B. UN CONTEXTE GÉNÉRAL PLUS FAVORABLE

La réduction du niveau des tensions et des affrontements observés en 2017 est liée aux efforts des Nations unies et notamment de son nouveau représentant spécial Ghassan Salamé, qui a introduit une nouvelle approche plus inclusive, mais aussi probablement à une prise de conscience des acteurs internes et de leurs soutiens externes, que la prise de contrôle de l'ensemble du territoire était un objectif inaccessible pour l'un ou l'autre camp et que le coût de la guerre civile en termes économiques, notamment pour la population, et diplomatiques, devenait élevé.

Cet apaisement relatif a eu une influence sur de nombreux paramètres à commencer par la reprise de la production d'hydrocarbure, poumon de l'économie libyenne et un regain de confiance de la population dans une possible issue à une situation de transition sans fin.

1. L'abaissement du niveau des affrontements

Les principaux groupes ont compris qu'ils ne pourraient pas l'emporter de façon décisive et que s'est instaurée une situation d'équilibre des forces.

Sur le terrain, un abaissement du niveau des affrontements a pu être observé en 2017 avec 433 combattants et civils tués en 2017, ce qui est loin des combats meurtriers de Benghazi dans lesquels entre 2014 et 2016, 5 200 combattants de l'ANL auraient perdu la vie ou de Syrte en 2016 (700 morts et 3 200 blessés dans le camp de Bunyan al-Marsous et 2 500 morts du côté de Daech ).

L'option pour la voie diplomatique et l'unité affichée de la communauté internationale a pour effet d'encourager les parties libyennes à se rallier au processus de réconciliation et à établir elles-mêmes des contacts avec leurs adversaires. Des membres de la Chambres des Représentants et du Haut Conseil d'État ont oeuvré pour atténuer leurs divergences tandis que les groupes armés qui se combattaient, il y a encore quelques mois, ont accepté de s'asseoir autour d'une même table. C'est ainsi qu'a pu être actée une réconciliation entre les villes de Zintan et de Misrata dont les milices s'étaient combattues en 2014 et qui restaient des adversaires résolus en Tripolitaine 115 ( * ) , des dialogues entre groupes armés de l'Ouest et avec l'ANL au Caire, les ouvertures de certaines composantes de Misrata en direction des autorités de l'Est, la signature d'une charte de réconciliation par le Comité de réconciliation de Misrata qui va permettre le retour progressif des habitants de Tawergha 116 ( * ) .

Ce climat moins tendu et les perspectives d'un aboutissement du processus de réconciliation, si lointain soit-il, place les différents acteurs dans la situation de se projeter vers l'avenir et de préparer celui-ci. Ils entreront alors progressivement dans un processus de reconversion soit par intégration dans les forces armées ou de sécurité (les processus d'intégration en cours dans les différents camps sont naturellement contestables, ils peuvent être lus comme une anticipation et une couverture assurantielle pour l'avenir de ces combattants), soit un retour à la vie civile.

Ce climat a permis également au premier semestre la poursuite du processus de réconciliation et notamment le déroulement des rencontres dans le cadre la conférence nationale 117 ( * ) , l'élection en temps voulu du président du Haut Conseil d'État, et le déroulement dans plusieurs municipalités (notamment Zawiya) des élections municipales.

Il permet enfin le retour progressif des représentations diplomatiques dans leurs ambassades respectives, une meilleure efficacité du travail des agences des Nations unies notamment dans le domaine humanitaire et le retour des missions économiques étrangères.

2. La moindre prégnance des enjeux politiques globaux

L'intervention en Libye en 2011 a associé à côté des pays occidentaux un nombre important de partenaires pour lesquels l'évolution ou le changement de régime pouvaient présenter l'opportunité d'une influence plus grande. Il en va ainsi de la Turquie, pays membre de l'OTAN qui mit à disposition des forces navales et aériennes, du Qatar présent avec 6 Mirage 2000-5 et des Émirats arabes unis présents avec 6 Mirage 2000-9 et 6 F16-E.

Ces États, mais aussi l'Egypte, qui en 2013 changera d'orientation politique, et dans une moindre mesure l'Arabie saoudite (à travers les courants salafistes) ont continué à interférer de façon insistante dans le jeu politique libyen en fonction de leurs intérêts locaux, économiques ou idéologiques, accentuant, sur ce territoire, les conflits qui opposent dans toute la sphère arabo-musulmane, les tenants de l'islam politique inspiré par l'idéologie des Frères musulmans (Qatar, Turquie) aux tenants d'un islam indépendant de la sphère politique fut-il influent et d'une extrême rigueur religieuse et culturelle sur la société (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis).

Ces interférences se sont réduites en intensité et ont évolué dans leurs modalités depuis 2017 pour différentes raisons :

• la prise de contrôle de la Cyrénaïque par l'ANL a réduit pour l'Egypte la menace qui pesait sur sa frontière occidentale,

• la montée en puissance de la menace de Daech , qui constitue un ennemi commun à l'ensemble des acteurs,

• la priorité donnée à la résolution de questions plus stratégiques dans leur environnement immédiat par nombre de ces États,

o les Emirats arabes unis préoccupés par la montée en puissance de l'Iran et la guerre civile au Yémen,

o l'Arabie saoudite également mobilisée par ces deux préoccupations et son évolution politique interne depuis l'arrivée du prince Ben Salman,

o le Qatar en pleine tension avec ses voisins saoudiens et émiriens et soumis à un embargo,

o la Turquie préoccupée par les échéances et son intervention militaire en Syrie contre les forces kurdes de l'YPG,

• enfin, la prise de conscience progressive qu'aucun des deux pôles n'est en mesure d'asseoir une victoire totale sur ses adversaires, que la stabilité de la Libye passe par une réconciliation des forces en présence, que la solution négociée est désormais la voie à privilégier et que la communauté internationale doit faire preuve de cohérence et d'unité pour avancer sur cette voie.

Cette évolution peut être illustrée par le soutien apporté à l'Accord inter-libyen de Skhirat en 2016, à la feuille de route du Représentant spécial des Nations unies, Ghassan Salamé, depuis septembre 2017 par la présence des représentants de tous ces États, le 29 mai à Paris, pour recueillir l'adhésion des quatre autorités principales du jeu politique libyen au processus de réconciliation et à la fixation d'un calendrier pour l'organisation des élections d'ici la fin 2018, à la multiplication des contacts avec les représentants des adversaires du camp initialement soutenu et de l'organisation de rencontres entre représentants des camps adversaires sous les auspices des différents États.

3. Une situation migratoire qui s'améliore mais demeure fragile
a) Une nette baisse des flux depuis l'été 2017

L'ensemble des mesures prises par les pays européens en réponse à la crise migratoire, et particulièrement les initiatives de l'Italie au début de l'année 2017, se traduisent par une baisse significative des traversées sur la route de Méditerranée centrale à compter de l'été 2017.

