TABLE RONDE N°3, PRÉSIDÉE PAR ÉRIC KERROUCHE, SÉNATEUR DES LANDES :
« LES ENJEUX ET LES LOGIQUES D'ACTION À L'oeUVRE »

Participent à la table ronde :

Estelle BOMBERGER-RIVOT, maître de conférences à Sciences Po, chercheur au sein de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public » (Sciences Po) ;

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude) ;

Françoise GATEL, sénateur d'Ille-et-Vilaine ;

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires ;

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale ;

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po ;

Véronique ROBITAILLE, directrice de l'INET ;

La table ronde est présidée par Éric KERROUCHE, sénateur des Landes.

1. Introduction

Estelle BOMBERGER-RIVOT, maître de conférences à Sciences Po, chercheur au sein de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public » (Sciences Po)

Nous avons vu tout au long de la matinée un certain nombre de mécanismes mis en oeuvre par les acteurs locaux et leurs conséquences, au travers de témoignages concrets. Au-delà du constat de court et moyen terme qui a été dressé, nous pouvons réfléchir plus largement à ce que ces mécanismes provoquent, d'une façon plus générale, sur l'organisation territoriale. Nous allons essayer de pousser cette réflexion, amorcée ce matin, dans une vision plus prospective.

Comme nous l'avons vu, ces mécanismes aident les collectivités à s'agencer entre elles. Ils contribuent également à construire des systèmes d'organisation locale.

Par le biais du rapport que nous avons rédigé, nous avons relevé trois grands mouvements à l'oeuvre actuellement au sein des territoires :

- une différenciation territoriale ;

- une territorialisation de l'action publique ;

- un recours renouvelé au principe de subsidiarité.

Le point commun de ces trois mouvements est de contribuer à organiser une coopération et d'édifier des systèmes différenciés.

Qu'entend-on par différenciation territoriale ? À l'évidence, l'organisation territoriale actuelle s'éloigne d'une construction traditionnelle dans laquelle les collectivités sont constituées en ensembles uniformes, fondés sur des catégories de collectivités relativement homogènes, même si l'on constatait déjà quelques écarts de fonctionnement.

Dans le schéma initial que nous avions en tête, les mêmes collectivités disposaient des mêmes compétences. Depuis quelques années, ce n'est plus le cas : la différenciation va laisser apparaître, ici ou là, des adaptations locales fondées sur des singularités d'ordre culturel, historique, politique. La différenciation territoriale va en fait reconnaître la possibilité donnée aux collectivités de disposer d'un cadre institutionnel spécifique.

Cette différenciation naît de la rencontre d'une double volonté :

• celle du législateur, qui souhaite donner de la souplesse aux acteurs locaux ;

• celle des collectivités, qui souhaitent s'organiser, en partie, selon leurs besoins et leurs projets.

Cette différenciation va donc être organisée par les collectivités elles-mêmes, dans un cadre fixé par le législateur. C'est une forme de faculté d'auto-organisation qui commence, semble-t-il, à émerger dans notre droit.

Ainsi, par exemple, les départements ne disposent plus des mêmes compétences selon qu'une métropole se trouve ou non sur leur territoire. Le cas le plus frappant est celui de la métropole de Lyon et du département du nouveau Rhône. Nous avons vu également ce matin que les EPCI ne disposaient pas des mêmes compétences selon qu'ils sont situés en zone urbaine ou rurale, selon qu'ils se trouvent à proximité ou non d'une métropole, selon qu'ils sont intégrés ou non à un pôle métropolitain.

Venons-en à la territorialisation de l'action publique. On constate que les collectivités vont mettre en place des mécanismes pour agir au plus près des récepteurs de l'action publique. Le mouvement actuel que chacun constate est celui de développement d'une stratégie de visibilité territoriale. De nombreuses collectivités se rassemblent avec pour moteur d'être plus grand pour être plus efficace, ce qui les oblige à territorialiser davantage leur action afin d'agir au plus près du récepteur, que celui-ci soit l'élu ou l'électeur.

La région Grand-Est est par exemple issue de la fusion de trois anciennes régions. Elle a territorialisé son action en instituant trois Maisons de la région dans les trois anciennes capitales régionales. Elle a également institué douze agences territoriales afin d'agir et exister au plus près des habitants.

De la même façon, métropoles et EPCI ont développé des relations internes avec leurs communes-membres, par exemple par l'intermédiaire des conférences des maires, qui ont été évoquées ce matin. Elles sont facultatives pour les EPCI mais de plus en plus présentes. Une proposition de loi sénatoriale avait d'ailleurs proposé, en décembre dernier, d'étendre le principe de cette conférence des maires à toutes les intercommunalités de plus de vingt communes. Le risque de la taille est en effet de rendre l'action publique locale compliquée, illisible, opaque, pour les acteurs et surtout pour les citoyens.

Le principe de subsidiarité constitue désormais une préoccupation des élus publics locaux. Entendons par là le fait de laisser les collectivités choisir le niveau qui leur semble le plus pertinent pour agir et exercer telle ou telle compétence. Certes, les compétences locales ne peuvent s'exercer dans des configurations totalement étrangères aux souhaits du législateur : elles doivent s'exercer selon un schéma qu'il a prévu, mais qu'il a aménagé par des mécanismes étudiés ce matin. Certains aménagements locaux vont ainsi faire apparaître des différences importantes en fonction de certains types de compétences.

À titre d'exemple, la compétence relative au tourisme, qui est partagée, se prête assez facilement à toutes sortes de montages juridiques. Son centre d'action stratégique peut être situé à des niveaux très différents suivant les contextes. L'action centrale sera parfois située au niveau de la commune. C'est notamment le cas des communes classées. Il sera parfois situé au sein d'une association regroupant plusieurs intercommunalités pour agir sur un territoire un peu plus grand. Parfois, le centre stratégique se situera au sein d'un département. C'est le cas de la Savoie. Parfois encore, il peut se situer au niveau de la région - nous retrouvons là l'exemple breton. Il existe différentes formes d'exercice de cette compétence, à travers les associations, les régies, les sociétés publiques locales, etc.

Faut-il laisser les collectivités s'organiser entre elles ? Sans doute le faut-il, car il semble que cela soit efficace et promeuve une gestion pertinente des compétences considérées. Cependant, le législateur doit veiller à ce que cette organisation en mouvement perpétuel, cette tectonique des plaques de l'organisation territoriale réponde aux enjeux démocratiques essentiels que constituent par exemple le principe de transparence et celui de la consultation des citoyens.

L'organisation à la carte ne doit pas devenir une sorte de « concours Lépine » de l'organisation locale la plus compliquée, ni masquer des dépenses excessives ou une gestion publique obscure. De la même manière, les logiques d'action doivent permettre d'inclure mieux et sans doute différemment les citoyens, faute de quoi la complexité territoriale institutionnelle, mêlée à la complexité de l'organisation conventionnelle, risque de constituer un paravent derrière lequel nul regard autre que celui de l'expert ne pourra plus comprendre le fonctionnement.

Les intervenants de cette troisième table ronde vont nous éclairer sur un certain nombre de ces enjeux, récents ou plus anciens et nous avons hâte de les entendre.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Merci beaucoup pour cette introduction.

La différenciation territoriale française est récente, dans un pays de très forte tradition centralisatrice, où le mouvement de différenciation s'est accentué principalement depuis 1982. Cette problématique inclut la question du point jusqu'auquel on souhaite aller.

Il existait des différenciations antérieures. On connaît celle de l'Alsace-Lorraine et celle de la Guyane. La question centrale, en matière de différenciation, vise à savoir si des niveaux comparables peuvent agir de façon différente, en butte avec les principes mêmes du modèle républicain. Cette question se pose avec acuité, alors que l'on s'interroge quant à l'opportunité d'introduction du mot « corse » dans la Constitution. Je ne sais trop, pour ma part, ce que cela veut dire dans la mesure où la collectivité de Corse dispose déjà d'un statut particulier.

