C. DES RÉSULTATS DE PORTÉE TRÈS LIMITÉE ET CONFORMES AUX ATTENTES

Au terme de leur étude, les chercheurs analysant les données issues de l'expérimentation ont observé :

- une baisse des vitesses pratiquées, principal effet attendu ; la baisse de 10 km/h de la vitesse limite autorisée (de 90 km/h à 80 km/h) a ainsi engendré une baisse moyenne des vitesses pratiquées pour tous les véhicules de 4,7 km/h . Cette baisse, sur tous les tronçons, concerne tous les usagers. Elle est conforme à celle attendue par le comité des experts du CNSR 15 ( * ) ;

Évolution de la vitesse moyenne des véhicules légers

(Source : CEREMA)

- un effet de translation de la distribution globale des vitesses mesurées vers les vitesses plus faibles ; ce resserrement confirme l'homogénéisation des vitesses pratiquées et permet de conclure, selon les auteurs, que la baisse des vitesses n'a pas été, dans cette expérimentation, un facteur d'engorgement de la circulation.

Évolution de la distribution des vitesses tous véhicules - exemple du site situé au PR 47+400 sur la RN151

(Source : CEREMA)

- une augmentation du taux de dépassement de la vitesse limite autorisée pour les véhicules légers « libres » ;

Évolution (pour les véhicules légers libres) des taux de dépassement de la vitesse limite autorisée

(Source : CEREMA)

- une absence d'augmentation du nombre ou de la longueur des pelotons menés par un poids-lourd.

D. « INUTILE », « INCONCLUSIVE », « OPAQUE » : UNE EXPÉRIMENTATION CRITIQUÉE DE TOUTES PARTS

1. Une expérimentation inconclusive sur l'essentiel car engagée pour de mauvaises raisons

La plupart des personnes entendues par le groupe de travail, quelle que soit d'ailleurs leur position sur l'opportunité de l'abaissement de la vitesse maximale autorisée, ont souligné le caractère largement factice des justifications du lancement d'une expérimentation en 2015 .

Rappelant le contexte difficile des travaux du CNSR à l'époque, et les grandes réticences du ministère de l'Intérieur face à une mesure aussi impopulaire, elles y voient surtout une décision politique d'attente, l'expérimentation étant moins un outil pour tester réellement le lien entre baisse de la vitesse et accidentalité qu'un moyen commode de ne pas trancher et de reporter à plus tard la décision définitive de généraliser la mesure .

De cette ambiguïté originelle, l'expérimentation menée devait garder plusieurs faiblesses méthodologiques importantes :

- un objet limité à la mesure de l'effet de la baisse des vitesses maximales autorisées sur les vitesses pratiquées (alors qu'une littérature scientifique nombreuse existe pour documenter cette relation), sans rechercher à étudier les effets sur l'évolution de l'accidentalité ;

- un manque d'ambition dans la commande passée au CEREMA, la faible taille des tronçons (86 km au total) et la durée limitée de l'expérimentation (deux ans) ne permettant pas, en tout état de cause, de disposer de résultats robustes en termes d'accidentalité ;

- des angles morts et des effets de bords ; plusieurs personnes entendues ont souligné par exemple que des aménagements d'infrastructures avaient été réalisés sur certains tronçons, voire que des radars supplémentaires y avaient été installés ou que des travaux réalisés pendant l'expérimentation avaient affecté la circulation, sans que ces éléments aient apparemment été pris en compte par l'expérimentation ;

- une multiplicité de paramètres non testés ; outre l'absence de mesure des effets sur l'accidentalité, l'expérimentation ne permet pas de tirer de conclusions concernant l'impact sur les temps de parcours, sur la consommation de carburants, ni d'étudier systématiquement les reports de trafic ou de prendre en compte spécifiquement certains types de véhicules (deux-roues, petits poids-lourds et utilitaires).

