N° 528

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2017-2018

Enregistré à la Présidence du Sénat le 31 mai 2018

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur le détachement des travailleurs ,

Par Mme Fabienne KELLER et M. Didier MARIE,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; MM. Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Mmes Véronique Guillotin, Fabienne Keller, M. Didier Marie, Mme Colette Mélot, MM. Pierre Ouzoulias, Cyril Pellevat, André Reichardt, Simon Sutour, vice-présidents ; M. Benoît Huré, Mme Gisèle Jourda, MM. Pierre Médevielle, Jean-François Rapin, secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jacques Bigot, Yannick Botrel, Pierre Cuypers, René Danesi, Mme Nicole Duranton, MM. Thierry Foucaud, Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mme Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Claude Haut, Olivier Henno, Mmes Sophie Joissains, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Leleux, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Franck Menonville, Georges Patient, Michel Raison, Claude Raynal, Mme Sylvie Robert.

AVANT-PROPOS

Le Parlement européen et le Conseil devraient adopter dans les prochaines semaines le projet de révision de la directive de 1996 relative au détachement des travailleurs, présentée il y a plus de deux ans, en mars 2016. L'ambition affichée par la Commission puis relayée par les colégislateurs consistait en un meilleur encadrement d'une pratique en plein développement depuis les élargissements de 2004 et 2007 mais aussi la crise de 2008. Le nouveau dispositif vise à une meilleure application des règles du pays d'accueil, en précisant notamment la définition de la rémunération octroyée.

Le renforcement de la lutte contre la fraude au détachement ne se limite pas pour autant, loin s'en faut, à la révision de la directive de 1996, même si celle-ci a valeur de symbole. La révision des règlements de coordination de sécurité sociale, la création d'une Autorité européenne du travail ou les débats à venir sur les transferts d'entreprises constituent également l'occasion de préciser les moyens dont dispose l'Union européenne pour cibler les entorses au régime du détachement et garantir tout à la fois le respect des droits sociaux des travailleurs et l'égalité de la concurrence entre entreprises. Il ne s'agit pas de condamner un dispositif qui permet à plus de 125 000 Français de trouver une activité chaque année au sein de l'Union européenne, mais bien de limiter les distorsions constatées. Le détachement des travailleurs doit, avant tout, permettre de répondre à un manque de main-d'oeuvre dans un secteur précis et faciliter la mobilité au sein de l'Union européenne

L'application du régime du détachement au secteur du transport routier de marchandise constitue également un défi de taille. Le texte apparaît pour l'heure bloqué au Conseil, soulignant la prégnance du clivage entre les pays fournisseurs de main-d'oeuvre détachée et ceux qui les accueillent.

LA RÉVISION DE LA DIRECTIVE DE 1996

Adoptée en 1996 au sein d'une Union européenne qui comptait alors 15 membres, la directive relative au détachement des travailleurs précise les conditions dans lesquelles les ressortissants d'un État membre peuvent effectuer une prestation de service au sein d'un autre État membre, pour le compte d'une entreprise établie dans ce dernier 1 ( * ) . Il convient de distinguer droit du travail et droit de la sécurité sociale. Un salarié détaché est ainsi rémunéré aux conditions minimales du pays d'accueil, définies par la loi ou des conventions collectives d'application générale, sauf si les conditions du pays d'envoi sont plus avantageuses. Il continue à verser des cotisations sociales dans le pays d'établissement.