La différenciation de l'action publique s'est accrue au cours des années 80 et 90 à la faveur des mouvements de globalisation et d'européanisation, qui ont favorisé une plus grande mobilité des ressources, lesquelles peuvent quitter les territoires. Ceux-ci ont donc intérêt à relocaliser les avantages afin de continuer à exister, attirer de la valeur et générer des externalités positives. Tous les acteurs sont en concurrence avec tous dans ce monde, même s'il existe différents niveaux. Lorsqu'on est une métropole, on est en compétition avec des métropoles de niveau européen, ce qui accentue des mouvements de déterritorialisation de l'action publique, paradoxalement, au moment où l'on donne davantage de moyens à ces métropoles.

La territorialisation de l'action publique ne s'opère pas nécessairement avec un accompagnement franc et massif de l'ensemble des services de l'État. Nous avons connu une période qui a pu faciliter cette évolution puis, après 2007, une tendance opposée. Où se situe l'État local dans ces évolutions ? Sans doute se trouve-t-il au niveau régional, avec des résistances au niveau départemental qu'il faut aussi reconnaître.

L'ensemble des périmètres sont interdépendants et imbriqués les uns avec les autres, ce qui rend difficile la mise en oeuvre d'une subsidiarité au sens où on l'entend dans d'autres pays européens.

Enfin, les évolutions récentes des intercommunalités et des régions remettent en perspective la question de la subsidiarité et celle de la territorialisation : comment se redéfinir en tant qu'institution publique, avec un périmètre qui change, obligeant à redéfinir l'action politique et l'identité de l'institution ?

2. Vers une différenciation territoriale facilitée

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

Il me semble important d'avoir à l'esprit qu'il existe une part choisie de différenciation, relevant de la stratégie de l'État : à travers la fusion des grandes régions, celui-ci a souhaité différencier l'organisation territoriale, de même que pour les métropoles. Une autre part de la différenciation est plutôt subie, du point de vue de l'État, dans la mesure où de nombreux dispositifs dont il a été question (délégations de compétences, transferts de compétences, mutualisations de services, chef de filât, etc.) visent en fait à préparer des logiques de fusion verticale que l'on observe à peu près partout dans les pays de l'OCDE, moyennant une diminution très significative du nombre d'entités.

Ce mouvement s'opère, dans certains pays, de manière assez brutale et autoritaire. D'autres se montrent plus soucieux des libertés locales. Des résistances s'organisent parfois, par exemple dans des Institutions comme celle où nous nous trouvons. Le choix qui est fait peut alors conduire à organiser des délégations de compétences, les acteurs publics ayant l'obligation de choisir, dans une liste prédéfinie, un certain nombre de compétences à transférer.

Nous sommes donc en présence de deux choix assez différents. Le premier consiste à différencier l'organisation territoriale en fonction par exemple de la densité de population sur les territoires. Dans le cas de la Corse, il existe une rationalité à vouloir différencier un territoire qui subit une insularité, ce qui n'est pas sans conséquence économique sur son développement. Les îles ont des statuts particuliers car elles sont soumises à des sujétions particulières, ne serait-ce qu'au regard du développement économique - le coût des transports interdisant à certaines industries de s'y développer.

S'agissant de la reconnaissance des différences objectives et de leur prise en considération, il faut que cette différenciation choisie reflète des motifs d'intérêt général. C'est là que les choses doivent être examinées avec attention : l'adoption d'un statut particulier peut constituer une opportunité pour fabriquer des règles électorales sur mesure, définir des attributions de compétences particulières ou des exceptions qui n'auraient pas de justification au regard des motifs d'intérêt général. Le Conseil Constitutionnel examine alors les choses de près, attaché qu'il est au principe d'égalité. Il posera donc sans doute des limites au regard du principe de différenciation choisie.

S'agissant de la différenciation subie par l'État et choisie par les collectivités, on peut penser qu'elle est, en large part, transitoire. Nous avons vu qu'une certaine liberté a été donnée aux collectivités au moment de leur création, conduisant à créer, le cas échéant, des enclaves ou des discontinuités territoriales. Puis l'État a « sifflé la fin de la récréation », considérant que toute commune devait appartenir à une intercommunalité d'au moins 5 000 habitants - seuil passé ensuite à 15 000 habitants.

Tous ces dispositifs, qui semblent teintés d'une logique de subsidiarité, me semblent donc plutôt renvoyer à une logique incrémentale de la part de l'État, lequel autorise un certain nombre d'avancées là où les acteurs y sont prêts. La symétrie institutionnelle que l'on peut observer est, pour une part, transitoire et se traduira sans doute par une nouvelle « symétrisation » à moyen ou long terme.

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale

Il est vrai que la différenciation se met ne oeuvre depuis 1982 mais semble s'accélérer depuis 2010, puisqu'on s'oriente vers une carte institutionnelle à géométrie variable. La différenciation nous dit que le grand récit de l'unité se trouve en tension avec les diversités. On se rend compte qu'on ne peut administrer le même médicament à des territoires ne souffrant pas des mêmes maladies. L'équation selon laquelle l'uniformité génère de l'égalité ayant été, ici ou là, remise en cause, un tabou a été levé, en montrant que l'uniformité institutionnelle n'avait pas garanti tant que cela l'égalité des territoires et qu'il fallait aujourd'hui traiter de front leur diversité.

À partir de la réforme constitutionnelle de 2003, la décentralisation, en tant que phénomène juridique, s'est déplacée virtuellement, selon un axe allant d'un État unitaire plus ou moins décentralisé vers un État qui ne cesse de se proclamer unitaire mais qui s'accepte de plus en plus comme différencié, peut-être régionaliste, avec des accents d'autonomie ici et là.

Les acteurs universitaires qui travaillent avec nous et moi-même voyons quelques vertus dans ce mouvement : peut-être allons-nous pouvoir nous défaire d'un mode binaire de raisonnement consistant à opposer administration et décideurs politiques, État unitaire et État fédéral. Peut-être la décentralisation va-t-elle nous permettre de constituer un mode de sortie de l'État unitaire sans nécessairement entrer dans une logique de fédéralisme qui ne correspond pas à notre Histoire. On commence à penser l'État en dehors de cette opposition entre État unitaire et État fédéral. Nous avions organisé en 1992 un colloque présidé par Michel Crozier, qui s'intitulait « la décentralisation, une réforme de l'État ». C'est bien ce que fut la décentralisation. Peut-être faut-il qu'elle soit pensée aujourd'hui par les acteurs locaux eux-mêmes, qu'ils s'émancipent de la façon dont l'État l'a toujours pensée et qu'ils la pensent par eux-mêmes.

Une autre vertu de cette différenciation, sous l'angle institutionnel, réside dans le fait que cette différenciation institutionnelle des pouvoirs locaux ne vaudra sans doute que par la différenciation politique qu'elle induira. On peut imaginer une différenciation politique entre différents niveaux de collectivités. Ne pouvons-nous pas imaginer par exemple une séparation, au sein d'une région, entre la fonction délibérative et la fonction exécutive ? Le rôle politique des régions ne sera-t-il pas de contribuer davantage au développement du système « France », plutôt que de voir chaque territoire essayer de tirer la couverture à lui ? N'est-ce pas aussi une façon de sortir des intérêts catégoriels pour comprendre que la décision ne relève plus d'une ligne hiérarchique aujourd'hui mais implique de s'asseoir plutôt en cercle et de passer des accords afin de produire plus intelligemment qu'aujourd'hui l'action publique territoriale ?