Le caractère inconclusif de cette expérimentation est confirmé par le fait que, dans sa réponse au courrier qui lui avait été envoyé en décembre 2017 par plusieurs parlementaires afin d'obtenir des précisions sur celle-ci, le Premier ministre avait lui-même indiqué que « le Gouvernement n'a pas souhaité utiliser ces résultats dans le cadre des consultations actuelles » concernant la prise de décision de réduire la vitesse maximale autorisée à 80 km/h.

2. Un manque regrettable de transparence des bilans de l'expérimentation

De nombreux parlementaires, journalistes et élus locaux se sont émus à la fin de l'année 2017 de l'opacité entourant les travaux du CEREMA et du manque de transparence de la délégation à la sécurité routière concernant une expérimentation qui avait pourtant pris fin depuis près de six mois et dont le bilan était toujours très attendu.

Lors des questions au Gouvernement, dès le 14 décembre 2017 au Sénat 16 ( * ) , puis le 20 décembre 2017 à l'Assemblée nationale 17 ( * ) , des parlementaires de différentes sensibilités politiques demandèrent communication des résultats de l'expérimentation.

Le conseil départemental de la Haute-Saône, où se trouve un tronçon de 13 km (sur la RN 57 entre Vesoul et Rioz), vota le 18 décembre 2017 une motion « sollicit[ant] de l'État la publication et l'analyse des résultats de cette expérimentation ».

Au Sénat, une lettre ouverte cosignée par une cinquantaine de parlementaires de la majorité sénatoriale demanda encore, le 4 janvier 2018, les résultats de l'expérimentation avant d'engager toute généralisation.

Exemple flagrant de ces problèmes de communication et de cette vive incompréhension, même à quelques jours du CISR du 9 janvier 2018 appelé à acter la généralisation de la réduction à 80 km/h de la vitesse maximale autorisée sur routes bidirectionelles, le délégué interministériel à la sécurité routière refusait toujours publiquement de dévoiler le bilan de l'expérimentation 18 ( * ) , tout en envoyant pourtant aux préfets un dossier qui en reprenait la synthèse.

Ce manque de communication de la part de l'exécutif était d'autant plus cruellement ressenti par les acteurs de terrain responsables de la prévention routière que le ministre de l'intérieur avait assuré, en mai 2015, en annonçant l'expérimentation devant le CNSR, que celle-ci serait « transparente, honnête, rigoureuse ».

La situation ne fut débloquée qu'après l'intervention des présidents de la commission des lois et de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat qui, d'abord dans un courrier commun adressé au Premier ministre, puis lors de l'audition publique au Sénat du délégué interministériel à la sécurité routière, le 24 janvier 2018, exigèrent et obtinrent enfin communication des résultats de l'expérimentation établis par le CEREMA.

3. Des tentatives a posteriori d'enrichissement du débat utiles mais tardives : la providentielle sortie d'études sur l'accidentologie et le coût socio-économique

Confronté ainsi à des critiques nombreuses 19 ( * ) regrettant que ni le paramétrage de l'expérimentation ni la commande de mesures au CEREMA n'aient permis de tirer des conclusions transparentes sur l'accidentalité, l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière ( ONISR ), a réalisé en février 2018 une étude statistique pour établir, a posteriori , un bilan de l'accidentalité .

Cette étude, difficilement obtenue par le groupe de travail, lui a été transmise en mars, lors de l'audition des représentants de l'ONISR.

Cette étude 20 ( * ) porte sur les trois tronçons concernés par l'expérimentation - seulement les portions dont la vitesse a été abaissée à 80 km/h, hors zones en agglomération - et compare l'accidentalité pendant la durée de l'expérimentation à celle, sur ce même réseau, avant l'expérimentation (sur une période antérieure de cinq ans, durée de référence généralement admise comme préalable à toute robustesse statistique en la matière).

