérivés n'auront plus à être transmises à l'autorité européenne des marchés financiers (Esma). Ainsi que le relève l'AMF, « ce régime n'est pas adapté aux infrastructures qui proposent leurs services prioritairement dans l'Union européenne. Au contraire, la présence d'infrastructures d'importance critique compensant des produits libellés en euro en dehors de l'Union européenne fait peser un risque pour la stabilité financière de l'Union européenne » 143 ( * ) .

Ce risque s'explique par une situation d'aléa moral , dans la mesure où :

- d'une part, les chambres de compensation des pays tiers bénéficiant d'une décision d'équivalence demeurent supervisées par les autorités nationales de leur pays d'implantation, dont le mandat n'est pas de garantir la stabilité financière de l'Union européenne ;

- d'autre part, leurs activités libellées en euro engagent de facto la Banque centrale européenne en tant que prêteur en dernier ressort .

Cette difficulté avait d'ailleurs conduit la Banque centrale européenne à publier un cadre de surveillance en 2011 fixant une exigence de localisation en zone euro applicable aux contreparties centrales présentant une exposition journalière de plus de cinq milliards d'euros dans l'une des principales catégories de produits libellés en euro. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) avait finalement annulé cette décision en mars 2015 144 ( * ) , jugeant que le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ne conférait pas à l'institution monétaire le pouvoir d'imposer des conditions de localisation pour des acteurs financiers ne faisant pas partie du système monétaire. À la suite de ce jugement, la Banque centrale européenne et la Bank of England ont étendu leur accord de fourniture de liquidité, afin de garantir la fourniture de liquidité par la Banque centrale européenne en cas de contrainte de liquidité en euro sur les activités de compensation effectuées à Londres.

Toutefois, ces accords n'apportent pas réellement de réponse à la situation d'aléa moral née de l'absence de supervision directe par l'Union européenne des activités de compensation libellées en euro.

Dans ces conditions, le 4 mai dernier, la Commission européenne a présenté une communication relative aux infrastructures de marché d'importance systémique 145 ( * ) . Annonçant une proposition législative pour le mois de juin , la Commission relève que « des dispositions précises basées sur des critères objectifs sont nécessaires pour s'assurer que les contreparties centrales, qui jouent un rôle systémique important pour les marchés financiers européens, soient couvertes par les protections prévues par le cadre juridique européen, comprenant en cas de nécessité un renforcement de la supervision au niveau européen et/ou des exigences de localisation » .

Quelle que soit la solution qui emporte l'adhésion des États membres, le débat devra en tout état de cause être tranché à brève échéance . En effet, en l'absence de décision sur ce point, la majorité des acteurs rencontrés s'accordent sur le fait que New York pourrait constituer le principal bénéficiaire des relocalisations dans ce secteur , dans la mesure où la législation américaine relative aux chambres de compensation est déjà considérée comme équivalente par la Commission européenne.

2. Si la solution de la localisation apparaît la plus satisfaisante sur le plan de la stabilité financière, son opportunité doit faire l'objet d'une étude approfondie

Du point de vue de la stabilité financière, votre rapporteur général considère qu' introduire une exigence de localisation serait préférable à la mise en place d'une supervision extraterritoriale . En effet, il existe un risque, en cas de crise exigeant des décisions rapides et lourdes de conséquences, qu'une supervision extraterritoriale des infrastructures systémiques ne puisse garantir que la stabilité financière de l'Union européenne soit pleinement prise en compte.

L'opportunité d'une telle décision ne saurait néanmoins être appréhendée sous le seul angle de la stabilité financière - et mérite en tout état de cause une étude approfondie.

En effet, la décision de l'Union européenne d'imposer la localisation sur son territoire et sous l'autorité de la CJUE des activités de compensation en euro présentant des volumes propres à faire peser un risque de stabilité pourrait entraîner des mesures de rétorsions de la part de nos partenaires - et ce d'autant que les États-Unis ont accepté le modèle de la supervision extraterritoriale pour la compensation des positions libellées en dollar .

En outre, ces activités s'insèrent dans un écosystème financier complexe et reposant sur des économies d'échelle qu'il apparait difficile de dupliquer à très court terme .

Surtout, la fragmentation excessive de cette activité, en fragilisant la compensation interne des positions libellées dans différentes monnaies, pourrait se traduire par une hausse substantielle des appels de marge auprès des entreprises . Selon certaines banques, il pourrait s'ensuivre une augmentation des appels de marge de 25 % à 40 %. Xavier Rolet, président-directeur général du London Stock Exchange , chiffre le surcoût annuel à vingt milliards d'euros 146 ( * ) .

Aussi, quand bien même l'option de la localisation apparaît plus satisfaisante en première analyse, une étude approfondie des bénéfices et des risques associés à cette solution doit être menée.

Recommandation n° 1 : étudier l'opportunité d'introduire une obligation de localiser au sein de l'Union européenne les infrastructures d'importance systémique dont les activités sont libellées en euro, afin de préserver la stabilité financière.


* 138 Oliver Wyman, « Brexit Impact on the UK-based Financial Services Sector » , octobre 2016.

* 139 Benoît Coeuré, « Compensation centrale : en exploiter les avantages, en maîtriser les risques, Banque de France », Revue de la stabilité financière n° 21, avril 2017.

* 140 Ibid .

* 141 Règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 sur les produits dérivés de gré à gré, les contreparties centrales et les référentiels centraux.

* 142 Voir « List of third-country central counterparties recognised to offer services and activities in the Union », Esma, 29 mai 2017.

* 143 « Revue d'Emir, quelles priorités pour l'AMF ? », AMF, 23 novembre 2016.

* 144 Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord contre Banque centrale européenne (BCE), Tribunal (4 e chambre), 4 mars 2015.

* 145 « Responding to challenges for critical financial market infrastructures and further developing the Capital Markets Union », COM (2017) 225 final, Commission européenne, 4 mai 2017.

* 146 « Dissensions en Europe sur les chambres de compensation », Les Échos, 23 mai 2017.

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