Dès les six premiers mois de l'année 2017, les flux à destination de l'Italie enregistrent une diminution de 20 % par rapport à 2016. En juillet 2017, le nombre de passages ne représente plus que la moitié de celui enregistré un an auparavant . De juillet à décembre 2017, la baisse s'accélère (-70 %). Le nombre d'arrivées passe de 14 000 par mois en moyenne sur les six premiers mois de l'année (23 000 en mai et en juin) à 6 000 par mois sur les six derniers mois. Sur l'ensemble de l'année 2017, le nombre d'arrivées en Italie diminue de 34 % par rapport à 2016 (119 000 contre 181 000).

Cette tendance à la baisse se poursuit en 2018 . Entre janvier et fin mai 2018, le nombre de traversées de migrants enregistrées sur la route de Méditerranée centrale s'établit à 13 430, en diminution de 77,7 % par rapport à la même période de 2017 (60 228 traversées)

Nombre mensuel d'arrivées de migrants en Italie depuis la Libye

Source : ECFR, UNHCR

Cette baisse est le résultat de plusieurs facteurs.

En premier lieu figurent les mesures prises par l'Italie pour empêcher les départs . Si l'effet des négociations conduites avec certaines milices est discuté, certains observateurs estimant qu'elles n'ont produit qu'un déplacement des flux, c'est surtout l'implication de Rome dans la formation, l'équipement et l'assistance des gardes-côtes libyens ainsi que sa stratégie visant à éloigner le plus possible des côtes libyennes les navires européens, notamment ceux des ONG , qui se sont avérées efficaces.

Sur le fondement de l'accord passé avec les autorités libyennes, l'Italie ont patrouillé pendant des semaines à proximité des eaux territoriales libyennes et averti les gardes-côtes libyens de la nécessité d'intervenir, faisant en sorte que ceux-ci établissent progressivement leur propre zone de surveillance (depuis fin juin 2018, la Libye a officiellement son propre centre de coordination des opérations de sauvetage reconnu par l'organisation maritime internationale). On estime qu'ils récupèrent désormais plus de la moitié des migrants tentant la traversée.

Par ailleurs, dans le même temps, la coopération européenne avec les pays d'origine et de transit en amont de la Libye a commencé à porter ses fruits. C'est particulièrement vrai au Niger qui a accepté de jouer pleinement le jeu de la coopération avec l'UE.

L'implication du Niger dans la lutte contre le trafic de migrants

Faute d'effectifs suffisants dans la police et la gendarmerie, le Niger a confié en 2016 la lutte contre l'immigration irrégulière aux forces armées qui ont renforcé leur présence et les contrôles dans le nord du pays, sur l'axe Séguédine-Madama-Toummo. L'entrée en vigueur fin 2016 d'une loi de 2015 réprimant le trafic de migrants a permis l'arrestation et la poursuite de nombreux passeurs (268 en 2017).

La mission EUCAP SAHEL, qui apporte depuis 2015 une assistance dans la gestion des flux de migrants (formation, appui au dialogue local) et au sein de laquelle 93 experts, dont 59 français sont déployés, est désormais pleinement opérationnelle et a ouvert une antenne à Agadez.

L'OIM a également ouvert à Agadez un bureau d'information visant à sensibiliser les migrants aux dangers de la migration irrégulière et à leur présenter les possibilités de retour assisté. Elle a également installé six centres de transit destinés à héberger temporairement les migrants optant pour le retour. Le Niger est aussi engagé dans des coopérations bilatérales.

La France et l'Espagne apportent ainsi leur soutien en termes de coopération policière, notamment au travers d'une équipe conjointe d'investigation (ECI) créée en mars 2017 chargée de lutter contre l'immigration irrégulière, la fraude documentaire et la traite des êtres humains.

Enfin, il existe un projet de groupe d'action rapide de surveillance et d'intervention dans le cadre du G5 Sahel, qui serait piloté par l'Espagne et l'Italie avec l'appui de la France et dont l'une des missions serait la lutte contre le trafic d'êtres humains dans les zones frontalières.

Les crédits dont bénéficie le Niger au titre de la lutte contre les migrations irrégulières proviennent de l'Union européenne, à travers le Fonds européen de développement (623 M€ sur 2015-2021), le FFU (145 M€ sur 2017-2017), et de l'aide bilatérale (90 M€ sur 3 ans, dont 50 M€ alloués par l'Italie et 37 M€ alloués par la France).

Les résultats de cette politique volontariste sont au rendez-vous . Le nombre de migrants franchissant les frontières nord du Niger est passé de l'ordre de 25 000 par mois en 2016 (plus de 50 000 par mois entre avril et juillet) à 5 000 par mois en moyenne en 2017. Cette diminution est corroborée par la baisse de la part des migrants originaires d'Afrique de l'ouest dans l'ensemble des migrants arrivés ces derniers mois en Libye.

Nombre mensuel de migrants franchissant les frontières nord du Niger

Source : ECFR, OIM

Par ailleurs, la circulation de l'information sur les exactions subies par les migrants en Libye a sans doute eu un effet dissuasif sur les candidats potentiels. Le reportage de CNN de novembre 2017 montrant une vente de migrants comme esclaves a notamment eu un fort retentissement dans les pays d'origine.

Enfin, d'autres facteurs sur le terrain ont pu jouer, comme le déplacement de la ligne de démarcation entre le territoire contrôlé par le gouvernement d'entente nationale et celui de l'armée nationale libyenne, qui pourrait avoir contribué à désorganiser le trafic.

b) Une situation humanitaire des migrants dans le pays qui reste préoccupante

• Des migrants exposés à de graves atteintes humanitaires

Le nombre de migrants présents sur le territoire libyen serait compris entre 700 000 et 1 million , l'OIM en ayant recensé 662 000 en mars 2018. 91 % de ces migrants seraient des hommes et 90 % des adultes. 91 % auraient des motivations d'abord économiques.

Origines et nationalités des migrants en Libye

Selon l'OIM, parmi les 662 248 migrants dénombrés en Libye en mars 2018 :

- 65 % (430 371) sont originaires d'Afrique subsaharienne ;

- 30 % (188 258) sont originaires d'Afrique du Nord (y compris le Soudan) ;

- 7 % (43 112) viennent d'Asie (dont 24 334 du Bangladesh) ou du Moyen-Orient (dont 11 512 Syriens).

Les six nationalités les plus représentées parmi ces migrants sont les Nigériens (105 019), les Égyptiens (110 433) les Tchadiens (80 153), les Soudanais (64 219), les Ghanéens (62 422) et les Nigérians (59 024).

Tous ces migrants n'aspirent pas à venir en Europe. Selon l'OIM, seuls 100 000 à 150 000 d'entre eux seraient concernés.

