COMPTE RENDU DES TRAVAUX EN COMMISSION

PREMIÈRE TABLE RONDE

Mercredi 12 juillet 2017

I. OUVERTURE

Christophe Tardieu , Secrétaire général du centre national du cinéma et de l'image animée (CNC)

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente . - Monsieur le secrétaire général, nous sommes très heureux de vous accueillir pour ouvrir notre journée d'étude consacrée à la chronologie des médias.

En application de la directive du 30 juin 1997, « la question des délais spécifiques à chaque type d'exploitation télévisée des oeuvres cinématographiques doit, en premier lieu, faire l'objet d'accords entre les parties intéressées ou les milieux professionnels concernés » . En revanche, la fixation des délais applicables à la vidéo et à la vidéo à la demande ressort de la compétence du législateur.

Le principe de la chronologie des médias repose sur la cohérence et la proportionnalité des différentes fenêtres d'exploitation par rapport au poids et aux obligations de chacun dans le préfinancement des oeuvres.

La loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (dite loi Hadopi) a renouvelé les bases juridiques de cette chronologie, complétées par des accords professionnels, étendus par arrêté, dont je vous laisserai présenter le contenu.

Faute d'avoir été dénoncé par une ou plusieurs organisations professionnelles représentatives dans un délai de trois mois avant sa date d'échéance, l'accord du 6 juillet 2009, initialement conclu pour trois ans, est reconduit tacitement chaque année.

Le statu quo semble cependant fort délicat à maintenir dans un contexte où les plateformes occupent une place désormais majeure sur le marché, sans pour certaines se plier ni aux règles de la chronologie des médias, ni aux obligations de financement de la création, tandis que des acteurs traditionnels, à l'instar de Canal+, se trouvent en grande difficulté. Il y a quelques semaines, lors du Festival de Cannes, tous nous ont fait part de leurs inquiétudes.

Pour tenter de faire évoluer la réglementation, l'article 28 de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine applique un délai maximum de trois ans à la validité de l'arrêté ministériel d'extension. Dès lors, les négociations ont été relancées sous l'égide du CNC avec la contrainte d'une date butoir. Malgré les avancées proposées par certaines parties, elles n'ont pas abouti à ce jour.

Notre commission de la culture, de l'éducation et de la communication est convaincue qu'il convient d'avancer rapidement sur ce sujet sous peine de voir le modèle français par trop souffrir de la concurrence des acteurs internationaux.

Dans ce contexte, pourriez-vous nous présenter les enjeux liés à l'évolution de la chronologie des médias et dresser un état des lieux des négociations passées et des principaux points de blocage ? Serait-il envisageable que la puissance publique intervienne si un accord entre les professionnels n'était pas prochainement acté ? Quelles solutions devraient alors selon vous être privilégiées pour faire cohabiter harmonieusement les différents modes de diffusion et assurer l'avenir du financement de la création ?

M. Christophe Tardieu - Merci madame la présidente, d'avoir organisé cette journée d'études sur la chronologie des médias. L'appui du Parlement sur ce dossier complexe, sur lequel vous savez combien les négociations sont difficiles, pourrait en effet être déterminant. Cette journée constitue une excellente initiative, à même de faire évoluer la situation. La chronologie des médias est sans nul doute un sujet aussi technique que rébarbatif ; elle est pourtant au fondement de notre modèle de financement de la création cinématographique.

L'accord professionnel actuellement applicable date de 2009. S'il a été systématiquement prorogé depuis, il n'est désormais plus adapté à un monde audiovisuel et cinématographique dans lequel Canal+ ne représente plus l'acteur ultra-dominant. Le modèle économique de la chaîne souffre et ses investissements dans la création, calculés en pourcentage de son chiffre d'affaires, diminuent inexorablement. Parallèlement, l'installation sur le marché de puissantes plateformes de vidéo à la demande (VàD) par abonnement questionne la viabilité de l'actuelle chronologie. La polémique -il est vrai, enflée par le microcosme festivalier- créée par la sélection officielle, au Festival de Cannes, de deux films produits par Netflix et diffusés sur la plateforme hors de toute sortie en salles a rendu visible la fragilité de notre système face à de nouveaux modes de diffusion. Peut-on accepter que le premier festival de cinéma au monde sélectionne des films qui ne seront pas visibles sur grand écran ? Le conseil d'administration du Festival a finalement tranché : sans rien modifier à la sélection officielle de 2017, il a décidé que, pour les années à venir, aucun film ne pourra y figurer s'il n'est pas diffusé au cinéma. Cette position ne lève pour autant nullement le blocage majeur de la chronologie des médias liée au fait qu'elle ne s'enclenche que si le film sort en salles, ce qui n'est nullement obligatoire et ressort strictement du choix du producteur. De fait, les producteurs choisissent, dans 99 % des cas, une diffusion sur grand écran afin de bénéficier des retours sur recettes réalisés en salles. À ce jour toutefois, et parfaitement légalement, Netflix a pris une option différente. Cette analogie entre chronologie des médias et sortie en salles est propre à la France. Dans de nombreux pays, au contraire, la pratique du « day on date », qui consiste à ce qu'un film sorte simultanément en salles et sur une plateforme, est fréquemment utilisée.