Il a fait froid ces derniers temps. Souvent, la température ressentie était très inférieure à la température mesurée. J'ai l'impression que les collectivités sont un peu dans cette posture. Le mouvement va vite et elles ont l'impression que les choses vont encore plus vite. Le Gouvernement ouvre des portes, lance des réflexions sur ces questions liées à la différenciation. Je pense par exemple à la réflexion lancée dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, en vue d'une fusion institutionnelle qui donnerait naissance à une collectivité locale unique, tout en restant dans la région Grand-Est, non juste comme « meccano » institutionnel mais pour obtenir des compétences précises et reprendre notamment le développement économique à la région, alors qu'à côté se trouveront encore les ex-territoires Champagne-Ardenne et Lorraine, où le développement économique resterait à l'échelon régional. Le Premier ministre a demandé au préfet de la région Grand-Est de travailler, en concertation avec les autres échelons, sur ces scenarii.

Le curseur se déplace et il me paraît intéressant que, dans cette fenêtre de tir, les acteurs publics locaux inscrivent cette question d'eux-mêmes à l'agenda national. Je trouve que les questions territoriales sont beaucoup trop inscrites à l'agenda public par l'échelon national lui-même. Les acteurs locaux devraient davantage s'unir pour s'emparer de ces enjeux. Après tout, sans parler de subsidiarité, le niveau national vient du bas.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je suis d'accord avec vous quant à la capacité à aller vers davantage de gouvernance. Cela va à l'encontre de la personnalisation des institutions politiques, qui est de plus en plus forte et un peu accélérée par la taille des institutions.

S'agissant de la différenciation territoriale, un volant a sauté du fait de la possibilité d'avoir une institution multi-niveaux, ce qui n'était pas possible auparavant. Une incarnation de cette possibilité sera la métropole, qui peut toucher, comme à Lyon, tous les niveaux institutionnels (à part le niveau régional).

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

Il a été dit en introduction que cette différenciation résultait d'une double volonté du législateur d'une part et des collectivités d'autre part. De mon point de vue, le législateur est unique mais les collectivités locales sont multiples. L'exemple du Grand-Est me semble intéressant. Le législateur a fait le choix de modifier les contours des régions et de placer la capitale régionale à Strasbourg. Dans le même temps s'affirme une collectivité toute jeune, avec toutes les difficultés organisationnelles que cela induit. Émerge ainsi la volonté politique d'avoir une collectivité différente sur ce même périmètre géographique, ce qui pose la question de cette différenciation et de la mesure dans laquelle il faut voir dans cette démarche des collectivités locales une recherche d'unité, à la faveur d'un dialogue bienveillant entre elles, face au législateur et au cadre qu'il a posé.

Comme vous le savez sans doute, les électeurs avaient été interrogés, il y a quelque temps, quant à l'éventualité d'une fusion entre les deux départements. Une majorité de personnes s'étaient prononcées en faveur de cette fusion, mais, du fait des mécanismes en place, cela n'a pas eu lieu. Un autre choix a été fait, celui de la mise en place de cette grande région, qui fusionne en ce moment ses dispositifs, afin de recréer à cette échelle des politiques publiques qui prennent, ce faisant, une autre dimension. Dans ce territoire émergent d'autres volontés, qui deviennent un sujet de débat, considérant que chacun a le droit de s'organiser, ce qui pourrait mettre à mal cette nouvelle organisation définie par la loi sans qu'elle n'ait le temps de produire ses effets. Son efficacité pourrait donc difficilement être mesurée.

Il y a longtemps que les uns et les autres ont cessé de chercher le territoire pertinent : tous s'accordent désormais à reconnaître qu'il s'agit du territoire du projet. Il n'est donc pas unique. Pour qu'il y ait un projet, il faut que des individus se réunissent, créent des légitimités de gouvernance et des habitudes de travail ensemble dans un périmètre géographie donné. Ce doute permanent, concernant les interlocuteurs, et cette instabilité des organisations me semblent aujourd'hui constituer une fragilité dans le dispositif.

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

J'accompagne depuis trente ans la décentralisation. J'ai débuté à la DGCL en 1982, c'est-à-dire aux débuts de la décentralisation. Je n'ai connu que la différenciation tout au long de ma vie professionnelle : il y a toujours eu des territoires innovants. Nous avons connu la péréquation fiscale, en Bretagne, puis les pays, apparus d'abord en Bretagne également. De nombreuses innovations et expériences ont vu le jour sans aucune base légale. La loi de 1980 a par exemple légalisé la péréquation fiscale. Les pays ont ensuite été inscrits dans la loi Voynet mais l'État n'avait pas nécessairement pensé à ce type de dispositif. Ce sont bien les collectivités territoriales qui ont innové en se proposant mutuellement des évolutions au sein d'intercommunalités, au niveau des régions et dans des départements. Ces innovations, via les benchmarks évoqués ce matin, ont été diffusées, avant que d'autres territoires ne les adoptent, généralement en les adaptant à leur territoire.

À mes yeux, la différenciation est à la fois derrière nous, en cours et devant nous. Nous voyons bien que ce n'est pas toujours l'intérêt général qui prime dans les solutions adoptées : ce sont parfois ceux des personnes en place, qu'il s'agisse des élus locaux ou des fonctionnaires, car ces évolutions peuvent remettre en cause des pouvoirs, des indemnités perçues par les élus et des avenirs politiques. Les solutions trouvées sont souvent des compromis qui tiennent compte de ces éléments. Je travaille actuellement sur la fusion d'un département avec une métropole. Je ne dévoilerai pas leurs noms mais je puis témoigner du fait que les solutions dont nous discutons dans ce dossier tiennent essentiellement compte de la période préélectorale : que va-t-il se passer dans deux ans ? Que vais-je gagner ou perdre ? Nous voyons que la solution qui sera sans doute proposée au Gouvernement, une fois que le sujet sera mûr, tiendra autant compte de l'intérêt général que de celui des acteurs politiques en place.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Il y aurait beaucoup de choses à dire de la notion d'intérêt général en tant que tel mais ce serait beaucoup trop long.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

Pour aborder cette question du territoire, nous pourrions la revisiter en nous interrogeant quant à la pertinence d'une réflexion s'inscrivant dans l'acte II des rapports entre l'État et les collectivités, c'est-à-dire la décentralisation.

Nous ne pouvons plus ouvrir le journal sans constater que tout est territorialisé. Ce n'est plus l'État qui maîtrise cet agenda : c'est la société qui est obsédée par la question territoriale. Ce phénomène me semble révéler une évolution majeure : elle ne se joue plus selon un axe vertical (État contre collectivités). Il met en évidence la montée d'une société civile composée d'entrepreneurs, d'associations, de citoyens, de réseaux, etc. face à un appareil administratif (d'abord l'État, très fort, de l'après-guerre à nos jours, puis les collectivités) qui tend à s'effacer pour laisser la place à une nouvelle ère, postérieure à la décentralisation.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Cela remet d'ailleurs en cause l'agenda électoral. Il n'y a pas nécessairement de congruence entre les attentes locales et l'agenda électoral.

3. La territorialisation de l'action publique

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Un de mes collègues, Bruno Hopstein, estime qu'un moment de différenciation territoriale s'est produit et a laissé place à une normalisation de la territorialisation de l'action publique. Je crois qu'il prend l'exemple de la rénovation urbaine, en nous montrant qu'il existe des dispositifs qui sont reproduits partout, de la même façon sur l'ensemble du territoire, niant l'idée d'une territorialisation de l'action publique.

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

C'est un sujet particulièrement prégnant pour une école formant les cadres de direction des grandes collectivités. En effet, on augmente la taille des organisations. Comment allier ce changement de taille avec la proximité de mise en oeuvre des politiques publiques - les collectivités locales étant, à la faveur des lois de décentralisation, les instances qui délivrent le service public du quotidien ?