La plupart sont en revanche confrontés à des conditions de vie précaires (difficultés économiques, hostilité de la population) et courent en permanence le risque d'être arrêtés ou capturés par des trafiquants et placés dans des centres de détention ou des prisons sauvages, où ils subissent les pires exactions.

Or, la diminution des départs depuis la Libye s'est accompagnée d'une forte augmentation du nombre de migrants placés en détention , notamment du fait de la hausse du nombre d'interceptions réalisées par les gardes-côtes, ainsi que d'un développement des pratiques visant extorquer les migrants (rançons, « vente » ou « location » à des employeurs en vue de travailler gratuitement, exploitation sexuelle...), sans doute en partie pour compenser le manque à gagner lié à la baisse du nombre de traversées. Le rapport provisoire du panel d'experts de l'ONU en date du 5 février 2018 fait ainsi état d'une hausse de la traite d'êtres humains et des violations des droits de l'homme à la fin de l'année 2017.

Ce constat est confirmé par le HCR qui relève que 92 % des personnes récemment arrivées en Italie ont été victimes de tortures en Libye et que la durée de détention et les sommes soutirées aux migrants avaient tendance à augmenter.

• Un timide début d'amélioration

L'action des agences onusiennes chargées de venir en aide aux réfugiés et aux migrants (HCR, OIM) est traditionnellement difficile en Libye , pays peu ouvert aux acteurs humanitaires et relativement méfiant à leur égard. Elle l'est devenue plus encore ces dernières années, en raison du contexte sécuritaire, de la fragmentation institutionnelle et de l'emprise des trafiquants. De fait, la plupart des acteurs humanitaires ont longtemps opéré depuis Tunis et n'ont effectué pendant des mois que des missions temporaires sur le territoire libyen.

Le soutien apporté par l'Union européenne ainsi que l'élan et la prise de conscience suscités par le sommet euro-africain d'Abidjan de novembre 2017 ont permis d'enclencher une évolution dans un sens positif . La task force UE-UA-ONU créée à la suite de ce sommet s'est rendue à plusieurs reprises à Tripoli pour dialoguer avec les autorités libyennes et explorer les voies d'une amélioration de la coopération.

Les conditions dans lesquelles l'OIM et le HCR peuvent prendre en charge et évacuer les migrants présents en Libye se sont récemment améliorées. En particulier, ces agences ont obtenu de pouvoir accéder à l'ensemble des centres de détention contrôlés par le gouvernement (une trentaine sur un total estimé à une soixantaine). L'enregistrement et la traçabilité des migrants ont également progressé.

Grâce au soutien européen, l'OIM a été en mesure de densifier ses programmes d'assistance aux retours volontaires , qui avaient déjà connu une accélération en 2017. À ce jour ce sont plus de 25 000 migrants qui ont pu être rapatriés dans ce cadre. Sensibilisés par l'actualité au sort dramatique de leurs ressortissants en Libye, les pays d'origine, traditionnellement rétifs aux opérations de retour, manifestent une certaine bonne volonté à l'égard de ces programmes.

Au 13 mai 2018, le HCR avait, quant à lui, procédé à l'évacuation de quelque 1 474 demandeurs d'asile - sur un total de 52 302 recensés - en grande partie vers le Niger (1 152) dans l'attente de leur réinstallation mais aussi directement vers l'Italie (312) et la Roumanie (10).

Par ailleurs, après des mois d'atermoiements de la part des autorités libyennes, le HCR a été autorisé à installer à Tripoli un centre ouvert accueillant 160 personnes et 1 000 à terme. Il s'agit d'une avancée considérable dans la mesure où, il y a encore peu de temps, les autorités s'interdisaient d'utiliser le mot de « réfugiés » et refusaient d'envisager l'implantation d'une telle structure sur le territoire libyen, craignant la pérennisation de la présence de réfugiés. Pays non signataire de la Convention de Genève, la Libye ne reconnaît qu'un nombre limité de nationalités 118 ( * ) susceptibles d'être protégées et refuse toujours d'octroyer un accord de siège au HCR.

Ces rapatriements et évacuations effectués par les agences onusiennes ont permis de ramener de 17 000 à l'automne 2017 à 5 000 fin janvier 2018 le nombre de migrants détenus dans les centres contrôlés par le GEN.

L'action du HCR et de l'OIM en Libye

Les deux organisations onusiennes dispensent une assistance médicale et distribuent une aide alimentaire et non alimentaire aux migrants dans la douzaine de points de débarquement situés en Tripolitaine , ainsi que dans les centres de détention officiels .

Elles procèdent à l'identification et à l'enregistrement des migrants relevant de leur compétence et organisent leur évacuation (rapatriement volontaire vers le pays d'origine ou, s'agissant des personnes en besoin de protection, vers un pays tiers dans l'attente d'une réinstallation). L'OIM fournit également une aide à la réintégration des migrants dans leurs pays d'origine.

• Des difficultés qui persistent

Selon le HCR, il restait, au 13 mai 2018, quelque 5 800 migrants dans les centres de détention sous le contrôle du gouvernemen t, parmi lesquels un peu plus de 3 300 réfugiés ou demandeurs d'asile (essentiellement érythréens et somaliens). Le nombre de migrants placés en détention aurait de nouveau augmenté ces dernières semaines, conséquence du nombre croissant d'interceptions réalisées par les gardes-côtes.

Les conditions matérielles et sanitaires dans ces centres restent sommaires . Si l'accès des agences onusiennes à ces centres représente un progrès, il ne garantit pas que les détenus bénéficient effectivement de l'aide apportée. Selon les ONG, celle-ci serait fréquemment confisquée après les visites de leurs représentants. Par ailleurs, le HCR et l'OIM n'ont pas accès aux centres de détention non officiels, dans lesquels la situation et les violences subies par les migrants seraient bien pires.

Les rapatriements de ressortissants vers leurs pays d'origine se heurtent à des difficultés liées aux procédures consulaires . L'absence d'ambassades des pays d'origine en Libye représente une difficulté d'ordre pratique et rend nécessaire l'envoi d'agents consulaires. À ce problème s'ajoute celui des délais de délivrance des visas de sortie.

La libération des migrants relevant de la protection internationale (asile) est, quant à elle, subordonnée à leur transfert dans un pays tiers , ce qui n'est pas sans poser de difficultés. Le risque est, en effet, de déstabiliser les pays de transit comme le Niger, dont les capacités d'accueil sont limitées, avec la charge des réfugiés. Cela implique que des places de réinstallations soient effectivement offertes par d'autres pays. Or, force est de constater le faible empressement manifesté par les pays occidentaux , notamment européens, à proposer des places de réinstallation, alors que le HCR a recensé un besoin portant sur 40 000 personnes dans l'ensemble des pays alimentant la route de Méditerranée centrale. Seules 10 000 offres de place sont intervenues, dont 3 800 environ pour la Libye et le Niger. La France s'est engagée à réaliser 3 000 réinstallations d'ici 2019 depuis le Niger et le Tchad.

c) Un contexte migratoire qui reste fragile

• En Libye même

Pour l'heure, la route de Méditerranée centrale semble fermée et les mesures prises depuis un an produisent un effet incontestable sur les flux au départ de la Libye.