Si les règles de la chronologie des médias sont, en application du droit européen, soumises à un accord professionnel, le premier délai de quatre mois pour la fenêtre de diffusion destinée aux salles est fixé par la loi.

Les exploitants y tiennent beaucoup. C'est un sujet d'intense débat d'autant que ce délai a déjà été réduit au fil des ans. Ce délai est-il pour autant intangible ? Beaucoup de films ne sont plus diffusés en salles quinze jours après leur sortie. Nous avions ainsi pensé que les films qui connaissent moins de 20 000 entrées en quatre semaines pourraient être rendus disponibles sur les plateformes de vidéo à la demande par abonnement au bout de trois mois. Ces films qui n'ont pas rencontré leur public représentent entre 40 et 50 % du nombre de films distribués en salles.

Au-delà de quatre mois s'ouvre la fenêtre de la vidéo à la demande à l'acte soit à la location, soit sous forme de téléchargement définitif ou Electronic Sell Through (EST). Le marché de l'EST se développe fortement aux États-Unis alors que, parallèlement, on observe une décroissance régulière du marché du DVD. On pourrait, dans ces conditions, imaginer d'ouvrir à trois mois la fenêtre de l'EST car ce serait créateur de valeur mais les exploitants de salles apparaissent aujourd'hui fermés à cette perspective.

La première fenêtre payante dont bénéficient aujourd'hui Canal+ et OCS intervient, compte tenu des accords de 2009, douze mois après la sortie en salles. Ce délai est ramené à dix mois en cas d'accord avec les professionnels comme c'est le cas aujourd'hui. Il existe un intense débat sur ce sujet puisque Canal+ souhaite ramener à six mois l'ouverture de cette première fenêtre payante. Un tel délai empièterait sur la fenêtre de la vidéo à la demande à l'acte mais constituerait un avantage commercial important pour les chaînes payantes. Si les exploitants de salles de cinéma ne semblent pas gênés outre mesure par cette perspective, les exploitants de services de vidéo à la demande à l'acte ne sont pas favorables à une réduction de quatre mois de cette première fenêtre payante. Pourtant, il convient de rappeler que la consommation de vidéo à la demande (VàD) se concentre sur les deux premiers mois de la fenêtre VàD pour deux tiers à trois quarts des films. Par ailleurs, la fenêtre VàD est celle qui crée le moins de valeur. Il apparaît donc possible de passer à six mois pour la première fenêtre payante, pour autant que la fenêtre VàD bénéficierait d'un dégel des droits auquel Canal+ s'est toujours opposé.

La seconde fenêtre payante intervient au bout de 22 mois en cas d'accord avec les organisations professionnelles et de 24 mois dans les autres cas. Elle ne connaît pas de revendication particulière.

Après les chaînes gratuites, les services de vidéo par abonnement (SVOD) doivent attendre 36 mois pour rendre les films accessibles sur leur plateforme. Cela est difficilement acceptable pour un acteur comme Netflix qui aurait participé au financement du film. Cette situation a mis en évidence que le système n'était plus viable mais toute évolution apparaît compliquée du fait des conséquences « en tiroirs ».

Dans ces conditions, il apparaît nécessaire de revenir aux principes fondamentaux selon lesquels plus on investit dans un film plus il est logique que l'on puisse le diffuser tôt.

Ce sont des montants extrêmement importants qui sont consentis par ces entreprises parce que cela fait partie de leur modèle économique et que la diffusion de ces films leur rapporte de l'argent par le biais des abonnements et de la publicité.

On peut dire que Netflix qui va investir 2, 3, 4, 5 millions d'euros dans un film, va prendre tous les risques mais en même temps Canal+ consacre 140 millions d'euros au cinéma français tous les ans. Doit-on les traiter de la même façon ? C'est l'objet de nos débats. Nous nous efforçons de leur faire passer certains messages pour faire évoluer le système.