La question consiste à savoir où placer le curseur afin de trouver un équilibre entre les coûts de structure - générés par de grandes organisations - et les coûts de transaction, qui sont générés par des organisations plus matricielles et plus collaboratives, étant entendu que la réunionite peut s'en trouver augmentée et venir mettre à mal l'efficacité ainsi que l'opérationnalité des agents sur le terrain. À côté des systèmes procéduraux dans le pilotage, ces organisations développent de plus en plus un travail sur les processus et sur les réseaux métier, venant contrebalancer des logiques de pilotage centralisé. Je rappelle souvent à nos élèves que la grande différence entre la déconcentration et la décentralisation ne tient pas à l'efficacité mais au projet politique et au niveau de démocratie de proximité. Se pose aujourd'hui la question de la façon dont on fait vivre cet élément démocratique, qui est l'essence même de la décentralisation.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Vous avez tout à fait raison. Un très bon ouvrage collectif est paru il y a peu sur la proximité en politique. Nous voyons les limites de ce mot, employé dans de multiples contextes.

Un politologue souligne dans ses travaux que de la même façon que les fonctionnaires territoriaux, formés dans le même moule, pratiquent en gros les mêmes politiques publiques, les élus standardisent de plus en plus leurs pratiques, eu égard à la montée des appareils institutionnels et eu égard aux logiques de professionnalisation qui montent en puissance. Tout cela va-t-il à l'encontre de la territorialisation de l'action publique ?

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

Effectivement, la territorialisation crée des organisations matricielles, dans les territoires « XXL », qui sont en train de fusionner ou qui l'ont été. Le risque est de passer beaucoup plus de temps à s'occuper de la mise en oeuvre de l'organisation que de l'action publique et de la mise en oeuvre des services publics. Cela peut aussi générer des surcoûts. Les dernières études réalisées sur le coût des fusions, notamment parmi les régions, montrent que du fait de l'alignement par le haut des politiques publiques, des régimes indemnitaires et des avantages sociaux, inévitable en cas de fusion, la structure est plus occupée à mettre en place la nouvelle organisation que de la mise en oeuvre des services publics. Le benchmark que nous évoquions ce matin n'en a que plus d'intérêt de façon à aller un peu plus vite, en tenant compte de l'expérience d'autres territoires ayant déjà résolu un certain nombre de questions.

On revient à deux types de territorialisation : celle de l'action des services (par la création de pôles techniques, pour les compétences de proximité, ce qui renvoie à la subsidiarité) et la territorialisation de l'action des élus. Dans de nombreux territoires importants, les débats actuels ont trait à la gouvernance de ces territoires, au rôle des élus, au regard des services publics rendus par les agents de ces pôles de proximité, et à l'autorité qu'ils ont, ou non, ou encore aux marges de manoeuvre dont ils disposent en matière de recrutement et de partage éventuel de ces agents avec le personnel communal. Dans ces territoires, on peut avoir de toutes petites communes qui se trouvent bien contentes de ne plus avoir à exercer la compétence et de grandes communes qui ne souhaitaient pas la partager avec les autres. Cela oblige à des travaux de conception de ces nouvelles organisations afin de déterminer quels moyens humains on y consacre, d'où ils viennent, qui les manage, etc.

On nous demande souvent, dans le cadre de nos missions d'accompagnement, quelle est la meilleure solution pour parvenir à conserver tous les pouvoirs, sans que cela ne coûte plus cher.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Se pose aussi une question de patience politique, car il est évident que les effets ne se mesurent pas au bout d'un an ou deux mais plutôt au bout de dix.

Quant à la capacité de recrutement des élus, cela pose d'autres problèmes tels que la montée des entourages et des collaborateurs, qui peut aussi poser des difficultés.

Je cède la parole à M. Dupont.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

Je maintiens ma proposition consistant à penser le territoire comme un débordement des appareils administratifs (collectivités et État). Au sein des territoires foisonnent les initiatives et les acteurs portant des thématiques et des solutions nouvelles en matière d'alimentation, de mobilité, de services à la personne, etc. Tout cela est en effervescence. Je passe mon temps à travailler avec eux (associations, ESS, entreprises, etc.).

Ces acteurs sont totalement ancrés dans le local. Le territoire constitue un « chaudron » dont peuvent émerger des solutions innovantes mais ces acteurs revendiquent aujourd'hui une place nationale. On peut faire l'hypothèse que ces acteurs sont en train de faire remonter le territoire au niveau national, ce qui va bien au-delà de la concertation sur les orientations de politique publique. Sur tous ces sujets, l'action publique passe beaucoup moins par les administrations. Ce sont eux qui la portent à bien des égards. D'une certaine manière, ils sont en train « d'horizontaliser » l'action publique et on ne sait plus si ce sont des acteurs locaux ou nationaux, car ils passent de l'un à l'autre en permanence. C'est toute la force de ces réseaux qui sont à la fois professionnels, militants, porteurs de projets locaux et porte-parole, etc. Cette hybridation des univers est en train de faire exploser les échelles sur lesquelles nous nous appuyions pour penser le séquençage et la mise en oeuvre des politiques publiques.

Ces évolutions nous obligent à revisiter notre acception du national. En France, nous avons toujours voulu considérer que le local était l'affaire des collectivités tandis que le national relevait de l'État. Or nous sommes en train de construire une sorte de territorialisation généralisée dans laquelle les acteurs locaux deviennent des acteurs nationaux, et où une action nationale n'est plus forcément étatisée. À bien des égards, ces acteurs portent la différenciation dans la mise en oeuvre des politiques. Il existe des différences de normes que l'on peut souhaiter et encourager. Mais c'est aussi la mise en oeuvre qui fait la différenciation. Or ces acteurs s'inscrivent dans une logique de différenciation en permanence. La notion de politique publique standardisée vole donc en éclats.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Permettez à un ancien président d'intercommunalité d'observer que ces logiques peuvent devenir complexes. Des actions sont entreprises sur les territoires mais cela ne veut pas nécessairement dire « territorialisation ». Elles viennent, selon les cas, accompagner ou s'opposer au projet de territoire porté au niveau électif, ce qui peut poser des difficultés plus ou moins grandes, comme dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, pour prendre un exemple extrême. Ce contournement pose aussi des problèmes de légitimité dans l'action publique. Une des conséquences est d'empêcher l'action publique de faire de s'opérer au nom d'un certain nombre de principes.

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale

Je suis tout à fait d'accord avec Emmanuel Dupont, si c'est pour affirmer que la gouvernance publique est devenue une dimension « normale » de l'action publique. Je vais faire sourire Patrice Durand, qui l'a affirmé il y a des années. On a fait beaucoup de réformes institutionnelles. On s'est beaucoup attaché au « meccano » mais on a peut-être oublié qu'aucun problème sérieux de nos sociétés ne pouvait se traiter à un seul niveau. On a demandé durant des années à la puissance publique de créer des kilomètres de routes, de construire des logements sociaux, de distribuer des allocations sociales. On ne lui demande plus seulement cela aujourd'hui : on lui demande de traiter des problèmes de plus en plus complexes, de gérer l'équilibre des territoires, de lutter contre le réchauffement climatique, de vivre plus longtemps, plus vieux, dans des terres rurales éloignées de tout, avec des services publics à proximité. L'équation est difficile à résoudre. Il faut faire avec cette complexité mais il devient difficile de déterminer comment gérer les flux, après l'avoir fait des stocks : comment faire en sorte que cette mise en réseau des acteurs territoriaux avec des acteurs associatifs et privés ait du sens et produise de l'intérêt général ? Là se trouve la véritable question. Il y a là un impensé. La capacité de coordination des acteurs publics, parapublics, privés est plus que nécessaire. Nous sommes un peu dans l'hésitation. Je cite de nouveau Patrice Durand, car cela fait longtemps que certains ont pointé ces sujets, qui s'imposent avec force aujourd'hui.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

Nous n'avons pas les outils juridiques, financiers, culturels ni même politiques pour faire cela. C'est un énorme chantier.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Il existe aussi une volonté de raccourcir ou de limiter les capacités d'action des collectivités territoriales, avec la baisse des ressources (qui constitue un mouvement général en Europe), la diminution de l'autonomie financière et fiscale et la capacité de l'État à toujours édicter la norme.