Plus de vingt ans après l'adoption du dispositif, le détachement des travailleurs reste en plein développement, en dépit des premières mesures d'encadrement adoptées en 2014 au niveau européen et transposées en France en 2015, au moment de la loi dite « Macron » 2 ( * ) . Il convient de rappeler, à ce stade, que le nombre de salariés détachés a enregistré en 2017 une augmentation de 46 % en France, passant de 354 151 à 516 101 (hors secteur des transports). Ce chiffre serait imputable à une augmentation des contrôles qui aurait induit un plus grand nombre de déclarations. Cette explication peut apparaître plausible. Le rapport publié par votre commission des affaires européennes en avril 2013 indiquait déjà que le nombre de salariés détachés non déclarés en France était situé entre 220 000 et 300 000 personnes 3 ( * ) . Le nombre de salariés détachés en France avait déjà augmenté de 24 % en 2016 et de 25 % en 2015. Ces chiffres sont à rapprocher du nombre de salariés détachés en 2005, qui ne dépassait pas 25 000. Il convient, pour autant, de ne pas se focaliser sur un afflux des pays de l'Est, l'Allemagne (plus de 37 500 déclarations 4 ( * ) ) et l'Espagne (près de 26 000 déclarations) étant les deux pays pourvoyant le plus de travailleurs détachés en France. Une analyse des nationalités de ceux-ci montre que les Portugais sont les principaux concernés (près de 74 500 en 2017) devant les Polonais (plus de 61 000), les Allemands et les Roumains étant autour de 45 000. Plus de 37 000 Français sont également détachés en France.


Le détachement en France en 2017 (hors transports)

En 2017, 208 588 déclarations de détachement hors transport ont été produites. Le nombre de déclarations a augmenté de 64 % par rapport à 2016 (+ 57 % entre 2015 et 2016)

Les cinq régions les plus concernées sont le Grand-Est (45 012 déclarations et 91 063 salariés détachés), l'Ile-de-France (30 225 déclarations et 73 235 salariés détachés), l'Auvergne-Rhône-Alpes (26 681 déclarations et 67 683 salariés détachés), Provence-Alpes-Côte d'azur (25 429 déclarations et 67 357 salariés détachés), et les Hauts-de-France (24 582 déclarations et 56 945 salariés détachés). Ces régions concentrent 71 % des déclarations (151 929) et 67 % des salariés détachés (356 283) en France.

Les secteurs « autres » (évènementiel, service, etc.) et de l'industrie effectuent le plus de déclarations de détachement avec respectivement 65 545 et 63 789 déclarations, et 156 199 et 138 063 salariés détachés. Au total, ces deux secteurs concentrent 61 % des déclarations et 57 % des salariés détachés en France. Viennent ensuite en troisième et quatrième positions le BTP - 48 343 déclarations de détachement (23 % du total) et 122 420 salariés détachés (24 % du total) - et l'agriculture - 21 827 déclarations de détachement (10 % du total) et 67 601 salariés détachés (13 % du total). Les autres secteurs effectuent moins de 4 000 déclarations de détachement hors transport concernant moins de 20 000 salariés détachés.

Les pays qui détachent le plus grand nombre de salariés en France sont l'Allemagne (37 507 déclarations), l'Espagne (25 691 déclarations), le Portugal (20 997 déclarations), la Belgique (19 287 déclarations), l'Italie (17 288 déclarations), la Pologne (16 693 déclarations), et le Luxembourg (14 433 déclarations). Ces sept pays concentrent 73 % des déclarations de détachement hors transports.

S'agissant de la nationalité, ce sont les ressortissants portugais (74 425 salariés), polonais (61 119 salariés), allemands (45 164 salariés), roumains (44 671 salariés), français (37 680 salariés), belges (36 824 salariés), espagnols (33 840 salariés) et italiens (32 967 salariés) qui sont le plus souvent détachés en France.

Source : Commission nationale de lutte contre le travail illégal
Plan national de lutte contre le travail illégal, bilan intermédiaire, 12 février 2018

La Commission européenne a présenté, le 8 mars 2016, une proposition de directive révisant le dispositif de 1996 sur le détachement des travailleurs 5 ( * ) . L'ambition affichée était de garantir l'égalité de traitement des travailleurs exerçant une même tâche au même endroit. Dans le même temps, la Commission souhaitait majorer le coût du détachement pour réduire le phénomène de dumping social. Le texte ciblait quatre points : la rémunération, la durée du détachement, les chaînes de sous-traitance et le recours aux agences d'intérim 6 ( * ) . Cette évolution de la législation doit permettre, selon la Commission, d'éviter les pratiques de concurrence déloyale en majorant le coût du détachement. La Commission rappelle que le détachement des travailleurs permet également de pallier un manque de main-d'oeuvre dans certains secteurs, et qu'il peut constituer une réponse à un choc économique asymétrique en soutenant l'emploi dans l'État membre d'origine et contribuer à la demande dans l'État d'accueil. Dans ce contexte, la révision ciblée doit permettre de préciser les conditions d'application de la directive, en intégrant notamment la jurisprudence récente de la Cour de justice.