Nous pensons qu'aujourd'hui, il faut raisonner la chronologie des médias en prenant la situation des diffuseurs et la situation des films. Un premier critère doit être pris en compte : c'est le critère de l'investissement annuel du diffuseur dans le cinéma français. Plus on investit, plus on est avantagé !

Le deuxième point concerne les acteurs qui ont des obligations de production. Canal+ doit y consacrer 12,5 % de son chiffre d'affaires et les chaînes de télévision gratuites doivent y consacrer 3,2 %, en échange d'une fréquence hertzienne. Les opérateurs de VOD, Canal Play, Netflix... n'ont aucune obligation de production ! De notre point de vue, cela doit être pris en compte.

Nous pensons enfin, qu'il ne faut pas raisonner fenêtre par fenêtre, mais film par film et regarder dans le financement du budget du film qui a mis de l'argent, quel montant, quel pourcentage du chiffre d'affaires et donc voir qui peut diffuser de façon privilégiée par rapport à un autre.

Nous pensons que le pourcentage investi par un diffuseur dans un film doit être pris en compte dans la chronologie des médias. Aujourd'hui, Canal+ et Orange peuvent diffuser à 10 mois. Nous pensons que s'ils mettent plus de 20 % dans le budget d'un film, leur fenêtre de diffusion pourrait être avancée car il est logique qu'ils puissent être avantagés.

Naturellement, s'ajoutent à ces négociations des paramètres extérieurs à la chronologie des médias. Les chaînes gratuites ne sont pas demandeuses pour évoluer. Cela ne leur pose pas de soucis. En revanche, elles ne signeront un accord que s'il y a des avancées sur trois points.

Le premier point concerne la suppression des jours interdits. Aujourd'hui, on ne peut pas diffuser sur une chaîne gratuite des films, en prime time , les mercredi, vendredi et samedi. C'est une demande récurrente de M6 qui pense que cette restriction n'a plus de raison d'être. Le CNC est assez ouvert à cette revendication. Ces jours interdits sont obsolètes, les usages ayant beaucoup évolué et la fréquentation des salles bat chaque année de nouveaux records.

La deuxième revendication est un peu plus complexe. Les chaînes gratuites veulent pouvoir faire de la publicité pour les films sur leurs antennes. Un film est commercialisé par un distributeur. À la télévision, la publicité a un impact très fort. Il est probable que les télévisions concentreraient une très grosse partie du budget de promotion du film au détriment de la presse écrite, des affichages... Le CNC est assez neutre sur cette revendication qui est très forte.

La troisième revendication, plutôt portée par TF1, concerne la possibilité d'avoir une troisième coupure de publicité pour les films qui dépassent une durée de deux heures quarante-cinq.

Ces demandes montrent une certaine solidarité entre elles. Les deux premiers sujets sont d'ordre réglementaires et le troisième d'ordre législatif.

Le CNC est chargé des négociations sur le sujet qui nécessite un accord inter-professionnel regroupant les exploitants, les représentants de la VoD, les chaînes payantes, les chaînes gratuites, les producteurs et les distributeurs. Voilà pourquoi nous n'avons pas encore débouché sur un accord. Le consensus est extrêmement difficile à obtenir !

M. Jean-Pierre Leleux. - Vous faites plusieurs constats : le blocage des négociations depuis 2009 et la nécessité d'avancer. Ma question porte sur l'intervention possible législative et réglementaire, sachant que l'Europe a exigé que ce soient des négociations interprofessionnelles ? Quelle est la dimension législative et réglementaire ?

Mme Sylvie Robert . - Après avoir évoqué un paysage plutôt simple au début, ce dernier s'est complexifié et vient perturber l'équilibre de la chaîne. Aujourd'hui, en termes de rapport de force, Canal+ reste le plus gros financeur du cinéma français. C'est la question de toute la diversité du cinéma français qui est en jeu, de son financement et de sa capacité à rayonner dans le monde. Aujourd'hui nous sommes fiers de ce dispositif. Je suis très préoccupée et je n'ai pas assez de discernement pour connaître la volonté de Canal+ de continuer à défendre le cinéma français.

M. Daniel Percheron. - Merci, monsieur Tardieu, pour votre exposé particulièrement pédagogique sur un sujet d'une grande complexité, qui touche une question plus large qui hante les Français : pouvons-nous réellement éviter d'être submergés par l'économie globalisée et la technologie ? À l'heure où les investissements dans le football sont supérieurs à ceux réalisés dans le cinéma, pensez-vous que l'exception culturelle française puisse encore perdurer longtemps ?