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

Je fais une lecture assez radicalement opposée à celle de mon collège du CGET car je vois partout, depuis la crise de 2008, un mouvement de recentralisation financière, que nous avons vu à travers les réformes successives de la fiscalité locale (qui ne sont pas terminées), à travers les coupes de dotation ou encore à travers la mise en place d'une contractualisation qui nous rappelle l'ère antérieure à 1982. Globalement, le paysage est animé par des fusions tous azimuts et une course à la taille des collectivités imposée, au-delà de l'État, par la Commission européenne, car tous ces mouvements visent à rechercher des économies, même si on ne les trouve pas nécessairement. C'est la croyance qui anime les réformateurs.

À l'intérieur même des intercommunalités sont lancées des fusions pour donner naissance à des communes nouvelles. Cette course à la taille s'observe à peu près partout. Les formes de territorialisation qui voient le jour sont en quelque sorte des éléments qui servent à « faire passer la pilule » : une fois qu'on a centralisé l'exercice d'une compétence, on met en place des mécanismes de consultation de ceux qui apparaissent comme dépossédés. Les conférences de maires, au sein des intercommunalités, jouent ce rôle.

La logique dominante à laquelle nous sommes en train d'assister est celle d'un processus de recentralisation imposé par les États du fait de la crise des ressources. Sans la crise de 2008, nous n'aurions pas assisté à un mouvement de cette ampleur, du moins dans les pays d'Europe du Sud. Ceux d'Europe du Nord avaient initié ce mouvement quinze ans plus tôt, dans la foulée des pays anglo-saxons. Nous avons vu ce mouvement partir de la Nouvelle-Zélande, puis se diffuser en Australie et dans les pays d'Europe du Nord. Je mets à part l'Allemagne, qui a dû absorber sa réunification et qui a lancé des mouvements de consolidation communale. Depuis 2008, nous assistons à un mouvement de rattrapage à marche forcée, qui se traduit par une recentralisation financière et des fusions, auxquelles on ajoute, pour « les faire passer », un peu de déconcentration à travers des espaces de concertation.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Cet effet existe. Je t'invite cependant à animer une conférence des maires, car celles-ci témoignent d'une forte capacité de résistance d'acteurs qui sont censés être dépossédés et qui peuvent activer des logiques dépossédantes. Plus largement, nous voyons une sorte d'épistémè globale, liée à une volonté néolibérale forte, découlant d'une certaine structuration idéologique européenne. Ce n'est pas sans effets sur les institutions ni sur les remèdes que l'on met en place un peu partout, sans être persuadé de l'efficience de l'ensemble de ces institutions, ce qui pose des difficultés d'évaluation.

4. La subsidiarité au coeur des préoccupations des acteurs publics locaux

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

À mes yeux, la question de la subsidiarité est liée aux deux sujets précédents, à savoir la différenciation et la territorialisation. Nous voyons au sein des territoires, et depuis longtemps, que malgré les textes de loi qui existent, et qui ont défini un certain nombre de contenus de compétences, y compris pour les communautés urbaines les plus intégrées, il peut y avoir des différences extrêmement importantes quant au contenu des compétences réellement exercées. Les compétences de voirie ont été mentionnées à plusieurs reprises ce matin. On voit bien que le contenu même de cette compétence varie fortement suivant les territoires, y compris dans les structures les plus intégrées, qui étaient censées détenir l'ensemble de la compétence. Je ne parle là que du périmètre et non du mode d'exercice de la compétence.

Nous l'avons vu également lors de la création de métropoles, lorsqu'il a été question de transférer les zones d'activité économique des communes ou lorsque des EPCI qui préexistaient ont fusionné. Nous avons vu que dès lors qu'il s'agissait de transférer des zones d'activité qui étaient déficitaires, elles n'étaient plus du tout métropolitaines en termes d'intérêt. L'enjeu était surtout de les laisser aux communes, afin que celles-ci ne transfèrent pas leur déficit à la métropole. À l'inverse, sur d'autres territoires, l'objectif était de tout transférer, au titre de la solidarité, ce qui a grevé les marges de manoeuvre desdites métropoles. Le texte de loi lui-même n'était pas d'une clarté totale sur cette question des zones économiques transférables et les circulaires publiées par la suite n'ont que partiellement éclairé le sujet. Lorsqu'on regarde aujourd'hui les compétences qui peuvent être exercées par les métropoles, les communautés urbaines et les communautés d'agglomération, il est bien difficile de trouver des collectivités les exerçant avec le même périmètre d'action.

Quant à la question visant à savoir la façon dont elles sont exercées, au niveau territorial, nous voyons bien que nous sommes, là aussi, en pleine différenciation. De toute façon, ces périmètres de compétences résultent de compromis. À un instant donné, pour « faire passer la pilule », comme le soulignait Patrick, des concessions peuvent être faites au regard de ce que la loi prévoyait. Il est inévitable d'en passer par là, afin d'obtenir un premier niveau de respect, a minima , de la législation.

Laurence LEMOUZY, directrice scientifique de l'Institut de la gouvernance territoriale

La subsidiarité constitue aussi une philosophie et une conception de la place des acteurs publics, commune au système fédéral. En France, nous l'appelons de nos voeux mais elle nécessitera que l'on arrête de déplorer les conséquences dont on vénère les causes, et de sortir d'un certain nombre d'ambiguïtés. La décentralisation, telle qu'elle a été pensée, a conduit à donner de « petits bouts » d'action publique à de nombreux acteurs. Elle ne repose pas sur le principe consistant à faire confiance à celui qui est le mieux placé pour agir - lequel est parfois le citoyen, un corps intermédiaire ou un acteur non public. La confiance dans l'action publique non étatique est assez étrangère à notre tradition.

Le concept de suppléance est également lié à la notion de subsidiarité : la puissance publique n'intervient que s'il faut suppléer un défaut d'action publique, aider celui qui n'y arrive pas à subvenir à tel service public ou à le mettre en oeuvre. Nous appelons la subsidiarité de nos voeux mais elle suppose quelques renversements culturels au regard de la façon dont nous envisageons le chaînage entre les différents acteurs publics.

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

Je partage ce qui a été dit. La question du niveau le plus opportun pour exercer telle ou telle compétence dépendra aussi des ressources de tel ou tel territoire. Ce qui vaudra sur un territoire ne sera pas forcément vrai dans un autre. Selon que nous serons en présence d'un territoire rural ou urbain, le niveau de collectivité pertinent ne sera pas forcément le même. On n'agira pas non plus de la même façon en fonction des ressources du territoire.

En matière d'action sociale, par exemple, les départements travaillent, pour beaucoup, avec des associations prestataires. Selon le niveau de structuration des associations qui sera présent sur tel ou tel territoire et selon leurs capacités de gestion, on ira vers davantage de subsidiarité pour confier la mise en oeuvre de la politique publique à ces associations, ou vers un schéma plus centralisé.

Nous voyons qu'il est toujours difficile d'agir seul, ce qui pose la question de l'instance de pilotage à privilégier. Il serait idéal que, pour des actions communes, le pilotage se situe parfois au niveau local, parfois au niveau du département ou de la région, voire dans les mains d'un acteur privé. Nous n'avons pas toujours ce recul.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

En effet. Nous avons d'autant plus besoin de subsidiarité lorsqu'on ne veut pas choisir entre les niveaux : elle devient obligatoire si on ne fait pas de choix en termes de compétences. On a tout fait pour ne pas en faire.