Sept gouvernements, dont la France, avaient appelé à une révision de la directive de 1996 dans une lettre adressée, le 5 juin 2015, à la commissaire européenne à l'emploi et aux affaires sociales, Mme Marianne Thyssen 7 ( * ) . Les ministres insistaient, dans ce document, sur le principe d'un salaire égal sur un même lieu de travail. Ces États souhaitaient dépasser le « noyau dur » de règles minimales prévu par la directive de 1996. À l'inverse, neuf gouvernements avaient manifesté leur opposition à tout projet de révision dans un courrier également adressé à la commissaire européenne 8 ( * ) . Ils relevaient en premier lieu que la directive d'exécution n'avait pas encore été partout transposée. Ils jugeaient ensuite que toute révision pourrait remettre en cause la liberté de service et fragiliser le marché intérieur. Cette opposition a trouvé un prolongement parlementaire, avec l'adoption par les parlements de 11 États membres d'avis motivés concluant au non-respect du principe de subsidiarité 9 ( * ) . La Commission a rejeté cet argument le 20 juillet 2016.

Ce clivage s'est retrouvé tout au long des négociations au Conseil, contribuant à les ralentir. Un compromis a néanmoins pu être adopté le 23 octobre 2017, ouvrant la voie à un trilogue avec le Parlement européen. Le vote a montré que les pays dont les parlements avaient déposé un avis motivé contre le texte en mai 2016 n'étaient plus unis sur cette question. Seules la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne ont voté contre. La Croatie, l'Irlande et le Royaume-Uni se sont abstenus. Le rapport de la commission Emploi adopté le 16 octobre 2017, à l'initiative des co-rapporteures Agnès Jongerius (Pays-Bas - S&D) et Élisabeth Morin-Chartier (France - PPE) a, de son côté, constitué la position du Parlement européen pour le trilogue 10 ( * ) .

LE DROIT EXISTANT

LA DIRECTIVE DE 1996

Aux termes de la directive 96/71 du 16 décembre 1996, les entreprises qui détachent leurs salariés doivent appliquer la législation sociale du pays dans lequel se déroule le contrat, sauf à ce que le droit du pays d'envoi soit plus avantageux. Le texte prévoit ainsi un « noyau dur » composé de normes nationales qui s'imposent aux entreprises.

Les travailleurs détachés doivent ainsi percevoir les taux de salaire minimal du pays d'accueil. Le degré de qualification, l'ancienneté et les éléments de salaire annexes ne sont pas mentionnés. Seules les allocations propres au détachement sont considérées comme faisant partie du salaire minimal, à l'exception des dépenses de logement, de nourriture et de voyage liées au détachement.

Les autres normes devant s'imposer concernent les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos, la durée minimale des congés annuels payés, les conditions de travail des femmes - plus particulièrement des femmes enceintes, des jeunes et des enfants -, les conditions de mise à disposition des travailleurs - notamment ceux issus des agences d'intérim -, et les mesures visant la sécurité, la santé et l'hygiène au travail.

Ces normes doivent être de nature législative et réglementaire. Elles peuvent également être issues de conventions collectives d'application générale pour le secteur de la construction. La directive laisse néanmoins la possibilité aux États membres d'appliquer les conventions collectives à tous les secteurs économiques. C'est le cas en France. Le noyau dur s'impose également aux entreprises de pays tiers à l'Union européenne détachant des travailleurs sur le territoire de celle-ci.

Si la directive met en avant le principe du pays d'accueil en ce qui concerne la rémunération et les conditions de travail, elle ne vise pas l'affiliation aux régimes de sécurité sociale. Les salariés détachés sont maintenus au régime de l'État d'envoi. Le détachement ne peut toutefois dépasser 24 mois. Le certificat A1 permet d'attester l'affiliation au régime de sécurité sociale du pays d'établissement 11 ( * ) .