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente . - Certains de nos concitoyens sont effectivement heurtés par le succès insolent des plateformes extra-européennes. Monsieur Tardieu, les négociations menées sous l'égide du CNC ont-elles été éclairées par le point de vue des spectateurs et des consommateurs afin de prendre en compte l'évolution des usages ? Disposez-vous à cet effet de données statistiques et d'enquêtes d'opinion ?

M. Christophe Tardieu - Monsieur Leleux, perdurent encore quelques éléments d'incertitude dans le caractère normatif de la chronologie des médias. En effet, la signature de l'accord de 2009 représente un miracle obtenu sous une amicale pression parlementaire et grâce au grand talent de Véronique Cayla, alors présidente du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) au ministère de la Culture et de la Communication. Sur cette base fragile, la situation a évolué et les acteurs ont changé. Il convient donc de moderniser l'accord de 2009. La loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine prévoit que l'arrêté d'extension tombe en juillet 2018. Cette disposition constitue une incitation forte à négocier même si, pour certains acteurs, cette perspective semble encore lointaine. Pourtant, le temps dont ils disposent pourrait encore être raccourci si la ministre de la culture décidait la fin de l'arrêté d'extension.

Il est vrai que la directive européenne de 1997 indique que les modalités de la chronologie des médias doivent être fixées par accord interprofessionnel, la Commission européenne considérant que les États, par trop protectionnistes, prennent trop souvent des décisions inadaptées aux pratiques de marché. Néanmoins, le délai de la fenêtre en salles est fixé par la loi. Cette dichotomie peut sembler juridiquement incertaine, raison pour laquelle le CNC réfléchit à la légitimité de cette articulation avec son conseiller juridique.

Je ne peux que constater, avec Sylvie Robert, que si les pertes d'abonnés annoncées par Canal+ sont effectivement importantes, sa stratégie à l'égard du cinéma français demeure peu lisible. Vous comprendrez combien nous sommes inquiets de l'incertitude qui plane sur l'avenir du premier financeur privé du cinéma français. La diminution du chiffre d'affaires de Canal+, qui doit en verser 12,5 % à la création, a d'ores et déjà des conséquences immédiates sur les préfinancements de films. Néanmoins, l'accord signé par la chaîne en mai 2015, s'agissant des clauses de diversité, est valable jusqu'en 2020 et, à ce jour, il est rigoureusement respecté. Canal+ est également confronté à un choix stratégique : la chaîne doit-elle abandonner le hertzien pour être uniquement diffusée en linéaire ? Dans ce cas, ses obligations, notamment consacrer 12,5 % du chiffre d'affaires au cinéma, feront l'objet d'une nouvelle négociation avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Il va sans dire que si le chiffre d'affaires de Canal+ continuait de s'éroder, les conséquences pour le cinéma en seraient dramatiques.

Vous avez raison, monsieur Percheron, de parler d'exception française : notre modèle est unique tant par le niveau des investissements publics au bénéfice de la création (le CNC dispose par exemple d'un budget annuel de 650 millions d'euros pour soutenir le cinéma et le jeu vidéo) que par les obligations faites au secteur privé. Nous sommes optimistes quant à sa pérennité même si des fragilités demeurent. La France produit de très nombreux films, au point que certains évoquent une crise de la surproduction, les salles accueillent un nombre de spectateurs record, bien supérieur aux chiffres constatés dans les autres pays européens, nos oeuvres sont fréquemment primées dans les plus grands festivals et nos engagements internationaux en coproduction comme en soutien aux pays défavorisés grâce à l'aide aux cinémas du monde, ne se démentent pas. Frédérique Bredin, présidente du CNC, a d'ailleurs décidé de mener une politique active de soutien à la francophonie qui a conduit le Centre à signer des accords de partenariat avec la Tunisie et le Maroc et à créer, avec ses homologues suisse, belge, canadien et luxembourgeois, un fonds de soutien destiné au cinéma d'Afrique subsaharienne.

Madame la présidente, vous avez très justement pointé du doigt une faiblesse de notre système : il faut que nous prenions mieux en compte l'avis des spectateurs. Nous réfléchissons à cet égard à ce que les commissions du CNC qui attribuent les aides sélectives intègrent des représentants des spectateurs. Nous développons également des enquêtes qualitatives qui toutes montrent que les Français ont une excellente image de leurs salles de cinéma. Il est vrai que notre parc est unique en Europe en nombre comme en qualité.

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