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

La difficulté à appréhender les choses sous cet angle est liée à un grand écart entre les raisonnements économiques et les enjeux de pouvoir pratiques auxquels les acteurs sont confrontés. La théorie économique n'est pas toujours très bien comprise et rarement lue. Elle nous dit des choses intéressantes sur la manière d'allouer les compétences entre les échelons, en différenciant notamment selon le type de compétence dont il s'agit. Une croyance fausse voudrait que plus on accroît la taille d'une organisation, plus elle sera efficace. Ceci dépend très largement de la nature des compétences considérées.

Lorsqu'il s'agit par exemple de financer un incinérateur d'ordures ménagères, à l'évidence, il faut accroître la taille car les coûts de structure sont très élevés. Il existe aussi des services intensifs en main-d'oeuvre (haltes garderies, EHPAD, etc.), pour lesquels il n'y a à peu près aucun intérêt à accroître la taille de l'organisation. Les travaux économiques mettent en évidence une courbe en U, c'est-à-dire la production d'économies d'échelle jusqu'à une certaine taille, puis des « déséconomies » d'échelle au-delà de cette taille. Ce que vous avez décrit tout à l'heure à propos des fusions de régions me semble assez bien illustrer ce phénomène. Cela signifie d'ailleurs que les fusions sont souvent réalisées pour d'autres raisons et que la localisation des compétences à un certain niveau ne relève pas d'une rationalité économique. Des éléments de langage économiques sont mis en avant, comme des régions européennes, alors qu'on ne voit pas très bien en quoi elles seraient plus européennes que les précédentes. Il y a d'autres raisons pour lesquelles les réformes sont faites. Les enjeux de pouvoir demeurent, de ce point de vue, centraux, ce qui explique la diversité des formes d'organisation qu'on observe à peu près partout. Il y a là des effets de pouvoir et des effets d'institutionnalisation dans la durée des organisations qui gouvernent les niveaux de localisation des compétences entre échelons.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je crois en effet que la variable politique a toujours un rôle en matière de subsidiarité. On peut parler de subsidiarité « défensive ». Je citerai une des premières compétences qui fut confiée à l'intercommunalité que je présidais, à savoir la gestion des gens du voyage. À travers cet exemple, la subsidiarité constitue avant tout la capacité à se délester d'un problème qu'on doit traiter légalement mais dont personne ne veut. On le fait « monter » d'un niveau, car on sait que les difficultés monteront également à ce niveau. Bien entendu, cela ne va pas sans problème. Même si la compétence, en l'espèce, est déléguée pour des raisons politiques, on ne va pas jusqu'au bout : on ne veut pas se séparer de la police liée à cette compétence. Cela pose des problèmes de fonctionnement qui vont totalement à l'encontre d'une logique d'efficience.

J'entends la nécessité de mutualiser des EHPAD, notamment sur un territoire intercommunal. Peut-être y a-t-il d'autres choses que l'on peut faire facilement, notamment la mutualisation du « Back Office », c'est-à-dire des structures de gestion qui ne sont pas consommatrices de main-d'oeuvre. Le sujet est relativement compliqué, car la subsidiarité ne se met pas en place seulement pour de bonnes raisons.

Emmanuel DUPONT, responsable de la mission Stratégie de Recherche et d'Innovation au Commissariat général à l'Égalité des Territoires

La question de la subsidiarité est complexe, plus encore s'il s'agit d'imaginer ses prolongements ou ses perspectives futures. La subsidiarité a été pensée dans une vision assez verticale, hiérarchisante de la société, avec des échelles géographiques bien délimitées. Nous allons vers une action publique de plus en plus distribuée entre des acteurs divers, hétérogènes, non hiérarchisée, et cela constitue un changement majeur.

Jusqu'à présent, les acteurs qui faisaient l'action publique s'inscrivaient dans un système de représentation qui est totalement bouleversé actuellement. Celui qui crée sa startup devient un interlocuteur important pour construire une politique publique au même titre qu'un président de région, sur certains sujets. Cela bouleverse les hiérarchies et ce sont de nouveaux sujets. La pertinence ne porte pas seulement sur la question du niveau, d'autant plus qu'il est très difficile de déterminer à quel niveau poser la question de l'alimentation, des mobilités, en fonction des âges de la vie, des déplacements, etc. Dans le paysage qui se dessine, la question de la subsidiarité ne se pose pas en termes de bon niveau mais plutôt d'identification du bon acteur pour agir. Celui-ci est d'ailleurs composite. Il n'y a plus un « bon » niveau pour agir. C'est l'intuition fondamentale que je souhaite partager. Nous sortons d'une vision géographique de l'action publique alors que le territoire a complètement structuré notre pensée. Il est omniprésent mais dissout peut-être, à terme, une vision géographique de l'action publique.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Si l'on se réfère à la pensée de Brenner, on peut considérer que la question se pose dans des logiques « multiscalaires ». Cet enchevêtrement d'actions qui ne sont pas au même niveau, selon les endroits, devient effectivement assez complexe.

Vous ne m'avez pas répondu quant à la logique d'intégration dans un seul niveau de l'ensemble des compétences - ce qui dépasse la question de la subsidiarité, tout en intégrant l'ensemble des territorialisations.

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

Nous accompagnons un très grand nombre de métropoles, qu'il s'agisse de « vraies » métropoles ou de capitales régionales. C'est une parenthèse, car il existe un label « métropole » qui est un peu utilisé par certains territoires comme une marque. Elles ont les compétences des métropoles, définies par la loi. Ce n'est pas parce que le dispositif est plus intégré en apparence que les problèmes ne sont pas vécus de la même façon que dans les autres territoires dans la mise en oeuvre des compétences.

En témoigne l'exemple des intercommunalités « XXL ». Lorsque vous avez une fusion de dix EPCI, a fortiori s'ils étaient plus ou moins intégrés, les problèmes posés sont assez proches de ceux qui se font jour dans une métropole. Vous fusionnez les compétences par le haut et obligez des territoires qui n'avaient pas intégré un certain nombre de compétences à les intégrer, faute de quoi vous devez recréer des structures telles que des syndicats intercommunaux, pour gérer les compétences que vous n'avez pas réussi à « remonter » au niveau de la nouvelle intercommunalité. Les préfets y sont assez peu favorables, dans la mesure où la loi a pour objectif de diminuer le nombre d'intercommunalités. On doit donc gérer des problématiques de territorialisation de l'action et du rôle des élus, de mutualisation et d'organisation de coopérations entre communes dans les pôles territorialisés. Les débats sont les mêmes.

Le seul cas qui constitue une situation distincte est celui de l'agglomération de Lyon, où a eu lieu une fusion d'un département avec une communauté qui était déjà très intégrée et qui a, de surcroît, territorialisé son action. Il y a tout de même une petite différence. Dans un territoire comme Lyon, où existe une antériorité importante en termes d'intercommunalité, la crainte de création de baronnies a été présente chez les porteurs du projet. Ce sont donc des instances de concertation et d'information qui ont été mises en place, plus que des instances que d'aide à la co-construction des politiques métropolitaines ou des instances ayant un vrai pouvoir sur la mise en oeuvre de décisions. De très nombreux débats traversent les métropoles quant aux pouvoirs donnés aux élus des Conseils municipaux et aux maires, à propos des politiques ou de l'aménagement. Je participais il y a deux jours à une réunion où on m'expliquait que la compétence relative aux gens du voyage était du ressort métropolitain, ce que le maire trouvait dommage dans la mesure où le grillage entourant l'aire d'accueil des gens du voyage était troué. Il aurait préféré que la compétence reste de son ressort.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

C'est vous qui avez dit que les préfets n'étaient pas forcément ouverts sur la question des cartes territoriales. Je le pense assez fortement compte tenu de ce que nous avons vécu dans le cadre de certains SDCI, à propos desquels il y aurait beaucoup à dire.