Selon la synthèse de ses conclusions : « En rapportant le bilan en moyenne annuelle, il apparaît que l'accidentalité sur les sections concernées a baissé durant l'expérimentation : entre 2010 et 2014, on observait 11,4 accidents corporels en moyenne par an contre 9 durant l'expérimentation. Néanmoins, les nombres d'accidents considérés étant peu élevés, cette baisse n'est pas statistiquement significative . »

Bilan général et décomposition par tronçons de l'accidentalité sur les itinéraires expérimentant la baisse de la valeur maximale autorisée de la vitesse à 80 km/h

(Source : ONISR)

Enfin, les membres du groupe de travail ont pris connaissance tardivement, mais avec intérêt, de l' analyse coûts-bénéfices 21 ( * ) rendue publique fin mars 2018 par le Commissariat général au développement durable (CGDD) en fonction de différents scénarios de réduction des vitesses maximales autorisées en France sur trois types de réseaux (autoroutes, routes nationales et départementales, milieu urbain) et portant sur l'ensemble des coûts, à la fois marchands et non marchands (perte de temps, accidentalité, consommation de carburant, coût d'installation des nouveaux panneaux de limitation de vitesse, émissions de CO2, pollution locale, bruit, coût d'opportunité des fonds publics) rapporté, en euros, à une période d'un an.

Aux termes de la synthèse de cette étude : « Pour tous les réseaux, il apparaît que deux effets sont prépondérants dans le bilan socio-économique : la réduction de l'accidentalité (+) et la perte de temps subie par les usagers (-). Globalement, le second fait plus que compenser le premier, si bien que le bilan est légèrement négatif ou nul.

« L'abaissement des VMA de 10 km/h sur l'ensemble des réseaux de routes nationales et départementales a un bilan socio-économique négatif de l'ordre de - 160 M€. (...) Un sous-scénario a été étudié : la réduction des VMA sur le réseau routier national et départemental constitué de chaussées uniques bidirectionnelles. (...) L'abaissement des VMA de 10 km/h sur le réseau routier bidirectionnel présente un bilan positif de l'ordre de 230 M€ dû essentiellement à la réduction de l'accidentalité. C'est sur ce périmètre qu'une mesure de réduction des VMA a le plus de sens. »


* 15 « Avec une VMA diminuée de 10 km/h, le modèle résultant des expériences internationales de modifications de vitesse maximale autorisée proposé par [les travaux d'Elvik] situe la réduction de la vitesse moyenne aux alentours de 4 km/h. En France, avec l'application combinée du [contrôle sanction automatisé], on peut considérer que l'abaissement de la vitesse moyenne sera supérieur, et nous retenons l'hypothèse, relativement prudente, d'une réduction effective de la vitesse moyenne de 5 km/h » (Proposition d'une stratégie pour diviser par deux le nombre des personnes tuées ou blessées gravement d'ici 2020 , Comité des experts, rapport final soumis à la séance plénière du CNSR du 29 novembre 2013).

* 16 Question d'actualité au Gouvernement n° 0149G de M. Michel Raison (Haute-Saône - Les Républicains) :

https://www.senat.fr/seances/s201712/s20171214/s20171214007.html#cribkmk_questionactualite__434379

* 17 Question au Gouvernement n °449 de Mme Barbara Bessot Ballot (La République en Marche - Haute-Saône ) :

http://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-449QG.htm

* 18 Intervention vendredi 5 janvier 2018 sur France Inter ( Le Téléphone sonne : « Faut-il abaisser la vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires sans séparateur central ? »)

* 19 Voir par exemple la démarche de l'association 40 millions d'automobilistes , qui « face au refus persistant du Gouvernement d'Édouard Philippe de fournir ces données [d'accidentalité] a entrepris de réaliser elle-même le recensement des accidents survenus sur les routes de l'expérimentation » :

https://www.40millionsdautomobilistes.com/wp-content/uploads//2018/02/Bilan-experimentation-80.pdf

* 20 ONISR - Expérimentation de la baisse de la VMA à 80 km/h - Bilan de l'accidentalité (février 2018)

http://www.securite-routiere.gouv.fr/content/download/37917/361392/version/2/file/Exp%C3%A9rimentation+80+-+Bilan+de+l%27accidentalit%C3%A9+-+ONISR.pdf

* 21 CGDD - Réduction des vitesses sur les routes - Analyse coûts bénéfices (mars 2018) https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Th%C3%A9ma%20-%20R%C3%A9duction%20des%20vitesses%20sur%20les%20routes.pdf

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