Pour autant, le maintien de ces flux à bas niveau dépend de la bonne volonté des interlocuteurs libyens, officiels ou non . Or, ceux-ci jouent souvent un double jeu , se prêtant à la lutte contre les trafics tout en restant complices des trafiquants.

La question de la fiabilité des gardes-côtes reste posée . Si une partie d'entre eux sont réputés efficaces et bien formés, tel n'est pas le cas de tous , comme le montrent les accrochages qui se sont produits avec des navires d'ONG voire avec des bâtiments militaires de l'opération Sophia. En outre, une partie des gardes-côtes entretiendrait des liens étroits avec des réseaux de trafiquants , notamment du côté de la ville de Zawiya, et n'intercepteraient que les bateaux au passage desquels ils n'ont pas été financièrement intéressés.

Enfin, même lorsque les gardes-côtes s'acquittent rigoureusement de leur mission en interceptant les migrants et en les remettant aux centres de détention, l'efficacité de leur action peut être amoindrie par le fait que les gardiens de ces centres revendent les migrants à des trafiquants et réalimentent les filières .

Par ailleurs, on ne peut occulter la fragilité au plan juridique du compromis passé entre l'Italie et la Libye . En 2012, la Cour européenne des droits de l'homme avait considéré 119 ( * ) que l'accord de coopération - similaire à celui-ci - passé en 2008 par Rome avec Tripoli violait l'article 3 de la convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales et contrevenait au principe de non-refoulement , dans la mesure où les migrants interceptés en haute mer et renvoyés en Libye risquaient de subir des traitements inhumains et des atteintes graves à leurs droits fondamentaux. Une procédure de ce type, fondée sur le cas de migrants rescapés d'un naufrage en novembre 2017 et renvoyés en Libye après leur interception par des gardes-côtes libyens, est d'ores et déjà en cours à la CEDH.

• À l'échelle régionale

Si les migrants semblent se détourner de la route libyenne, d'autres routes pourraient bien prendre la relève.

C'est particulièrement le cas de la route de Méditerranée occidentale entre le Maroc et l'Espagne. Selon FRONTEX, le nombre de passages du Maroc et de l'Algérie vers l'Espagne ont été multipliés par 4 en 2017, passant de 6 000 à 23 000. Si ces passages ont concerné à 40 % des migrants maghrébins, plus de la moitié sont le fait de migrants subsahariens, dont la présence sur cette route démontre bien un report. Sur les six premiers mois de l'année 2018, le nombre de traversées sur cette route a continué à augmenter (13 442, soit +63,5 % par rapport à la même période de 2017).

En outre, les observations les plus récentes font état d'une recrudescence des passages entre la Tunisie et l'Italie . En ce début d'été, ceux-ci représenteraient 20 à 25 % de l'ensemble des traversées sur la route de Méditerranée centrale et concerneraient, pour les deux-tiers, des Africains de l'ouest.

La fermeture des routes migratoires en amont de la Libye reste relative . Malgré les mesures prises ces derniers mois et le volontarisme affiché, le Niger demeure une zone de fragilité , compte tenu de ses vastes espaces désertiques et ses frontières poreuses. Des routes secondaires, plus dangereuses, pourraient être utilisées par les trafiquants et continuer à nourrir les flux en Libye, même à une échelle réduite. Par ailleurs, les militaires nigériens ne possèdent pas l'ensemble des compétences requises pour assurer le contrôle des flux migratoires. C'est notamment le cas pour les missions de police judiciaire, de sorte que les procédures d'arrestation sont mal respectées et peuvent aboutir à ce que des transporteurs arrêtés soient relâchés.

Enfin, il faut avoir conscience que la pression migratoire en provenance de l'Afrique risque de se maintenir dans les années à venir : la croissance démographique (la population africaine devrait doubler d'ici 2050), les difficultés socio-économiques (notamment au Maghreb), les conflits régionaux (au Nigéria, au Mali, autour du lac Tchad) et les mouvements de réfugiés qu'ils provoquent, les changements climatiques et l'insécurité alimentaire qui en résulte, ainsi que la globalisation de l'information et des mobilités continueront à alimenter la migration.

4. De possibles marges de manoeuvre sur le plan économique
a) La croissance de la production et la hausse des prix du pétrole

Depuis 2011, la situation sécuritaire perturbe considérablement l'activité du secteur, entrainant de fortes variations de la production : affrontements entre les différentes factions dans les zones de production, de transit et d'exportation, blocages de la production par les milices, offensives de Daech sur les installations, dégradation des infrastructures faute d'investissements. D'une production annuelle de 1,6 M de barils par jour (b/j) entre 2005 et 2010, celle-ci s'est réduite de moitié à 0,8 M b/j en moyenne entre 2011 et 2016, avec des niveaux très fluctuants, au gré des accalmies et des regains de tensions.

Source : NOC

La prise du croissant pétrolier par le maréchal Haftar en septembre 2016, et sa décision d'en confier l'exploitation à la NOC de Tripoli, ont permis une reprise graduelle de la production pétrolière. Pour la première fois depuis quatre ans, la production pétrolière libyenne a dépassé la barre symbolique du million de barils par jour (b/j), soit près de cinq fois le niveau atteint en 2014 puis en 2016. Ce rebond a été permis par une stabilisation relative de la situation sécuritaire dans le pays, notamment dans le croissant pétrolier, permettant depuis fin 2016 la réouverture de champs ( Sharara notamment dans le Sud ) et de terminaux stratégiques.

Source : Total

Les objectifs de la NOC sont d'augmenter la production à 1,5 million b/j fin 2018. Cet objectif a cependant peu de chances d'être atteint cette année du fait :

• de la fragilité de la situation sécuritaire : les fermetures répétitives de champs pétroliers ont montré des épisodes de forte détérioration de la production, notamment en mars 2017 puis en septembre 2017, causés par des troubles sécuritaires. La National Oil corporation (NOC) doit désormais composer avec différents blocages de sites et tentatives d'expropriation, ainsi qu'avec de multiples revendications financières locales qui ne se limitent pas aux employés mais s'inscrivent dans un cadre global de frustration et de détérioration des conditions sur place. Les négociations visant à mettre fin à ces blocages sont souvent longues et coûteuses, les motivations derrière ces troubles étant souvent difficiles à appréhender.

La sécurité toute relative des installations pétrolières .

La sécurité des infrastructures pétrolières est fragile. En décembre dernier, un pipeline de Waha a été saboté par un groupe terroriste, réduisant la production de 100 kb/j pendant 5 jours. Mais les causes de coupures peuvent varier entre les revendications des groupes armés qui gardent installations, des communautés vivant à proximité, ou des groupes terroristes. Le pipeline Sharara-Zawiya a été coupé 7 fois au cours de l'année 2017. Actuellement le champ d'El Feel est fermé à cause des revendications des « gardes des installations pétrolières ».