Je vous propose d'ouvrir un échange avec la salle.

Échange avec la salle

Jean-Roch MAUZY, directeur des affaires juridiques du département de Seine-et-Marne

S'agissant des départements et régions, peut-on encore parler de subsidiarité alors qu'il n'y a plus que des compétences attribuées ?

Véronique ROBITAILLIE, directrice de l'INET

La question se pose en effet : jusqu'à quel point une collectivité locale est-elle capable de porter un projet politique et une vision de citoyenneté vis-à-vis des habitants qui ont élu les membres de l'assemblée ? Lorsqu'on ne demande à une collectivité que de décliner des compétences dont le pouvoir réglementaire relève entièrement du niveau national, cela pose de vraies questions quant à la capacité à porter un projet politique et quant aux finalités du projet de décentralisation lui-même. De mon point de vue, si l'on donne des compétences de gestion, il faut aussi confier une part du pouvoir réglementaire aux instances exerçant ces compétences. Elles pourraient alors retrouver un rôle politique. Dans l'hypothèse inverse, si l'organisation n'est qu'une chambre d'enregistrement de décisions prises ailleurs, il ne faut plus appeler cela une décentralisation.

Françoise LARPIN, associée et directrice nationale, secteur public local, KPMG (partenaire de l'étude)

En apparence, le principe de subsidiarité n'est plus utile pour les départements. En réalité, un certain nombre d'entre eux s'arrangent pour continuer d'agir, notamment en matière de développement économique, en appelant cela du tourisme (qui est une compétence partagée) ou de la culture, si le projet s'y prête. J'ai en tête un récent accord passé entre une région et un département, qui a été écrit pour permettre à celui-ci de continuer d'exercer une compétence que la région n'a pas les moyens financiers d'assumer, cette solution ayant manifestement l'assentiment de la préfecture.

Benoît RUQUIER, Caisse des Dépôts

L'exemple de l'aire d'accueil des gens du voyage me semble très pertinent pour évoquer un problème rarement abordé. Nous parlons en termes de compétences globales (par exemple la définition des aires d'accueil des gens du voyage et leur gestion), sans se rendre compte que la question recouvre nécessairement une part de planification et une part de gestion locale. Je sais bien qu'il ne peut y avoir de tutelle entre collectivités et que confier à la commune la gestion locale de l'aire d'accueil des gens du voyage, alors que la compétence incombe à la métropole, peut poser problème dans les rapports entre les deux échelons. Le rapport de proximité me paraît tout de même essentiel sur ces questions. Peut-être pourrions-nous essayer de trouver une articulation entre les deux niveaux.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Ce n'est pas facile, car il y a la compétence et la territorialisation de la compétence. Il y a des compétences que l'on réclame et d'autres que l'on évite, du point de vue territorial. Il peut en résulter un conflit de légitimité et un affrontement afin de déterminer où peut être exercée la compétence si elle est considérée comme « défavorable ». Il y a là une inadéquation entre le niveau d'exercice et le niveau d'application. Ces conflits de légitimité peuvent monter en épingle, notamment si s'y ajoutent des différences de « camp » politique entre le niveau communal et le niveau intercommunal.

Clément LAFORGE, doctorant à l'université de Rouen

J'aimerais connaître votre avis sur l'avis du Conseil d'État, rendu public la semaine dernière, dans lequel il était question de la différenciation. Ne pensez-vous pas en particulier qu'à trop pousser celle-ci, ne risque-t-on pas de remettre en cause la pertinence des catégories juridiques des collectivités territoriales ?

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je ferai seulement une remarque en forme de boutade, avant que nos intervenants ne répondent à votre question. Tous les départements s'appellent « départements » mais sont loin de faire la même chose compte tenu des moyens dont ils disposent.

Patrick LE LIDEC, professeur à Sciences Po

Le Conseil d'État défend toujours la même position. Il nous dit que si nous voulons aller plus loin, il faut changer la Constitution. Il est assez peu probable qu'il existe une majorité constitutionnelle pour le faire. Il va donc sans doute se passer peu de chose, au-delà de mesures « cosmétiques », même s'il existe chez un certain nombre d'acteurs la volonté d'aller plus loin dans cette direction. Je pense en particulier au directeur de cabinet du Premier ministre. Il fut un de ceux qui, au moment de la fabrication de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, fut aux manettes et vînt défendre le projet de révision devant le Conseil d'État, puisqu'il en était lui-même membre. Il avait été délégué par Jean-Pierre Raffarin pour le faire. Le Gouvernement souhaiterait aller plus loin pour satisfaire les élus dans le cadre d'un contrat bien compris. Dès lors qu'il y a une restriction des marges de manoeuvre budgétaires, une forme de compensation peut leur être proposée, à travers une souplesse d'organisation. Nous l'avons vu avec la remise en question de la réforme des rythmes scolaires, sur le thème : si vous voulez faire des économies, on vous donne les moyens de les réaliser, en n'imposant plus de norme centrale.

Cette souplesse est néanmoins sous-tendue, dans la pensée gouvernementale, par la recherche d'économies. La position du Conseil d'État est encore différente : celui-ci défend systématiquement un principe d'égalité, le Conseil Constitutionnel se plaçant souvent sur la même ligne. Ces institutions sont les « gardiens » de l'État. Je ne connais pas ni en France ni en Italie, qui a une tradition juridique assez proche de la nôtre, de jurisprudence des cours constitutionnelles qui soit fréquemment décidée au détriment de l'État et au profit des revendications des collectivités. Si vous en connaissez des exemples, je pense que vous avez un bon article à écrire.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

Je vous recommande un article de Sylvain Brouard sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, montrant qu'au-delà du droit, celle-ci s'aligne assez parfaitement sur les réalités politiques. Cela a été prouvé.

Patrice DURAND, École Normale Supérieure, président du Conseil national de l'information statistique (Cnis)

Je crois qu'il faut être très prudent et différencier de manière très précise ce qui relève des institutions et ce qui relève des organisations. C'est la raison pour laquelle les mécanismes de découplage entre institutions et organisations sont fondamentaux du point de vue de l'action.

La question des institutions renvoie effectivement à celle de l'ordre politique et à des questions assez compliquées sous cet angle. Il existe notamment des rapports de force. Cette question institutionnelle est bien sûr liée à la différenciation territoriale.

Celle ayant trait à la territorialisation de l'action publique porte sur ce que l'on fait et la manière d'agir. Il faut éviter que les principes d'ordre n'empêchent d'agir correctement et que l'action ne soit à contre-courant de ce que l'ordre nous dit qu'il doit être légitimement. Aujourd'hui, on ne sait pas coordonner l'action. C'est un enjeu scientifique et pratique énorme. Nous le voyons dans toutes les disciplines. Résultat, on construit d'énormes bureaucraties en croyant que l'on va mieux articuler les choses. On aboutit avec des coûts de transaction considérables et cela coûte encore plus cher. L'exemple des universités est flagrant et celui de l'Ile-de-France n'est pas beaucoup plus positif.

Tout le monde parle de territorialisation de l'action mais qui sait ce que c'est ? Qui connaît les territoires ? Au sein du Cnis nous remontent en permanence, tant de la part des collectivités territoriales que des préfets et des administrations, le fait qu'ils ne savent pas où chercher les données. Il faut leur expliquer qu'il existe quand même une déconcentration de l'Insee et des services assez compétents qui pourraient les aider. Il n'existe aucune compétence de traitement de ces informations. Nous n'avons pas de compétences statistiques, économétriques, très fouillées sur ces questions. La connaissance en jeu n'est pas du pur « localisme ». On parle de territorialisation de l'action mais on ne connaît pas les territoires, ce qui constitue une situation à la fois paradoxale et caricaturale.