LA DIRECTIVE D'EXÉCUTION DE 2014

L'Union européenne a adopté, le 15 mai 2014, une directive d'exécution destinée à préciser les modalités d'application de la directive de 1996 12 ( * ) . Ce texte tend à prévenir le risque de fraude et prévoit, à cet effet, une liste ouverte de contrôles. Les États peuvent notamment imposer aux entreprises qui détachent une obligation de déclaration et de conservation, durant toute la durée du détachement, du contrat de travail, des fiches de paie, des relevés d'heures ou des preuves du paiement des salaires. Un correspondant chargé de négocier au nom de l'employeur avec les partenaires sociaux du pays d'accueil peut également être désigné.

La directive d'exécution introduit également un mécanisme de responsabilité solidaire du donneur d'ordre, limité au sous-traitant direct. Ce dispositif est circonscrit au secteur de la construction, ce qui ne reflète pas le recours au détachement dans des secteurs tels que l'agriculture, les transports ou l'événementiel. La directive d'exécution laisse néanmoins la possibilité à un État membre d'étendre ce dispositif à d'autres secteurs.

La directive d'exécution prévoit que les autorités de contrôle des États membres relèvent un certain nombre d'éléments en vue d'apprécier si l'entreprise qui détache ses salariés exerce réellement une activité substantielle dans le pays où elle est affiliée : lieu d'établissement du siège, lieu de recrutement, lieu d'exercice de l'activité, nombre de contrats exécutés ou montant du chiffre d'affaires réalisé dans l'État d'établissement notamment. Ce faisceau d'indices est destiné à vérifier tant la réalité du détachement que l'existence réelle de l'entreprise.

La directive d'exécution prévoit enfin que la Convention de Rome 13 ( * ) , transposée en 2008 dans la législation européenne 14 ( * ) , s'applique si le détachement ne peut être totalement caractérisé. Celle-ci détermine le droit applicable aux travailleurs exerçant leur activité en dehors de leur pays de résidence ou de celui d'établissement de leur entreprise. Un salarié ne peut ainsi être privé du bénéfice des dispositions obligatoires que lui accorde l'État membre dans lequel ou à partir duquel il accomplit habituellement son travail.


* 1 Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services.

* 2 Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

* 3 Le travailleur détaché : un salarié low cost ? Les normes européennes en matière de détachement des travailleurs, Rapport d'information de M. Éric Bocquet n° 527 (2012-2013), fait au nom de la commission des affaires européennes, 18avril 2013.

* 4 Une déclaration de détachement peut concerner plusieurs salariés. Elle indique en premier lieu le pays d'établissement de la société qui détache ses salariés.

* 5 Proposition de directive modifiant la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services (COM(2016) 128 final).

* 6 Sur la proposition de la Commission : Localiser les droits des travailleurs détachés dans le pays d'accueil, Rapport d'information n° 645 (2015-2016) de M. Éric Bocquet, fait au nom de la commission des affaires européennes, 26 mai 2016.

* 7 Allemagne, Autriche, Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas et Suède.

* 8 Bulgarie, Estonie, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Pologne, Roumanie, Slovaquie et République tchèque.

* 9 Bulgarie, Croatie, Danemark, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie et République tchèque.

* 10 Projet de rapport sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services (2016/0070).

* 11 Le droit français prévoit également l'obligation pour tout employeur établi à l'étranger de transmettre, avant le début de l'intervention, une déclaration préalable de détachement transnational à l'inspection du travail dont dépend le lieu de sa prestation. Une carte d'identification professionnelle obligatoire pour tout employé de chantier dans le secteur du bâtiment et des travaux publics a également été généralisée en 2017. La carte comporte des informations relatives à l'ouvrier et à son employeur.

* 12 Directive 2014/67/UE du 15 mai 2014 relative à l'exécution de la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services et modifiant le règlement (UE) n° 1024/2012 concernant la coopération administrative par l'intermédiaire du système d'information du marché intérieur.

* 13 Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles.

* 14 Règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I).

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