Le président de la NOC est très critique à l'égard de cette organisation chargée de garder les installations. Ce sont en général des milices locales. Hormis le fait qu'ils soient environ 25 000 à être payés et alors que seulement 10% d'entre eux sont sur le terrain, il a souvent accusé les gardes d'extorsion et de banditisme et s'insurge également contre le gouvernement qui ne paye pas leurs salaires de façon régulière.

La prise du Croissant pétrolier par l'ANL en septembre 2016 est probablement un facteur de stabilisation sous réserve de compenser une partie des revenus des tribus locales qui se sont vu retirer la garde des installations. La récurrence des attaques par les Brigades de défense de Benghazi, un groupe islamiste chassé de cette ville en mai 2017, puis l'attaque massive par une alliance regroupant ces brigades, mais également les anciens « gardes des installations pétrolières » de Ibrahim Jadhran, appuyés par les mercenaires tchadiens, s'est traduite par la destruction de plusieurs réserves de stockages à Ras Lanouf et El Sidra et la fermeture des sites d'exploitation, entraînant pour la NOC une perte importante puisque la production a été réduite de 1 Mb/j à 450 000 en 1 semaine.

Le soutien aux communautés locales n'était pas la règle sous le régime de Kadhafi. Il s'agit donc d'une discipline nouvelle à laquelle les compagnies étrangères peuvent apporter leur savoir-faire 120 ( * ) .

• de l'importance des investissements à effectuer pour réparer certaines installations à l'arrêt et pour assurer la maintenance de celles en fonctionnement. De manière générale, le secteur pétrolier fait face à une forte détérioration de ses infrastructures, déjà vieillissantes avant la révolution , et largement endommagées suite aux affrontements répétitifs et aux multiples fermetures de site observées depuis 2011 . Alors que les infrastructures souffrent d'un manque d'investissements majeur, la NOC se plaint régulièrement de l'insuffisance des dépenses publiques d'investissement allouées par les autorités 121 ( * ) ;

• du manque d'appétence des contracteurs pétroliers étrangers pour travailler en Libye . La situation sécuritaire a également limité les explorations de nouveaux gisements. Cette activité est atone depuis la révolution de 2011.

Considérant ces différents éléments, la Libye ne semble pas être en capacité de retrouver dans les prochains mois son niveau de production d'avant la révolution (environ 1,6 M b/j).

Les perspectives de croissance de la production sont freinées par l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), soucieuse de limiter l'offre mondiale de pétrole. Celle-ci accuse le pays de contribuer à la baisse des cours internationaux du baril, en raison de la croissance de sa production (alors qu'il a longtemps été exempté de quotas de production). Un accord a finalement pu être conclu fin novembre 2017, permettant à la Libye de maintenir son niveau de production autour d'1 M de b/j jusqu'à la fin de l'année 2018, mais cette situation demeure précaire 122 ( * ) .

La Libye exporte la majeure partie de son pétrole brut aux pays européens et à l'Italie en premier lieu.

La production de gaz a été de 60 Mm3/j en 2017, stable par rapport à 2016. Les trois quarts de cette production proviennent des actifs opérés par Melittah (NOC-ENI). Les volumes exportés via le gazoduc vers l'Italie Green Stream ont été de de 11 Mm3/j en 2017 contre 12 Mm3/j en 2016.

b) Un effort de maîtrise des dépenses restent cependant indispensables au redressement de l'économie

Compte tenu de l'importance de la rente pétrolière pour l'économie libyenne (entre 60 % et 70 % du PIB et près de 95 % de la valeur des exportations du pays), la remise en marche complète et pérenne du secteur doit être une priorité du Gouvernement d'entente nationale. En effet, il s'agit de l'unique moyen, à court terme et tant que la Libye ne sera pas en mesure de proposer un nouveau modèle de croissance, de limiter le déficit budgétaire annuel et la baisse des réserves en devise de la Banque centrale. Le budget prévisionnel pour l'année 2018 est basé sur l'hypothèse optimiste d'une production comprise entre 1,3 et 1,5 M barils par jour.

Grâce au fort rebond de la production en 2017, amplifié par l'augmentation des prix pétrole sur le marché international (Brent 54 USD/b contre 44 USD/b en 2016], les revenus pétroliers ont fortement augmenté en 2017 à 14 Milliards USD contre 4,8 milliards USD 2016. La Libye pourrait disposer désormais de nouvelles marges de manoeuvre économiques . Le déficit courant est de nouveau positif depuis 2017, grâce à la reprise des exportations (+63%) 123 ( * ) permettant aux réserves en devise de se reconstituer, mais le déficit public se rétracte difficilement et stagne à 26% du PIB en 2017.

En effet, ces revenus n'ont pas été suffisants pour équilibrer le budget de l'État, dont les financements courants représentent 21 milliards USD. Selon la Banque mondiale, malgré des revenus à la hausse en provenance des hydrocarbures, l'état des finances publiques demeure dégradé. Les revenus budgétaires ont triplé en 2017, mais restent insuffisant pour couvrir l'ensemble des dépenses publiques, qui ne cessent d'augmenter avec les embauches et les hauts salaires.

Les marges de manoeuvre concernant les dépenses restent limitées . Leur niveau est difficilement compressible en raison de leur nature et de leur sensibilité. 60 % du budget est alloué aux « salaires » des agents du secteur public qui représentent 75 % de la population active et 9 % au subventionnement des prix de certains produits de première nécessité dont les carburants. La seule variable d'ajustement est l'investissement public alors même que le pays fait face à un besoin évident d'investissement suite à la forte dégradation des infrastructures et de la qualité des services publics (santé et énergie en particulier).

L'effort mené par la banque centrale pour réduire les dépenses 124 ( * ) a commencé à porter ses fruits avec un niveau de dépenses ramené à 80% du PIB en 2017 contre 135% en 2016, mais le niveau reste trop élevé.

Source : Banque centrale de Libye

En outre, les autorités libyennes (Gouvernement et Banque centrale) peinent toujours à s'accorder sur le cadre budgétaire. Il a fallu quatre mois après le début du nouvel exercice budgétaire pour définir le cadre budgétaire pour 2018 avec une augmentation de l'enveloppe totale des prévisions de dépenses (42,5 milliards de dinars libyens, soit environ 31,8 milliards de dollars, contre 37,5 milliards, soit environ 28 milliards de dollars, dans le projet de budget pour 2017), ce qui amènerait le déficit budgétaire de plus de 10 milliards de dinars libyens (environ 7,5 milliards de dollars) et conduira la Banque centrale à opérer une nouvelle fois des retraits sur ses réserves. Des mécanismes de contrôle renforcé ont été décidés, mais au vu du dernier rapport du Bureau d'audit national, l'effort à produire en ce domaine reste immense et soumis à des pressions politiques importantes 125 ( * ) .