Éric KERROUCHE, sénateur des Landes, président de la table ronde

En outre, on multiplie le recours à des officines qui travaillent régulièrement sur les analyses de besoins sociaux (ABS), à partir de données qui ne sont pas forcément stabilisées partout. Nous connaissons assez mal les territoires et nous connaissons assez mal l'État aussi - lequel se connaît lui-même assez mal.

Je remercie l'ensemble des intervenants qui ont bien voulu se livrer à cet exercice.

III. CLÔTURE DU COLLOQUE : JEAN-BERNARD AUBY, PROFESSEUR À SCIENCES PO, DIRECTEUR DE LA CHAIRE MUTATIONS DE L'ACTION PUBLIQUE ET DU DROIT PUBLIC

Jean-Bernard AUBY, professeur à Sciences Po, Directeur de la Chaire « Mutations de l'Action publique et du Droit Public ».

Je ne reviendrai pas sur la question essentielle des données, que Patrice Durand a évoquée à la fin de nos échanges. Je ne crois pas me tromper en indiquant que la région Ile-de-France a deux ou trois data scientists . Enedis en a 85. Les entreprises françaises sont pourtant un peu en retard.

Je voudrais vous remercier très vivement du débat passionnant que nous avons eu cet après-midi. Je me disais à l'instant que coller ces grandes étiquettes de « différenciation territoriale », « territorialisation de l'action publique », « subsidiarité » sur notre sujet, c'est peut-être lui faire trop d'honneur et le rendre exagérément scrupuleux. C'est peut-être même susciter de la méfiance. Je n'affirme pas qu'il n'y ait pas de rapport entre notre sujet d'étude du jour et ces trois éléments. Il y en a.

Néanmoins, ce que nous avons écrit dans notre rapport peut sans doute se décrire de façon plus modeste. J'assume le fait que nous ayons conçu le programme de l'après-midi, de même que celui de la journée entière. Nous avons travaillé sur six mécanismes concrets (transfert de compétences, délégation de compétences, chef de filât, mutualisation, contractualisation et concertation). Nous ne nous sommes pas lancés dans une étude de la différenciation territoriale ni de la subsidiarité par exemple.

Si l'on considère ces mécanismes avec un peu de modestie, sans vouloir tout de suite les rattacher à de grandes évolutions ou de grands concepts, ils me paraissent constituer des processus d'ajustement entre acteurs locaux au regard de l'exercice de leurs compétences proches. En d'autres termes, ils constituent ce qu'on peut qualifier de marges d'auto-organisation locale que tolère notre système. Dit ainsi, le propos peut susciter un peu moins d'hostilité ou de méfiance.

Ces mécanismes et la façon dont ils sont pratiqués permettent aux institutions locales de s'adapter à une période de transformation assez forte, en trouvant de petits arrangements, rendus nécessaires dès lors qu'on veut absolument faire entrer ces institutions dans de grands moules qui ne leur conviennent pas nécessairement, comme le dirait Patrick Le Lidec.

J'ajouterais volontiers un élément qui transparaît bien dans nos discussions : ces mécanismes permettent aux acteurs de s'adapter au changement et nous avons le sentiment qu'ils sont aussi rendus nécessaires par la difficulté de notre législation à faire des choix sur des questions stratégiques. Jusqu'où l'intercommunalité consomme-t-elle les communes qu'elle englobe ? Quels pouvoirs veut-on bien reconnaître aux régions ? L'ambiguïté qui persiste sur tous ces choix rend nécessaires ces ajustements.

Je ne reviendrai pas sur la question que j'ai effleurée ce matin, relative au poids de ces ajustements dans le système : induisent-ils de fortes variations d'un endroit à un autre ? Je terminerai plutôt sur la question visant à savoir s'il y a lieu d'agir, et pour faire quoi. Nous serons amenés à nous pencher de nouveau sur ces mécanismes dans la foulée de la révision constitutionnelle de cette ouverture à la différenciation. Ce pourrait en tout cas être l'occasion de le faire. Si nous le faisons, dans quelles directions pourrions-nous le faire ? Je crois que ces ajustements, malgré tous leurs défauts, permettant aux collectivités d'ajuster l'exercice conjoint de leurs compétences, sont plutôt salutaires. Ce sont des instruments d'adaptation, même s'ils naissent ou sont parfois utilisés pour de mauvaises raisons.

Dans d'autres systèmes, l'idée selon laquelle les collectivités territoriales ont une forte faculté d'auto-organisation est parfaitement admise. Elle est historiquement évidente en Allemagne, très claire en Italie (où elle apparaît même explicitement dans la Constitution). Nous pourrions la mettre en avant en tant que telle : laisser les collectivités s'organiser elles-mêmes.

Si nous agissons ainsi, sans doute devrons-nous réfléchir aux modalités de régulation de cet ensemble. C'est un peu dispersé. Il y manque des principes communs. Cela supposerait de réfléchir un peu plus en juriste sur les techniques elles-mêmes. Durant la pause, un responsable juridique d'une métropole me disait : « avec les mutualisations, nous allons rapidement buter sur des problèmes de responsabilité et d'assurance ». Toutes les questions relatives au sort des biens et des personnels sont-elles réglées ? Le sont-elles de façon à peu près homogène d'un mécanisme à l'autre ? Cela ne me paraît pas acquis.

Au-delà de la technologie se dessinent plusieurs questions de fond. Nous pouvons souhaiter - c'est notre cas - ouvrir, et même ouvrir en principe, la faculté, pour les collectivités territoriales, de s'auto-organiser sur un certain nombre de points, sans doute pas à n'importe quel prix. Plutôt que de chercher des limites techniques mécanisme par mécanisme, ce qui rendrait les choses peu lisibles, je préférerais que l'on fixe des principes généraux. On pourrait par exemple envisager de considérer que tous ces mécanismes par lesquels on s'entend sur l'exercice de compétences plus ou moins proches devraient être gouvernés par une règle de neutralité financière. Nous pourrions également rappeler, à cette occasion, qu'il existe un principe d'indisponibilité des compétences et qu'aucune collectivité ne peut se dessaisir d'une compétence au profit d'une autre collectivité, sauf si la loi le prévoit expressément. Ces arrangements entre collectivités peuvent également se heurter aux règles de concurrence qui existent en matière de commande publique.

Deux règles de fond me semblent à imposer à tous ces mécanismes. La première serait celle de la transparence, à condition de ne pas rendre totalement illisible l'organisation. Enfin, aucun de ces mécanismes ne doit être utilisé sans consultation de toutes les parties intéressées, ce qui peut inclure les citoyens, si l'importance de l'arrangement mis en place le justifie.

J'ai trouvé cette journée extraordinairement intéressante. Elle nous a heureusement confortés dans la plupart de nos analyses, et nous permettra de les enrichir quelque peu.

Les échanges m'ont rappelé que j'avais omis d'injecter un peu de multi level governance dans l'analyse, mais cela sera corrigé dans la version finale du rapport.

Je termine par une invitation et des remerciements. Comme certains d'entre vous le savent, notre Chaire organise tous les ans un colloque de réflexion sur la réforme territoriale et son état actuel (« les rendez-vous du local ») à Sciences Po. Nous en célébrerons la dixième édition le 5 juin prochain et vous y êtes tous invités.

Je tiens à remercier nos intervenants, les présidents de séance, tous nos partenaires (notamment KPMG) et le Sénat, qui a bien voulu nous accueillir aujourd'hui, en particulier sa Délégation aux collectivités territoriales.

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