Après un fort rattrapage en 2017 (+50 %), les perspectives de croissance sont positives pour 2018 (15 % selon les prévisions de la Banque mondiale et 7,6 % pour la période 2019-2020).

c) Une nécessaire remise en ordre institutionnelle

La fragmentation des institutions entre l'Est et l'Ouest, moins flagrante en matière financière qu'en matière politique, pénalise néanmoins la gouvernance de l'économie libyenne.

À la suite du conflit qui a éclaté à l'issue des élections législatives de juin 2014, la plupart des institutions économiques libyennes qui contrôlent et gèrent la rente pétrolière ont été scindées en deux.

La Libye possède une banque centrale historique à Tripoli mais subit la concurrence grandissante de sa succursale d'à Al Beida, à l'Est. En décembre 2017, la Chambre des représentants a nommé un nouveau gouverneur, Mohamed Shukri, en remplacement de Saddik al Kebir dont le mandat a officiellement expiré en septembre 2016. Cependant, cette décision ayant été remise en cause par le Haut Conseil d'État (institution issue de l'accord de Skhirat), M. al Kebir continue, de facto à présider aux destinées de l'institution.

L'unification de la Banque centrale, de même que la délimitation de ses prérogatives (notamment par rapport au Conseil présidentiel et au Gouvernement d'entente nationale) sont des priorités de la communauté internationale.

Ces divisions posent un problème de pilotage de la politique économique et de conception et de mise en oeuvre des réformes, avec un impact direct sur les conditions de vie de la population libyenne.

La direction et la gouvernance de la LIA, dont les actifs s'élèvent à 66 Mds $ (85 % de ces actifs sont gelés au niveau international), sont au coeur des divergences entre les gouvernements de l'Est et de l'Ouest. Sa présidence est actuellement revendiquée par deux organes, l'une basée à Tripoli et soutenue par le Conseil présidentiel, l'autre à Malte soutenue par le Parlement de Tobrouk. Cette instabilité nuit fortement à la capacité d'action du fonds.

Comme les autres institutions financières, la NOC fait face à une crise institutionnelle importante , le gouvernement de Tobrouk ayant créé sa propre entité. Toutefois, M. Sanalla, le Président de la NOC Ouest basé à Tripoli a réussi à s'imposer comme l'interlocuteur unique pour le secteur pétrolier libyen. Ce dernier entretient de bonnes relations avec les principales compagnies étrangères opérant en Libye. Toutefois, cette situation est actuellement remise en cause par l'annonce faite le 25 juin dernier par le maréchal Haftar selon laquelle « toutes les installations pétrolières sécurisées par l'ANL sont remises à la NOC issue du gouvernement provisoire (de l'Est) et présidée par Faraj al-Hassi ».

Cette situation de fragmentation des institutions économiques n'est pas tenable et contribue au règlement de l'économie libyenne. L'accord de Paris du 29 mai 2018 fixe d'ailleurs la réunification des institutions financières comme un objectif à atteindre 126 ( * ) .

Dans une perspective de long terme, le retour des investisseurs étrangers semble indispensable pour développer un secteur privé aujourd'hui inexistant et favoriser ainsi la création d'emplois , indépendamment de la reprise du secteur pétrolier. Pour cela, au-delà de la stabilisation de la situation sécuritaire et de l'amélioration du climat des affaires, les autorités et les bailleurs de fonds internationaux devront s'attacher à travailler à la diversification de l'économie, à la modernisation des infrastructures et à l'établissement d'un système de financement de l'économie adéquat, afin de générer une croissance inclusive et durable.

d) La réallocation des ressources reste un enjeu déterminant et constamment remis en question

Si au même titre que les autres institutions financières libyennes, la National Oil Corporation fait face à une crise institutionnelle importante, elle a réussi à s'affirmer comme le garant de la stabilité du secteur et doit désormais favoriser l'arrivée de nouveaux opérateurs internationaux dans le pays 127 ( * ) , tout en assurant la continuité de la production malgré les menaces sécuritaires.

Le gouvernement de l'Est a essayé de mettre en place une structure parallèle dite « NOC de l'Est » pour exploiter le pétrole de Cyrénaïque. Cette entité qui n'a jamais été reconnue par la communauté internationale ni par les acteurs pétroliers, dont les contrats sont avec la NOC de Tripoli, n'existe que sur le papier.

De son côté, le Premier ministre du Gouvernement d'entente nationale, M. el-Serraj a tenté de prendre le contrôle de la NOC en mars 2017 en publiant le décret 270, qui limite les prérogatives de son président. M. Sanalla a immédiatement contesté la légitimité de ce décret auprès de la Cour d'Appel de Benghazi, avec succès.

En octobre 2017, plusieurs institutions libyennes, internationales et entreprises multinationales se sont accordées pour clarifier le cadre légal et juridique du secteur des hydrocarbures en Libye. Cet accord confère à la NOC et à ses filiales le monopole de l'exploration de la production et de l'exportation d'hydrocarbures, et sanctuarise le fait que tous les revenus de la NOC doivent être transférés à la Banque centrale.

Pour autant, l'annonce faite par le maréchal Haftar, le 25 juin au lendemain de la reprise du Croissant pétrolier, de confier la gestion des installations pétrolières à la Compagnie du pétrole du gouvernement parallèle basée à l'Est remet en question cet équilibre. Cette décision a été condamnée aussi bien par la direction de la National Oil Company et le Gouvernement d'entente nationale, que par la communauté internationale. La NOC a ainsi annoncé que les ports de Zouetenia et d'al-Hariga étaient déclarés « en état de force majeure » ce qui entraîne l'arrêt des exportations, après l'arrêt de ceux de Ras-Lanouf et al-Sedra la 14 juin au moment de leur attaque par les forces d'Ibrahim Jadhran. Les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l'Italie par un communiqué commun 128 ( * ) , comme les Nations unies et l'Union européenne, ont confirmé « les droits exclusifs » de la NOC à exporter le pétrole sous la supervision du Gouvernement d'entente nationale.

Ce blocage aboutit à une perte de production de 850 000b/j sur un total de plus de 1 million et à plus de 20 millions de m3 de gaz naturel sans compter d'autres produits dérivées, soit un manque à gagner de 67,4 millions de $.

La position ferme de la communauté internationale mais aussi les faibles capacités de la Compagnie du pétrole de l'Est tant sur le plan techniques que commerciales, ne devraient pas permettre d'écouler une part significative de la production.

La décision du maréchal Haftar semblerait plutôt répondre à deux objectifs :

• a minima, constituer un gage dans les négociations en vue de la réunification des grandes institutions nationales dont la NOC et la Banque centrale, le remplacement du gouverneur actuel de la Banque centrale dont le mandat a été prolongé de fait, étant un des éléments de la solution, ou d'une répartition plus favorable des revenus du pétrole ;

• plus fondamentalement, affaiblir financièrement des Gouvernement d'entente nationale et porter atteinte à son crédit en réduisant significativement ses capacités de redistribution alors même que la population souffre de la crise.

Quelles que soient leurs motivations profondes, tactiques ou stratégiques, ces querelles éloignent un peu plus les camps rivaux des engagements du 29 mai à paris sur des élections en décembre et la réunification des institutions.

5. La pression populaire

Après 7 ans de conflits et d'insécurité économique croissante (chômage, inflation, perte de pouvoir d'achat, crise de liquidités et la dégradation sensible des conditions de vie et de délivrance des services publics notamment dans le domaine de la santé), la population exprime de plus en plus sa lassitude et son souhait de sortir de cette transition qui n'a que trop durer. Elle envoie depuis plusieurs mois des signaux qui montrent clairement ce besoin de changement.

a) La dégradation des conditions de vie

Suite à la forte dégradation de la production pétrolière depuis 2011 et à la dégradation de son économie - la Libye a connu cinq années de récession au cours des sept dernières années (voir supra p. 36) . Le chômage affecte 30 % de la population active (45 % chez les jeunes). Le pays fait également face à un niveau d'inflation extrêmement élevé (environ 30 % en moyenne sur les trois dernières années), en lien avec les difficultés d'approvisionnement et les pénuries observées pour de nombreux produits. Les ménages se sont endettés 129 ( * ) et le pays subit une crise des liquidités 130 ( * ) exacerbée par le manque de confiance dans l'économie et par le développement de tous les types d'économie parallèle - trafics en tout genre, fraudes, corruption.

Selon le dernier rapport du Secrétaire général des Nations unies sur la Libye 131 ( * ) , « pour surmonter la crise de liquidités, les Libyens ont adopté des stratégies de survie, consistant notamment à revendre leurs bijoux, à puiser dans leurs économies ou à recourir aux réseaux d'entraide 132 ( * ) . Ils ont cependant toujours du mal à gérer et entretenir de petites et moyennes entreprises, et ce, surtout parce que leur faible pouvoir d'achat ne leur permet pas de supporter les coûts de production élevés ».

Cette situation génère une fracture économique au sein de la population libyenne accentuée par le dysfonctionnement et la dégradation des services publics (coupures d'eau et d'électricité voire du téléphone et d'internet, rationnement de la distribution de carburant, état déplorable des hôpitaux et des services de santé, fermeture de départements universitaires....). Cette absence de perspectives économiques est la cause de manifestations populaires pour demander le changement, de la stabilité et de la sécurité.

Le peuple libyen est éreinté par la détérioration de ses conditions de vie et ne comprend pas pourquoi il devient pauvre alors que le pays est riche de ses ressources naturelles. L'impression gagne que c'est l'économie de prédation que dénonce régulièrement le RSSGNU qui alimente cette crise.

Sans redressement économique et amélioration de la gouvernance, le pays va s'enfoncer dans une crise humanitaire grave . D'ores et déjà les Nations unies estiment à un million le nombre de Libyens relevant du programme d'aide humanitaire (dont 300 000 déplacés).

Cette situation crée un trouble au sein de la population qui est en attente d'un changement profond.

b) Les signaux donnés par la population dans le cadre du processus conduit par les Nations unies
(1) La mise en oeuvre de la conférence nationale

La démarche du RSSGNU Ghassan Salamé a tenu compte des insuffisances observées à l'occasion des travaux de ses prédécesseurs MM. Bernardino Leon et Martin Kobler.

L'incapacité à progresser depuis la conclusion de l'Accord inter-libyen de décembre 2015 et la difficulté à en mettre en oeuvre les dispositions révélaient les limites d'une démarche n'incluant que les acteurs politiques, lesquels avaient un intérêt manifeste à la perpétuation du statu quo.

Il fallait donc dépasser ce cercle restreint et impliquer plus largement les Libyens à travers des rencontres , un nombre d'acteurs plus nombreux, ce à quoi s'est attelé avec opiniâtreté le RSSGNU mais aussi des forums où les acteurs de différentes tendances pouvaient échanger comme cela a été le cas avec la rencontre organisée, du 6 au 8 décembre 2017 à Hammamet, entre les maires qui, élus (à l'ouest) ou nommés (à l'est) pouvaient se retrouver autour de thématiques concrètes liées à la délivrance de services à la population, entre responsables des milices armées....

Ces rencontres s'inscrivaient dans la préparation de la Conférence nationale , élément important de la feuille de route présentée en septembre dernier par le RSSGNU. Ainsi que l'exposait le RSSGNU devant le Conseil de sécurité le 21 mai dernier, le processus lancé en avril par la conférence nationale, avec l'appui d'une ONG suisse, le Centre pour le dialogue humanitaire a pour objet de permettre aux citoyens de faire part d'ici à la fin juin, de leur vision pour le pays et des principes à adopter pour sortir de la crise actuelle. « Des Libyens de tous bords ont participé à cette conversation politique « avec un enthousiasme qui n'aurait pu être prédit ». Parmi les points de consensus qui se sont dégagés de ce processus consultatif, il a notamment cité la nécessité de décentraliser l'État afin de bâtir une nation unie et souveraine, l'urgence de veiller à une distribution plus équitable des ressources publiques, la création d'institutions de l'État unifiées et transparentes, dirigées par des personnes choisies « sur la base de leurs compétences, et non pas de leur identité », ainsi que le besoin de disposer d'une armée professionnelle, ainsi que d'un système sécuritaire cohérent et libre de toute interférence politique, et de tenir des élections capables d'unifier le pays 133 ( * ) ». 42 réunions se sont déroulées dans 27 localités depuis le mois d'avril. Lorsque ces réunions seront achevées à la fin du mois de juin, les conclusions seront partagées los d'un évènement spécial en Libye et devant le CSNU.

(2) L'inscription sur les listes électorales

Dans la perspective des élections municipales et nationales inscrites sur la feuille de route du RSSGNU, il a été procédé à une campagne d'inscription sur les listes électorales par la Haute Commission nationale électorale avec l'appui de la Mission des Nations unies en Libye (MANUL). La procédure a été originale par le fait que l'enregistrement a été effectué de façon centralisée par des moyens modernes de télécommunications, de façon à assurer une sécurisation des inscriptions dans un pays encore instable et à éviter les pressions et les fraudes 134 ( * ) .

Ce processus s'est achevé le 12 mars. D'après les statistiques recueillies par la Haute Commission nationale électorale (HCNE) : 2,5 millions d'électeurs se sont inscrits, soit 56 % du corps électoral potentiel contre 1,4 million en 2014 mais qui reste en deçà des 2,8 millions d'électeurs enregistrés en 2012. Près de la moitié des inscrits (44 %) sont des femmes et la mobilisation a été forte chez les moins de 30 ans. Cette campagne a été considérée comme un succès par les organisateurs et observateurs. Elle témoigne de l'intérêt du peuple pour le déroulement prochain d'élections.

Il est prévu aux termes de l'accord du 29 mai à Paris d'ouvrir un nouveau cycle d'inscriptions. Il importe pour cela de remettre en fonction rapidement le siège de la Haute Commission nationale électorale, qui a été la cible d'un attentat meurtrier et destructeur de Daech le 2 mai dernier, ce qui a contrario montre l'enjeu des prochaines échéances et crédibilise l'intérêt de cette démarche démocratique pour contrecarrer les visées de ce groupe et réduire son influence.

Le succès de la campagne d'enregistrement est un témoin de la fatigue des populations, qui veulent sortir du statu quo et changer la donne politique par les urnes. Sans aller jusqu'à parler d'appel démocratique dans un pays où la culture politique reste encore bien balbutiante, ce succès a créé un appel d'air salutaire pour faire bouger les lignes, si toutefois des conditions minimales sont réunies.

(3) La bonne participation aux premières élections municipales

Des élections municipales doivent se dérouler dans plusieurs villes. La première s'est déroulée sans incident marquant à Zawiya (4 e ville du pays) située à l'Ouest de Tripoli avec un taux de participation de 62 % de la population, ce qui est un résultat important pour un scrutin municipal et encourageant car il témoigne des attentes de la population même si cette impression devra être confirmée.

L'ensemble de ces signaux devraient faire prendre conscience aux dirigeants qui défendent le statu quo et les privilèges qu'ils ont acquis pendant ces années troubles de transition que cette situation n'est pas tenable dans la durée et qu'il est temps d'évoluer sauf à conduire le pays dans une situation plus chaotique qui pourra déboucher sur le retour des kadhafistes ou fera le terreau des mouvements islamistes les plus radicaux.

C'est aussi le message que doit faire passer la communauté internationale en s'exprimant d'une seule voix afin de mettre en cohérence les aspirations du peuple et celles de la communauté internationale vers plus de stabilité.

Après sept années de conflits, l'aspiration à la sortie de la transition chaotique que connaît le pays est appelée par les Libyens, mais un sentiment de lassitude prédomine néanmoins. Cette aspiration doit trouver des réponses car la lassitude peut vite devenir l'antichambre de la désespérance.


* 115 Grâce à la médiation de la communauté Sant'Egidio.

* 116 Tawergha est une localité, dont les habitants majoritairement restés fidèles à Kadhafi, étaient empêchés de se réinstaller dans leur ville, malgré un accord du Conseil présidentiel de juin 2017. La Libye compte 300 000 déplacés.

* 117 43 manifestations de la conférence nationale ont eu lieu dans 27 localités en avril et en mai 2018 sans qu'aucun incident de sécurité ne soit enregistré, y compris à Sheba pourtant en guerre. L'objectif est d'atteindre 40 localités.

* 118 Irakiens, Syriens, Palestiniens, Somaliens, Soudanais, Erythréens, Ethiopiens et depuis peu, Yéménites et Sud Soudanais.

* 119 CEDH, Hirsi Jamaa et autres c.Italie, 23 février 2012, 27765/09

* 120

Total a ainsi organisé un séminaire avec la NOC décembre 2017 pour présenter son expérience dans d'autres pays ainsi que les principes méthodologiques et éthiques qui sous-tendent ses actions. En 2017, les partenaires du champ de Sharara, dont Total, ont financé un programme de 10 M $ mis en oeuvre par le PNUD en faveur des communautés locales. Ce programme a vocation à être reconduit chaque année.

* 121 En 2017, la NOC a élaboré un plan pour élever la production à 2,2 M bpj en 2023 ce qui nécessiteraient environ 18 Mds$ d'investissement.

* 122 Suite à la dernière réunion des pays membres de l'OPEP le 30 novembre 2017, la Libye, qui est avec le Nigéria le seul pays du cartel exempté de quotas de production, s'est engagée à ne pas dépasser un volume annuel pour 2018 correspondant à 1,2 M b/j. Ce niveau de production correspond toutefois au niveau optimal que la Libye pourrait atteindre sur une année et ne doit donc pas être, dans les faits, interprété comme une limitation de sa production.

* 123 Les importations, qui ont fortement chutées depuis 2013 (-320% en moyenne par an) dans un contexte de baisse du pouvoir d'achat, de limitation des importations et de restrictions de change imposées par la banque centrale, devraient stagner en 2017.

* 124 Création d'un système d'identifiant unique, contrôles plus stricts dans le versement des salaires et dans la chaine d'approvisionnement des produits subventionnés.

* 125 Rapport présenté le 23 mai 2018. Il relève des irrégularités nombreuses dans le financement des activités du conseil présidentiel et dans la prise en charge de certaines dépenses de membres de la Chambre des députés par celui-ci. Des enquêtes judiciaires ont été ouvertes.

* 126 « VI. Engagement d'améliorer le climat en vue des élections nationales par tous les moyens possibles, notamment en transférant le siège de la Chambre des députés conformément à la Déclaration constitutionnelle, et en oeuvrant à mettre un terme au dédoublement des institutions et structures gouvernementales à terme, et encourager la Chambre des députés et le HCE, à s'employer immédiatement à unifier la Banque centrale de Libye et d'autres institutions. » http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-politique-sur-la-libye/

* 127 L'année 2017 a permis aux grandes entreprises pétrolières internationales de commencer à envisager leur retour. Avec en tête ENI, Total et Schlumberger et depuis peu le russe Rosneft avec laquelle la NOC a confirmé avoir signé un accord de coopération pour des investissements.

* 128 "Les installations, la production et les revenus pétroliers de la Liby appartiennent au peuple libyen « (...). "Ces ressources vitales pour la Libye doivent rester sous le contrôle exclusif de la Compagnie nationale de pétrole, légitimement reconnue, et sous la seule supervision du gouvernement d'union nationale, comme énoncé dans les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU".

* 129 La dette des ménages a atteint 59 Mds LYD en septembre 2017 contre 1Md en 2010

* 130 Il faut parfois faire des heures de queue aux guichets des banques pour retirer 25 $ sur son salaire mensuel.

* 131 Nations unies Conseil de Sécurité S 2018/429 http://undocs.org/fr/S/2018/429

* 132 Notamment les solidarités tribales ou religieuses.

* 133 http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/PV.8263

* 134 La HCNE et la MANUL sont surpris de l'engouement général suscité par cette campagne d'enregistrement. La simplicité de la procédure (un SMS avec le numéro d'identité nationale suffit) pourrait favoriser l'adhésion, outre les raisons invoquées plus haut. Le nombre d'incidents signalés est à ce stade très limité : moins de 2 500 cas de « doublons » ont été identifiés et traités rapidement par la HCNE.

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